Lettre 780, 1680 (Sévigné)

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1680

780. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 9e février.

Je vous trouve, ma chère belle, en plein carnaval : vous faites de petits soupers particuliers de dix-huit ou vingt femmes ; je connois cette vie et la grande dépense que vous faites à Aix ; mais il me paroit qu’au milieu de votre bruit vous vous reposez fort bien. On dit quelquefois : « Je me veux réjouir pour mon argent ; » mais vous dites, ce me semble : « Je me veux reposer pour mon argent ; » reposez-vous donc, ayez au moins cela de bon. Je suis un peu étonnée que l’air du menuet ne vous donne pas la moindre tentation : quoi ! pas une seule agitation dans les jambes ? pas un petit mouvement dans les épaules[1] ? quoi ! rien du tout ? Mon enfant, cela n’est pas naturel : je ne vous ai jamais vue immobile dans ces occasions ; et si je voulois tirer les conséquences ordinaires, je vous croirois plus malade que vous ne dites.

Il y eut hier au soir une fête extrêmement enchantée à l’hôtel de Condé. Mme la princesse de Conti nommoit une des filles[2] de Monsieur le Duc, avec le prince de la 1680 Roche-sur-Yon[3]. C’étoit d’abord le baptême, et puis la collation du baptême ; mais quelle collation ! et puis une comédie ; mais quelle comédie ! toute chamarrée des beaux endroits de la musique, et des bons danseurs de l’Opéra ; un théâtre bâti par les fées, des enfoncements, des orangers tout chargés de fleurs et de fruits, des festons, des perspectives, des pilastres : enfin toute cette petite soirée coûte plus de deux mille louis, et le tout pour cette jolie princesse.

L’opéra[4] est au-dessus de tous les autres. Le chevalier dit qu’il vous a envoyé plusieurs airs, et qu’il a vu un homme[5] qui doit vous avoir envoyé le livre[6] : vous en serez contente. Il y a une scène de Mercure et de Cérès, qui n’est pas bien difficile à entendre ; il faut qu’on l’ait approuvée, puisqu’on la chante : vous en jugerez[7]


1680 L’affaire des poisons est tout aplatie ; on ne dit plus rien de nouveau. Le bruit est qu’il n’y aura point de sang répandu : vous ferez vos réflexions comme nous. L’abbé Colbert[8] est coadjuteur de Rouen. On parIe d’un voyage

1680 en Flandre. On ne sait pourquoi cette assemblée de troupes.

Le frère Ange[9] a ressuscité le maréchal de Bellefonds ; il a rétabli sa poitrine entièrement déplorée. Nous avons été voir, Mme de Coulanges et moi, le grand maître[10] qui a pensé mourir depuis quelques jours[11] : sa goutte étoit remontée, une oppression à croire qu’il alloit rendre le dernier soupir, des sueurs froides, une perte de connoissance ; il étoit aussi mal qu’on peut l’être[12]. Les médecins ne le secouroient point : il fit venir le frère Ange, qui l’a guéri, et tiré de la mort avec les remèdes les plus doux et les plus agréables : l’oppression cessa, la goutte se rejeta sur les genoux et sur les pieds, et le voilà guéri[13].

Adieu, ma chère enfant. Je fais toujours cette même vie que vous savez, ou au faubourg[14], ou avec ces bonnes veuves[15] ; quelquefois ici ; quelquefois manger la poularde de Mme de Coulanges, et toujours aise[16] que le temps passe et m’entraîne avec lui, afin de me redonner à vous.

