Lettre 798, 1680 (Sévigné)

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1680

798. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, samedi au soir 6e avril.

Vous allez apprendre une nouvelle qui n’est plus un secret, mais vous aurez le plaisir de la savoir des premières. Mme de Fontanges est duchesse, avec vingt mille écus de pension ; elle en recevoit aujourd’hui les compliments dans son lit. Le Roi y a été publiquement ; elle prend demain son tabouret, et s’en va passer le temps de Pâques à une abbaye que le Roi a donnée à une de ses sœurs[1]. Voici une manière de séparation qui fera bien de l’honneur à la sévérité du confesseur. Il y a des gens qui disent que cet établissement sent le congé ; en vérité, je n’en crois rien : le temps nous l’apprendra. Voilà[2] ce qui est présent : Mme de Montespan est enragée ; elle pleura beaucoup hier ; vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil ; il est encore plus outragé[3] 1680 par la haute faveur de Mme de Maintenon. Sa Majesté va passer très-souvent deux heures de l’après-dînée dans sa chambre[4] , à causer avec une amitié, et un air libre et naturel qui rend cette place la plus souhaitable du monde[5]. Mme de Richelieu commence à sentir les effets de sa dissipation : les ressorts affoiblissent visiblement ; elle présente tout le monde, et ne dit plus ce qui convient à chacun ; ce petit tracas de dame d’honneur, dont elle s’acquittoit si bien, est tout dérangé. Elle présenta la Trousse et mon fils, sans les nommer à Monseigneur. Elle dit de la duchesse de Sully : « Voilà une de nos danseuses ; » elle ne nomma pas Mme de Verneuil : elle pensa laisser baiser Mme de Louvois[6] , parce qu’elle la prenoit pour une duchesse ; enfin cette place est dangereuse, et fait voir que les petites choses font plus de mal que l’étude de la philosophie. La recherche de la vérité n’épuise pas tant une pauvre cervelle que tous les compliments et tous les riens dont celle-là est remplie.

M. de Marsillac a paru un peu sensible à la prospérité de la belle Fontanges[7] ; il n’avoit donné jusque-là aucun signe de vie.

Mme de Coulanges vient d’arriver de la cour ; j’ai été 1680 chez elle exprès avant que de vous écrire. Elle est charmée de Madame la Dauphine ; elle a grand sujet de l’être : cette princesse lui a fait des caresses infinies ; elle la connoissoit déjà par ses lettres et par le bien que Mme de Maintenon lui en avoit dit. Mme de Coulanges a été dans un cabinet où Madame la Dauphine se retire l’après-dînée avec ses dames ; elle y a causé très-délicieusement. On ne peut avoir plus d’esprit et d’intelligence qu’en a cette princesse ; elle se fait adorer de toute la cour : voilà une personne à qui on peut plaire, et avec qui le mérite peut faire un grand effet.

Mme de Coulanges est toujours obsédée de notre cousin[8] ; il ne paroît plus qu’elle l’aime, et cependant c’est l’ombre et le corps. La marquise de la Trousse est toujours enragée : savez-vous qu’elle a changé sur le sujet de sa fille[9] ? Elle n’en vouloit point : elle la veut ; et M. de la Trousse, qui la vouloit, ne la veut plus. Cette division fixe la vocation de cette fille, qui n’en a point d’autre. Le père n’ose se soucier ni d’elle, ni de sa femme, parce que la dame traite tout cela avec un mépris outrageant ; il faut donc étouffer tous les sentiments de la nature :

Pour qui ? pour une ingrate[10]

  

qui ne l’aime plus[11], car je le sais ; mais il est si misérable1680 et si soumis, que sa foiblesse lui fait comme une passion : jamais je n’ai vu moins d’amitié que dans cet amour-là. Ma fille, voilà ce qui me vient présentement ; il me semble que j’aurois bien des choses à dire. Mandez-moi quand vous aurez cette lettre[12] ; elle est un peu comme celles de Cicéron[13].


  1. Lettre 798. — 1. Jeanne, fille de Jean-Rigaud de Scorraille, comte de Roussille, et d’Aimée-Léonore de Plas, sœur aînée de Mme de Fontanges et de Mme de Molac, était religieuse de Saint-Benoit en l’abbaye de Farmoutier. Le Roi lui donna l’abbaye de Maubuisson (voyez la lettre du 1er mai suivant). Elle fut, le 25 août de cette même année, bénite abbesse de Chelles, après la démission de Marguerite Guionne de Cossé, abbesse depuis 1676. Elle mourut en 1688, et le Roi donna de nouveau l’abbaye à Marguerite de Cossé (voyez le Journal de Dangeau, tome II, p. 131). Sur l’abbaye de Maubuisson, voyez les Environs de Paris, par M. Joanne, p. 467 et suivantes.
  2. 2. Dans le texte de 1754 : « voici. »
  3. 3. « …son orgueil, qui est encore plus outragé. » (Édition de 1754.)
  4. 4. « Dans la chambre de cette dernière. » (Édition de i754)
  5. 5. « Ce qui rend cette place la plus desirable du monde. » (Ibidem.)
  6. 6. Bussy écrit à Mme de Montjeu, le 25 mars 1680 : « Je pense, Madame, qu’on vous aura mandé que Madame la Dauphine ne baise que les femmes des officiers de la couronne ; après cela vous saurez que lorsqu’on lui prësenta Mme de Louvois, la princesse, entêtée de ce nom-là, qui fait bien plus de bruit dans les pays étrangers que celui des ducs, s’avança pour la baiser dès qu’elle la vit entrer dans sa chambre ; Mme de Richelieu courut après elle, lui disant tout haut : « On ne la baise pas. » Mme de Louvois se plaint fort de Mme de Richelieu, et dit que ce n’eût pas été une si grande honte à Madame la Dauphine d’en avoir été baisée qu’à elle d’en avoir été empêchée de cette manière-là. »
  7. 7. Marsillac paraît avoir été mélé à la liaison du Roi et de Mlle de Fontanges. Voyez la Correspondance de Bussy, tome IV, p. 381, 386, 419 et 430. Les vers suivants circulaient à cette époque :

    Sur l’océan de la faveur
    Marsillac vogue à pleines voiles
    Quoiqu’il ne soit pas grand chasseur,
    Pour avoir mis la bête dans les toiles,
    Le Roi l’a fait son grand veneur.

  8. 8. Le marquis de la Trousse.
  9. 9. Henriette-Marie, fille unique du marquis de la Trousse ; elle épousa Amédée-Alphonse, fils du marquis de Voglière et de la princesse de la Cisterne. Il était grand veneur et grand fauconnier du duc de Savoie, et mourut le 14 octobre 1698, à l’âge de trente-six ans.
  10. 10. Andromaque, acte V, scène iv.
  11. 11. Dans le texte de 1737 : « qu’il n’aime plus. »
  12. 12. « Quand vous aurez reçu cette lettre. » (Édition de 1754.)
  13. 13. La traduction des Épîtres familières de Cicéron par Godouin, professeur d’hébreu au Collége de France, qui avait paru pour la première fois en 1663, avait été réimprimée dans les tomes VII-IX des Œuvres de Cicéron, publiées par du Ryer en 1670 (12 volumes in-12).