Lettre 799, 1680 (Sévigné)

La bibliothèque libre.

1680

799. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 12e avril.

Vous me parlez de Madame la Dauphine ; le chevalier vous doit instruire bien mieux que moi. Il me paroît qu’elle ne s’est point condamnée à être cousue avec la Reine : elles ont été à Versailles ensemble[1] ; mais les autres jours elles se promènent[2] séparément. Le Roi va souvent l’après-dînée chez la Dauphine, et il n’y trouve 1680 point de presse. Elle tient son cercle depuis huit heures du soir jusqu’à neuf et demie : tout le reste est particulier, elle est dans ses cabinets avec ses dames ; la princesse de Conti y est presque toujours ; elle a grand besoin de cet exemple pour se former : elle est enfant au delà de ce qu’on peut imaginer, et Madame la Dauphine est une merveille d’esprit[3], de raison et de bonne éducation. Elle parle fort souvent de sa mère avec beaucoup de tendresse, et dit qu’elle lui doit tout son bonheur, par le soin qu’elle a eu de la-bien élever[4] ; elle apprend à chanter, à danser, elle lit, elle travaille : enfin c’est une personne[5]. Il est vrai que j’ai eu la curiosité de la voir ; j’y fus donc avec Mme  de Chaulnes et Mme  de Karman : elle étoit à sa toilette, elle parloit italien avec M. de Nevers. On nous présenta ; elle nous fit un air honnête, et l’on voit bien que si on trouvoit une occasion de dire un mot à propos, elle entreroit bien aisément[6] en conversation : elle aime l’italien, les vers, les livres nouveaux, la musique, la danse ; vous voyez bien qu’on ne seroit pas longtemps muette avec tant de choses, dont il est aisé de parler ; mais il faudroit du temps. Elle s’en alloit à la messe, et même Mme  de Richelieu et Mme  de Maintenon n’étoient pas dans sa chambre. Enfin c’est un pays[7] qui n’est point pour moi ; je ne suis point 1680 d’un âge à vouloir m’y établir, ni à souhaiter d’y être soufferte[8] ; si j’étois jeune, j’aimerois à plaire à cette princesse ; mais, bon Dieu ! de quel droit[9] voudrais-je y retourner jamais ?

Voilà mes projets pour la cour[10] . Ceux de mon fils me paroissent tout rassis et tout pleins de raison : il gardera sa charge paisiblement, et fera de nécessité vertu[11] ; la presse n’est pas grande à soupirer pour elle, quoiqu’elle soit propre[12] à faire soupirer : c’est qu’en vérité il n’y a point d’argent[13], et qu’il voit bien qu’il ne faut pas faire un sot marché ; ainsi, mon enfant, nous attendrons ce que la Providence a ordonné.

Vraiment elle voulut hier que Monsieur d’Autun[14] fît aux grandes Carmélites l’oraison funèbre de Mme  de Longueville, avec toute la capacité, toute la grâce et toute l’habileté[15] dont un homme puisse être capable. Ce 1680 n’étoit point Tartuffe[16] , ce n’étoit point un Patelin[17], c’étoit un prélat de conséquence, prêchant avec dignité, et parcourant toute la vie de cette princesse avec une adresse incroyable, passant tous les endroits délicats, disant et ne disant pas tout ce qu’il falloit dire ou taire. Son texte étoit : Fallax pulchritudo ; mulier timens Deum laudabitur, aux Proverbes[18] . Il fit deux points également beaux ; il parla de sa beauté et de toutes ces guerres passées, d’une manière inimitable ; et pour la seconde partie, vous jugez bien qu’une pénitence de vingt-sept ans est un beau champ pour conduire une si belle âme jusque dans le ciel. Le Roi y fut loué fort naturellement et fort bien, en parlant de sa naissance, et Monsieur le Prince fut contraint aussi d’avaler des louanges, mais aussi bien apprêtées en leur manière que celles de Voiture[19]. Il étoit là ce héros, et Monsieur le Duc, et les princes de Conti, et toute sa famille[20], et beaucoup de monde ; mais pas encore assez : il me semble qu’on devoit rendre ce respect à Monsieur le Prince sur une mort dont il avoit encore les larmes aux yeux. Vous me demanderez pourquoi j’y étois ? C’est que 1680 Mme  de Guénégaud par hasard, l’autre jour chez M. de Chaulnes, me promit de m’y mener avec une commodité qui me tenta : je ne m’en repens pas ; il y avoit beaucoup de femmes qui n’y avoient pas plus à faire que moi. Monsieur le Prince et Monsieur le Duc faisoient beaucoup d’honnêtetés à tous ceux et celles qui composoient cette assemblée.