  1. Lettre 780. 1. Ce membre de phrase manque dans le texte de 1737.
  2. 2. « Le 8e de ce mois, dit la Gazette du 24 février, Mlle de Montmorency, fille du duc d’Enghien {née le 24 février 1678, et nommée plus tard Mlle d’Enghien), fut baptisée dans la chapelle de l’hôtel de Condé par le sieur de la Bernaudière, curé de Saint-Sulpice. Le prince de la Roche-sur-Yon et la princesse de Conti la tinrent sur les fonts de baptême, et la nommèrent Marie-Anne. » Elle épousa en 1710 Louis-Joseph due de Vendôme, mort en 1712, et mourut elle-même en 1718.
  3. 3. Le beau-frère de la princesse de Conti. Voyez tome II, p. 491.
  4. 4. « Le 3 « (février), on joua devant le Roi, pour la première fois, l’opéra de Proserpine, dont les vers ont été faits par le sieur Quinault, auditeur des comptes, la musique par le sieur Lully, surintendant de la musique de la chambre du Roi, et les machines par le sieur Vigarani. » (Gazette du 10 février.)
  5. 5. Quinault. (Note de Perrin.)
  6. 6. « Les paroles. » (Édition de 1754.)
  7. 7. Cette scène (qui est la iie du Ier acte de Proserpine) contient en effet une allusion évidente au refroidissement du Roi pour Mme de Montespan. Mercure vient trouver Cérès, et la prie, de la part de Jupiter, de porter la fertilité dans les plaines de la Phrygie ; il lui fait ensuite sentir combien elle doit être flattée de voir un dieu si grand s’abaisser jusqu’à la prier.
    Cérès, répond :

    Peut-être qu’il m’estime encore ;
    Mais il m’avoit promis qu’il m’aimeroit toujours.
    L’amour qui pour lui m’anime

    Devient plus fort chaque jour ;
    Est-ce assez d’un peu d’estime
    Pour le prix de tant d’amour ?

    Mercure

    Il sent l’ardeur qu’un tendre amour inspire,
    Avec plaisir il se laisse enflammer ;
    Mais un amant chargé d’un grand empire
    N’a pas toujours le temps de bien aimer.

    Cérès

    Quand de son cœur je devins souveraine,
    N’avoit-il pas le monde à gouverner ?
    Et ne trouvoit-il pas sans peine
    Du temps de reste à me donner ?
    Je l’ai vu sous mes lois, ce dieu si redoutable ;
    Je l’ai vu plein d’empressement.
    Ah ! qu’il seroit aimable,
    S’il aimoit constamment !
    Je l’ai vu sous mes (Note de l’édition de 1818.)

  8. 8. Jacques-Nicolas, second fils de Colbert, mort à Paris, le 10 décembre 1707, dans sa cinquante-troisième année. Il fut reçu à l’Académie française, par Racine, en 1678, et occupa le siége de Rouen depuis le 29 janvier 1691 jusqu’à sa mort, après avoir été, sous le nom d’archevêque de Carthage, coadjuteur de son prédécesseur, à partir du 2 février 1680 (voyez la Gazette du 10). « C’étoit, dit Saint-Simon (tome VI, p. 145), un prélat très-aimable, bien fait, de bonne compagnie, qui avoit toujours vécu en grand seigneur, et qui en avoit naturellement toutes les manières et les inclinations. Avec cela savant, très-appliqué à son diocèse, où il fut toujours respecté et encore plus aimé, et le plus judicieux et le plus heureux au choix des sujets pour le gouvernement. Doux, poli, accessible, obligeant, souvent en butte aux jésuites, par conséquent au Roi, sans s’en embarrasser et sans donner prise, mais ne passant rien. Il vivoit à Paris avec la meilleure compagnie, et de celle de son état la plus choisie ; souvent et longtemps dans son diocèse, où il vivoit de même, mais assidu au gouvernement, aux visites, aux fonctions. C’est lui qui a mis ce beau lieu de Gaillon, bâti par le fameux cardinal d’Amboise, au degré de beauté et de magnificence où il est parvenu, et où la meilleure compagnie de la cour l’alloit voir. »
  9. 9. Dangeau (tome III, p. 60, 65 et 71) nous apprend que c’était un capucin, et qu’il fut consulté par la Dauphine en 1690.
  10. 10. Le duc du Lude, grand maître de l’artillerie.
  11. 11. « Depuis quinze jours. » (Édition de 1754.)
  12. 12. « Qu’on peut être. » (Ibidem.)
  13. 13. « Et le voilà hors de danger. » (Ibidem.)
  14. 14. Chez Mme de la Fayette et chez la Rochefoucauld.
  15. 15. Nous avons déjà dit. (p. 158, note 25) que Mme de Sévigné donnait probablement les noms de ces veuves dans la lettre du 12 juin suivant : il semble, d’après la lettre précédente, que Mme du Plessis-Bellière pourrait être aussi du nombre.
  16. 16. « Fort aise. » (Édition de 1754.)