Lettre 779, 1680 (Sévigné)
1680
779. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Je reçus hier une lettre de recommandation que vous m’écrivîtes le jour de la Toussaint. Ce Monsieur m’a dit que vous jouiez quelquefois aux échecs : je suis folle de ce jeu[1], et je donnerois bien de l’argent pour le savoir seulement comme mon fils et comme vous ; c’est le plus beau jeu et le plus raisonnable de tous les jeux ; le hasard n’y a point de part ; on se blâme et l’on se remercie, on a son bonheur dans sa tête. Corbinelli me veut persuader que j’y jouerai ; il trouve que j’ai de petites pensées ; mais je 1680 ne vois point de trois ou quatre coups ce qui arrivera. Je lui disois tantôt :
Je vous assure que je serai bien honteuse et bien humiliée, si je n’arrive au moins à un certain point de médiocrité. Tout le monde y jouoit à Pompone, le dernier malheureux voyage que j’y fus[3], les hommes, les femmes, les petits garçons ; et cependant[4] que le maître du logis gagnoit M. de Chaulnes, on lui donnoit un étrange mat à Saint-Germain. Mme de Vins a été ici une partie de l’après-dînée ; elle y a reçu sa lettre, qui étoit dans mon paquet[5] ; nous avons bien causé de tous ces malheurs[6]. La dernière affaire du courrier n’est pas excusable[7], et ce fut un assoupissement qui n’étoit pas naturel. Je vous assure que ces sortes de douleurs se retracent[8] bien aisément, quand on se laisse la liberté d’y penser et d’en parler sans contrainte[9]. Elle a été à 1680 Saint-Germain : bon Dieu, quelle différence ! on lui a fait assez de compliments ; mais c’étoit son pays, et elle n’y a plus ni feu, ni lieu ; j’ai senti ce qu’elle a souffert dans ce voyage.
M. de Pompone aura bientôt l’honneur de voir Sa Majesté. Quel embarras pour tous les deux ! Que dire dans une telle occasion ? Le malheur de cette maison m’y attache. Il me paroît aussi que vous les aimez mieux. Votre politique est toute employée à votre beau procédé contre nos pauvres frères[10]. Ah ! si vous saviez quelle visite j’ai faite depuis peu, vous vous trouveriez obligée pour la réparer, non-seulement de faire étudier votre fils aux Jésuites, mais de le faire jésuite.
Notre marquise d’Huxelles est à Charenton, chez Mme du Plessis-Bellière[11], en attendant qu’on lui ajuste sa nouvelle maison. La Garde y a passé deux jours avec elle à tourner toutes les affaires du monde. J’y allai dîner samedi, et les amenai ici ; elle me pria de vous faire mille et mille amitiés.
Nous fûmes tout ce que vous connoissez de femmes au service de cette pauvre Bertillac, lundi dernier[12]. Il est très-vrai que c’est Caderousse qui l’a tuée : elle étoit dans un certain temps, quand elle fut saisie de son infâme procédé, et en fut[13] frappée à mort comme d’un coup de poignard. Il est à la campagne. Pour moi, je trouve 1680 que c’est comme Cessac, lui pour un meurtre[14], l’autre pour un sortilège : enfin c’est l’étoile des crimes qui règne ; les plus habiles sont ceux qui vont un peu à la campagne[15].
On recommencera à travailler à cette chambre[16] plus tôt qu’on ne pensoit : on dit qu’on a[17] bien des confrontations à faire. Il nous faut quelque chose de nouveau pour nous réveiller ; on s’endort ; et le grand bruit est cessé jusqu’à la première occasion. On ne dit plus rien de M. de Luxembourg : vraiment j’admire[18] comme les choses passent ; c’est bien un vrai fleuve qui emporte tout avec soi. On nous promet pourtant encore des scènes curieuses.
Il y en eut une lundi bien triste, et que vous comprendrez aisément : M. de Pompone alla enfin à Saint-Germain[19]. Il craignoit fort cette journée : vous pouvez penser tout ce qu’il pensa par le chemin, en revoyant les cours, son logis, en recevant[20] les compliments de tous les courtisans, dont il fut accablé. Il étoit saisi. Il entra dans la chambre du Roi qui l’attendoit[21]. Que peut-on dire ? par où commencer ? Le Roi commença par le 1680 relever d’un très-profond salut[22] ; il lui dit qu’il étoit toujours content de sa fidélité, de ses services ; qu’il étoit en repos de toutes les affaires secrètes dont il avoit connoissance ; qu’il lui feroit du bien, et à sa famille. M. de Pompone ne put retenir quelques larmes, en lui parlant du malheur qu’il avoit eu de lui déplaire ; que[23] pour sa famille, il l’abandonnoit aux bontés de Sa Majesté ; que toute sa douleur étoit d’être éloigné d’un maître auquel il étoit attaché, autant par inclination que par devoir ; qu’il étoit difficile de ne pas sentir vivement cette sorte de perte ; que c’éloit celle qui le perçoit, et qui lui faisoit voir des marques de foiblesse[24], qu’il espéroit que Sa Majesté lui pardonneroit. Le Roi lui dit qu’il en étoit touché ; qu’elles venoient d’un si bon fonds, qu’il ne devoit pas en être fâché. Tout roula sur ce point, et M. de Pompone sortit avec les yeux un peu rouges, et comme un homme qui ne méritoit pas son malheur. Il me conta tout cela hier au soir ; il eût bien voulu paraître plus ferme, il étoit au désespoir[25], mais il ne fut pas le maître de son émotion. C’est la seule occasion où il ait paru trop touché ; et ce n’étoit pas[26] mal faire sa cour, s’il y avoit encore une cour à faire. Il reprendra la suite de son courage, et le voilà quitte d’une grande affaire : ce sont des renouvellements que l’on ne peut s’empêcher de sentir comme lui.