Je vis Mme  de la Fayette au sortir de cette cérémonie ; je la trouvai toute en larmes : elle avoit trouvé sous sa main de l’écriture de ce pauvre homme, qui l’avoit surprise et affligée[21]. Je venois de quitter Mlles  de la Rochefoucauld aux Carmélites ; elles y avoient pleuré aussi leur père[22] : l’aînée surtout a figuré avec M. de Marsillac. C’étoit donc à l’oraison funèbre de Mme  de Longuevilie que ces filles pleuroient[23] M. de la Rochefoucauld : ils sont morts dans la même année ; il y avoit bien à rêver sur ces deux noms. Je ne crois pas, en vérité, que Mme  de la Fayette se console ; je lui suis moins bonne qu’une autre, car nous ne pouvons nous empêcher de parler de ce pauvre homme[24] , et cela tue ; tous ceux qui lui étoient bons avec lui[25] perdent leur prix auprès d’elle : elle est à plaindre[26]. Elle a lu votre petite lettre ; elle vous remercie tendrement de la manière que vous 1680 comprenez[27] sa douleur. Elle vous fera réponse ; je l’ai priée de ne se point presser : sa santé est toute renversée ; elle est changée au dernier point.

Vous ai-je dit comme Mme  de Coulanges fut bien reçue à Saint-Germain ? Madame la Dauphine lui dit qu’elle la connoissoit déjà par ses lettres, que ses dames lui avoient parlé de son esprit, qu’elle avoit fort envie d’en juger par elle-même. Mme  de Coulanges soutint très-bien sa réputation : elle brilla dans toutes ses réponses ; les épigrammes étoieht redoublées, et la Dauphine entend tout. Elle fut introduite dans les cabinets l’après-dînée avec ses trois amies : toutes les dames de la cour étoient enragées contre elle. Vous comprenez bien que par ses amies, elle se trouve naturellement dans la familiarité avec cette princesse[28] ; mais où cela peut-il la mener[29]  ? et quels dégoûts quand on ne peut être des promenades, ni manger ! Cela gâte tout le reste : elle sent vivement cette humiliation[30] ; elle a été quatre jours à jouir de ces plaisirs et de ces déplaisirs. Vous avez raison de plaindre M. de Pompone quand il va en ce pays-là[31] et même Mme  de Vins, qui n’y a plus aucune contenance : elle est toute replongée dans sa famille, plus que jamais[32], accablée de ses procès. Elle vint l’autre jour dîner avec moi joliment

Privée de son vrai bien, ce faux bien la soulage[33] ;

elle paroît fort touchée de votre amitié : vous ne sauriez nous ôter l’espérance ni l’envie de vous recevoir, chacune selon nos degrés de chaleur. Vous êtes à Grignan, ma chère bonne : vous êtes trop près de moi ; il faut que je m’éloigne.


