Lettre 786, 1680 (Sévigné)

La bibliothèque libre.

1680

786. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 1er mars.

Je veux vous parler de l’opéra[1] : je ne l’ai point vu, je 1680 ne suis point curieuse de me divertir ; mais on dit qu’il est parfaitement beau : bien des gens ont pensé à vous et à moi ; je ne vous l’ai point dit, parce qu’on me faisoit[2] Cérès, et vous Proserpine ; tout aussitôt voilà M. de Grignan Pluton ; et j’ai eu peur qu’il ne me fît répondre vingt mille fois par son chœur de musique :

   Une mère
Vaut-elle un époux[3] ?

C’est cela que j’ai voulu éviter car pour le vers qui est devant celui-là,

Pluton aime mieux que Cérès,

je n’en eusse point été embarrassée. Tant y a, ma très-chère, je suis fort persuadée que nous nous retrouverons[4], et je ne vis que pour cela. Vos champs élysiens sont bien réjouissants : vous sentez le carnaval dans toute son étendue ; il est tout défiguré ici. La cour tout entière est en chemin ; bien des gens sont allés à la campagne ; nous avions résolu d’y aller aussi, dans l’espérance que le soleil seroit fidèle au Roi ; mais le temps vient de changer d’une si terrible manière[5], que je ne sais plus ce qui arrivera de nous. On mande qu’on s’est fort diverti à Villers-Cotterets[6]. Je ne vois pas que les visites à ce carrosse gris[7] aient été publiques ; la passion n’en est pas moins grande. Il y a eu dix mille louis d’envoyés[8], et 1680 un service de campagne de vermeil doré : la libéralité est excessive, et on répand comme on reçoit[9]. Vous saurez plus de nouvelles de la cour que personne : vous y avez présentement un résident qui doit vous informer de tout. Mon fils est à sa charge ; car ce n’est pas à la cour. Nous ménagerons ses intérêts du mieux que nous pourrons, parce que ce sont les miens. Pour lui, dans l’humeur où il est, n’être plus attaché comme le loup[10] est tout ce qu’il desire, et trois mille louis d’or dans sa cassette feroient son entière satisfaction ; mais je n’irai pas si vite : j’ai bien voulu m’embarquer et me presser les côtes pour faire sa fortune, et je ne le veux pas pour l’envoyer à Quimper. Je songe à mes affaires, et je crois que c’est le temps où je le puis faire honnêtement.

L’autre jour, en entrant dans un bal, un gentilhomme breton fut poignardé par deux hommes habillés en femmes : l’un le tenoit, l’autre lui perçoit le cœur à loisir. Le petit d’Harouys[11] y étoit ; il fut effrayé de voir cet homme, qu’il connoissoit fort, tout étendu, tout chaud, tout sanglant, tout habillé, tout mort ; il m’en frappa l’imagination. Le fils de Mme  de Valençai[12], si 1680 malhonnête homme, est mort de maladie, comme il les alloit tous plaider ; sa mort réjouit tout le monde ; il me semble qu’on n’a point accoutumé de mourir, quand tant de gens le souhaitent. Le grand maître[13] se rétablit doucement à Saint-Germain ; nos inquiétudes pour son mal ont été selon nos dates : moi beaucoup, Mme  de Coulanges un peu plus, et d’autres mille fois davantage. Il est vrai que l’on jouoit si bien, et l’on cachoit cette tristesse si habilement, qu’elle ne paroissoit point du tout ; et l’on se livroit, pour mieux tromper, au martyre insupportable d’être à la cour, d’être belle et parée ; en un mot, il n’y paroissoit pas, non plus qu’à cette dévotion dont vous parliez un jour si follement à Mlle  de Lestrange[14]. On dit pourtant qu’il y avoit des pleurs nocturnes essuyés par la pauvre K**[15], qui se cassoit la tête contre les murs, et faisoit très-bien le devoir, tambour battant, d’une véritable amie. Nous y avons été trois fois ; je ne veux point vous cacher deux visites ; il suffit que j’aie perdu la mémoire entière du passé[16].

Adieu, ma très-chère : dépêchez de vous divertir ; nous n’irons pas si vite, si nous allons à Livry. Quoi que vous disiez de vos soupers, j’en ai fort bonne opinion, je les connois.

  1. Lettre 786. — 1. L’opéra de Proserpine : voyez plus haut, p. 255, note 4.
  2. 2. « Parce qu’en me faisant. » (Édition de 1754.)
  3. 3. Ce sont deux vers de la scène v du IVe acte.
  4. 4. Dans l’opéra de Proserpine, Cérès revoit sa fille au dénoûment.
  5. 5. « D’une si étrange manière. » (Édition de 1754.)
  6. 6. Voyez la note 12 de la lettre précédente, p. 283. — Le 28 février, le Roi alla courre le cerf, et la Reine visita la Chartreuse de Bourg-Fontaine ; le soir, il y eut bal. Voyez la Gazette du 2 mars.
  7. 7. De Mlle  de Fontanges. Voyez la lettre précédente, p. 283.
  8. 8. « On reçut, en montant dans ce carrosse, dix mille louis. » (Édition de 1754.)
  9. 9. La fin de l’alinéa, à partir d’ici, manque dans le texte de 1737.
  10. 10. Voyez la fable de la Fontaine intitulée le Loup et le Chien, livre I, fable v.
  11. 11. Ce petit d’Harouys est probablement celui qui portait le nom de la Seilleraye, le fils du trésorier de Bretagne : voyez la lettre du 27 mai suivant, et la note 28 de la lettre du 27 décembre 1679, p. 158.
  12. 12. Henri-Dominique d’Estampes, marquis de Valençay, frère des petites Valençay (voyez tome II, p. 68, note 8), enseigne des gendarmes, avait épousé, en 1671, sa cousine Anne-Élisabeth d’Estampes Valençay, fille de Jean d’Estampes, conseiller d’État. Bussy écrit le 4 mars 1680 à Jeannin de Castille : « Valençay, après avoir perdu son procès contre Mme  de Busancy, est mort en quatre jours de regret de s’être déshonoré pour rien. Voilà une charge à donner dans les gendarmes du Roi. »
  13. 13. Le duc du Lude.
  14. 14. Voyez tome III, p. 225, note 6.
  15. 15. La marquise de Kerman. Voyez tome II, p. 288, note 3.
  16. 16. Voyez la Notice, p. 60.