Lettre 802, 1680 (Sévigné)

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1680

802. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 26e avril.

En relisant votre lettre du 12e, que je n’avois fait qu’entrevoir avant que de fermer mon paquet, j’ai trouvé que ce n’étoit point une nouvelle raison qui pourroit vous obliger à venir, mais une des deux dont vous m’avez parlé, et qui est celle que vous couvez des yeux : je comprends ce que vous voulez dire, et plût à Dieu que ce fût à une si bonne chose que je dusse le plaisir de vous voir et de vous embrasser de tout mon cœur ! Il faut un peu laisser faire la Providence ; j’ai peine à croire qu’elle n’ait pas pitié de moi.

Mlle de Méri vient coucher ce soir dans votre petite chambre ; tout est fort bien rangé, elle y sera très-bien. Je suis un peu étonnée d’y trouver une autre que vous ; mais la vie est pleine de choses qui blessent le cœur. J’espère qu’elle se trouvera assez raisonnablement logée : mon voisinage ne l’incommodera point, ou du moins pas longtemps ; elle sera secourue de tous les gens que je laisse ; et si nous faisons nos petits accommodements, elle n’entendra point de bruit ; elle en est loin ; cette petite chambre est sourde ; eh, bon Dieu ! pourroit-on être incommodée d’un bruit qui fait espérer votre retour ? J’irai prendre tantôt Mlle de Méri pour l’amener ici.

Je m’en vais dîner chez la marquise d’Uxelles avec des hérétiques[1]. On disoit hier que Mme de Montespan vouloit remener le prieur de Cabrières[2] chez lui, et sur les 1680 lieux[3] faire traiter ses enfants : il dit que le chaud de ce pays-là est meilleur pour ses remèdes. Ce seroit une étrange folie que de quitter la partie de cette manière : toutes les heures qu’elle occupe encore, elle les retrouveroit prises ; pour moi, je crois que cela ne sera pas. Cependant ce médecin forcé[4] traite Mme  de Fontanges d’une perte de sang très-opiniâtre et très-désobligeante, dont ses prospérités sont troublées. Ne trouvez-vous pas que voilà encore un beau sujet de réflexion, pour en revenir à ce mélange continuel de maux et de biens, que la Providence nous prépare, afin qu’aucun mortel n’ait l’audace de dire : « Je suis content ? » Ce mal est bien propre à troubler la joie et le repos au milieu des biens et des dignités. Cette pauvre Lestrange est chanceuse ; elle est mal des deux côtés. La femme[5] a cru qu’elle souhaitoit pour la fille[6] ; et au contraire elle donnoit à la fille des conseils si sages et si honnêtes, que Jupiter[7] 1680

1680 l’ayant su, il l’a prise en horreur : voyez quel malheur ! et cependant quelle injustice ! Tout est encore à Maubuisson : on croit qu’on pourroit bien ne se retrouver qu’à Fontainebleau, où l’on va le 13e du mois prochain[8].

Il fait un temps entièrement détraqué : nous attendons encore sept ou huit jours pour partir ; je ne vous dis point la ridicule douleur que donne ce second adieu ; elle est tout intérieure, et n’en est pas moindre.

Le Roi donne cent mille francs à Brancas pour marier sa fille[9] au duc de Brancas son neveu ; et Brancas y ajoute cent mille écus. Bonneuil, l’introducteur des ambassadeurs, est mort[10] ; il laisse une petite femme tout à fait ridicule. On dit que la nièce de la duchesse de la Vallière épouse le petit Molac[11].

Adieu, mon enfant : je vous embrasse de tout mon cœur.