  1. Lettre 799 (revue presque en entier sur une ancienne copie). — 1. « Le 24e de ce mois, dit la Gazette (sous la rubrique de Versailles, le 28 mars), le Roi et la Reine, accompagnés de Monseigneur le Dauphin, de Madame la Dauphine, de Monsieur et de Madame, vinrent ici de Saint-Germain. Le Roi fit voir à Madame la Dauphine les appartements du château, se promena avec elle dans les allées du petit parc, la mena à Trianon, et lui donna le soir une collation dans l’appartement des bains. Ils retournèrent à Saint-Germain, d’où ils sont revenus ici aujourd’hui pour voir les eaux. »
  2. 2. « Elles se promenoient. » (Édition de 1737.) — Dans notre manuscrit, elles est au pluriel et promène au singulier.
  3. 3. « Elle est dans ses cabinets avec ses dames ; c’est en vérité une merveille d’esprit, etc. » (Édition de 1737.) — « Elle est dans ses cabinets avec ses dames ; la princesse de Conti y est presque toujours ; comme elle est encore enfant, elle a grand besoin de cet exemple pour se former. Madame la Dauphine est une merveille d’esprit, etc. » (Édition de 1754.)
  4. 4. « Qu’elle doit tout son bonheur au soin qu’elle a eu de la bien élever. » (Édition de 1737.)
  5. 5. « C’est une personne enfin. » (Édition de 1754.)
  6. 6. « Fort aisément. » (Ibidem.)
  7. 7. « La cour, ma chère enfant, est un pays, etc. » (Ibidem.)
  8. 8. Ce membre de phrase : « je ne suis point d’un âge, etc., »  » manque dans l’impression de 1737, et les mots m’y établir ne sont pas dans notre manuscrit.
  9. 9. Dans notre manuscrit, par une faute du copiste : « de quel endroit. »
  10. 10. « Voilà mes projets à cet égard. » (Édition de 1754.) — Cet alinéa manque dans notre manuscrit, qui n’en a que les derniers mots : « Nous attendrons ce que la Providence (par une faute du copiste : la province) a ordonné. »
  11. 11. Ces mots : « et fera de nécessité vertu, » ne sont pas dans le texte de 1737.
  12. 12. « Si propre. » (Édition de 1754.)
  13. 13. « C’est qu’en vérité l’argent est fort rare, » (Ibidem.)
  14. 14. Gabriel de Roquette. C’était lui aussi qui avait prononcé en 1672 l’oraison funèbre de Mme  la princesse de Conti. Voyez tome III, p. 31, note 1, et la Correspondance de Bussy, tome VI, p. 242 et 243. — Mme  de Longueville était morte un an auparavant, le 15 avril 1679. Mme  de Sévigné dit plus loin (voyez p. 370) que cette oraison funèbre de Mme  de Longueville ne fut pas imprimée.
  15. 15. Notre ancienne copie porte habilité, au lieu d’habileté.
  16. 16. On croyoit, en ce temps-là, que l’évêque d’Autun étoit l’original que Molière avoit eu en vue dans le Tartuffe. (Note de Perrin, 1754.)
  17. 17. « Un Pantalon. » (Édition de 1737.)
  18. 18. « La beauté est trompeuse ; la femme craïgnant Dieu sera louée. » — L’avant-dernier verset du livre des Proverbes (chapitre xxxi, 30) est : Fallax gratia et vana est pulchritudo : mulier timens Dominum ipsa laudabitur.
  19. 19. « Le Roi y fut loué fort naturellement et fort bien, et Monsieur le Prince fut contraint d’avaler aussi des louanges, mais aussi bien apprêtées que celles de Voiture. » (Édition de 1737.) — « Le Roi y fut loué fort naturellement, et Monsieur le Prince encore fut contraint d’avaler des louanges, mais aussi bien apprêtées, quoique dans un autre goût, que celles de Voiture. » (Édition de 1754.)
  20. 20. « Et toute la famille. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  21. 21. « Il étoit tombé sous sa main de l’écriture de M. de la Rochefoucauld, dont elle fut surprise et affligée, » (Édition de 1754.)
  22. 22. « Où elles avoient aussi pleuré leur père. » (Ibidem.) Notre manuscrit donne : « Mlle  de la Rochefoucauld… elle y avoit pleuré aussi leur père. »
  23. 23. Dans les deux éditions de Perrin : « qu’elles pleuroient. »
  24. 24. « De parler du sujet de sa douleur. » (Édition de 1737.) — Immédiatement après, dans les deux éditions de Perrin : « et cela la tue. »
  25. 25. «  « Avec M. de la Rochefoucauld » (Édition de 1737.)
  26. 26. Ces derniers mots : elle est à plaindre, et la phrase qui termine l’alinéa : « Elle vous fera réponse, etc., » ne se lisent pas ailleurs que dans notre manuscrit.
  27. 27. « Dont vous comprenez. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  28. 28. « Que par ces amies elle se trouve naturellement dans la privauté. » (Ibidem.)
  29. 29. Dans notre manuscrit : « la ramener. »
  30. 30. Ce membre de phrase n’est pas dans le texte de 1737, et à la ligne suivante les mots et de ces déplaisirs manquent dans notre manuscrit.
  31. 31. « Dans ce pays-là. » (Édition de 1754..)
  32. 32. Les mots plus que jamais manquent dans l’édition de 1754.
  33. 33. La lettre finit ici dans notre manuscrit, qui a seul le vers cité par Mme  de Sévigné.