Adieu, ma très-chère et très-aimable enfant : j’attends toujours de vos nouvelles avec impatience ; mais ne m’écrivez que deux mots, renoncez à l’écriture, épargnez sur moi : cela me fait horreur d’imaginer que ce sont ceux qui vous aiment, et que vous aimez, qui nuisent à votre santé[27].
- ↑ Lettre 779 (revue en très-grande partie sur une ancienne copie). — 1. Voyez la lettre du 3 janvier précédent (p. 172), où Mme de Sévigné parle déjà du jeu d’échecs, et dit qu’elle l’a toujours dans la tête, mais croit qu’elle n’y jouera jamais bien. — Dans les deux éditions de Perrin (1737 et 1754 ; l’impression de 1734 se termine par la lettre précédente), cette lettre-ci commence ainsi : « Est-il vrai (1754 : Il est donc vrai), ma fille, que vous jouez quelquefois aux échecs ? Pour moi, je suis folle de ce jeu, et je voudrois le savoir seulement comme mon fils ou comme vous ; c’est le plus beau et le plus raisonnable de tous les jeux, etc. »
- ↑ 2. Parodie de ces deux vers de Racine :
Seigneur, tant de prudence attire trop de soin ;Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.(Andromaque, acte I, scène ii.)
Dans les deux éditions de Perrin, le premier vers est conforme à celui de Racine, de même que le commencement du second : « Je ne sais point prévoir. »
- ↑ 3. « Au dernier malheureux voyage que j’y ai fait. » (Édition de 1737.) — « Lorsque j’y fus en dernier lieu. » (Édition de 1754.)
- ↑ 4. « Et pendant. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 5. Ce membre de phrase manque dans les deux éditions de Perrin ; il ne se trouve que dans notre manuscrit.
- ↑ 6. « De cette triste aventure. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 7. Voyez la lettre du 6 décembre 1679, p. 119.
- ↑ 8. Le mot est douteux dans notre ancienne copie ; on peut hésiter entre retracent et retrouve au singulier. connoissez, » ne se lit pas ailleurs que dans notre manuscrit. Le texte de 1754 a cependant la fin de cet alinéa ; mais elle le place avant celui qui termine la lettre, et le commence ainsi : « Mme de Vins a été à Saint-Germain, etc. »
- ↑ 9. Tout ce qui suit, jusqu’à : « Nous fûmes tout ce que vous
- ↑ 10. Messieurs de Port-Royal.
- ↑ 11. Voyez tome III, p. 44, note 7.
- ↑ 12. Les mots lundi dernier manquent dans les deux éditions de Perrin (1737 et 1754.)
- ↑ 13. « …du procédé que vous savez : elle en fut, etc. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 14. « L’un pour un meurtre. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 15. Ce membre de phrase n’est que dans notre manuscrit.
- ↑ 16. De l’Arsenal.
- ↑ 17. « On assure qu’il y a. » (Édition de 1754.)
- ↑ 18. « On ne parle plus de M. de L*** : vraiment j’admire… » (Édition de 1734.) — « On ne parle plus de M. de Luxembourg : j’admire vraiment… (Édition de 1754.)
- ↑ 19. « Est enfin allé à la cour. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 20. « Vous pouvez vous imaginer tout ce qu’il pensa par le chemin, et lorsqu’il revit les cours de Saint-Germain, lorsqu’il reçut… » (Ibidem.)
- ↑ 21. Il y a ici dans le manuscrit un membre de phrase défiguré, dont il est difficile de tirer un sens satisfaisant : « Il étoit seule a luy vina. » Faut-il lire (mais le changement, au moins pour la construction, serait bien considérable) « Il étoit seul et vint à lui ? » »
- ↑ 22. Ce membre de phrase manque dans les éditions de 1737 et de 1754, qui donnent simplement : « Le Roi l’assura qu’il étoit, etc. »
- ↑ 23. « Il ajouta que, etc. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 24. « Et qui faisoit voir en lui des marques de foiblesse. » (Ibidem.)
- ↑ 25. Ce petit membre de phrase n’est que dans le manuscrit.
- ↑ 26. « Et ce ne seroit pas… » (Éditions de 1737et de 1754.)
- ↑ 27. « Qui détruisent votre santé. » (Édition de 1754.) Ce dernier alinéa ne se trouve pas dans notre manuscrit.