  1. Lettre 802. — 1. Des jansénistes ?
  2. 2. Trimont de Cabrières, prieur, en 1680, de Samt-Geniez-de-Malgoirez, mort en novembre 168S. — Le Mercure d’avril 1680 (p. 237) annonce qu’il est venu à Paris depuis peu de temps et a été présenté au Roi par le cardinal de Bouillon ; qu’il a des secrets merveilleux pour guérir les maladies les plus incurables ; qu’il a déjà fait plusieurs belles cures et a commencé par la duchesse d’Elbeuf. — « Ce prieur de Cabrières, dit Saint-Simon (Journal de Dangeau, tome II, p. 257 et 258), étoit un homme très-charitable, à recettes et à remèdes singuliers, et plus que cela à horoscopes et à toutes sortes de connoissances de cette nature, si connoissances cela se peut appeler. Quoi qu’il en soit, il avoit eu du bonheur, puisque M. de Louvois, qui y avoit une foi entière, étoit son grand protecteur, que le Roi, Mme  de Montespan, Mme  de Maintenon, tous les ministres, n’en avoient pas moins. C’étoit un bon homme, sans intérêts, sans ambition, qui se contentoit de peu, ne se mêloit de rien, et entroit tant qu’il vouloit dans tous ces cabinets-là et dans bien d’autres de la cour beaucoup moins qu’on ne vouloit, et se tenoit presque toujours à sa campagne, grand ami de Brissac, major des gardes du corps. »
  3. 3. C’est-à-dire en Provence. (Note de Perrin.)
  4. 4. Mme  de Sévigné appeloit le prieur de Cabrières le Médecin forcé, parce qu’il n’étoit rien moins que médecin, quoiqu’il eût des remèdes pour bien des maladies. (Note du même.)
  5. 5. La Reine.
  6. 6. Mlle  de Fontanges.
  7. 7. Le Roi.
  8. 8. La Gazette du 18 mai annonce que la cour est arrivée à Fontainebleau le 13, et qu’elle doit y demeurer jusqu’au commencement de juillet.
  9. 9. Marie, seconde fille du comte de Brancas et sœur de la princesse d’Harcourt. Elle épousa Louis de Brancas, duc de Villars, fils du frère aîné de son père et de Marie-Madeleine, fille de Louis Girard, comte de Villetaneuse, procureur général de la chambre des comptes de Paris. Né le 14 février 1663, Louis de Brancas fut tenu sur les fonts par le Roi et Mlle  de Montpensier le 1er mars suivant. En 1684 il fut nommé colonel du régiment de Luxembourg-infanterie. Il se retira en 1721 dans l’abbaye du Bec en Normandie, y resta dix ans, vint s’établir à l’Oratoire, à Paris, et mourut le 24 janvier 1739. Sa femme, qui avait été dame d’honneur de Madame de Bavière, mourut au Palais-Royal, le 17 août 1731 âgée d’environ soixante-dix ans. Le duc de Brancas, son mari, « étoit, dit Saint-Simon (tome IV, p. 120 et 121), un homme petillant d’esprit, mais de cet esprit de saillie, de plaisanterie, de légèreté et de bons mots, sans la moindre solidité, sans aucun sens, sans aucune conduite, qui se jeta dans la crapule et dans les plus infâmes débauches, où il se ruina dans une continuelle et profonde obscurité. Sa femme devint l’objet des regrets d’un mauvais mariage fait contre son goût et contre son gré, dont elle n’étoit pas cause ; elle passa sa vie le plus souvent sans pain et sans habits, et souvent encore parmi les plus fâcheux traitements, que sa vertu, sa douceur et sa patience ne purent adoucir… Elle persuada enfin une séparation au duc de Brancas… Pour son pain elle se mit à Madame… qui… la traita jusqu’à sa mort avec beaucoup d’égards et de distinctions. » Sur la manière dont s’était fait ce mariage, sur la conversion et la retraite de Brancas, voyez Saint-Simon aux pages citées, et tome XVIII, p. 204 et 205.
  10. 10. Le 24 avril, à Paris. Son fils aîné avait la survivance, et faisait la charge depuis plusieurs années. Voyez la Gazette du 27 avril.
  11. 11. Louise-Gabrielle de la Baume le Blanc fut mariée, le 28 juillet 1681, à César-Auguste de Choiseul, comte du Plessis-Praslin, depuis duc de Choiseul ; et ce fut la sœur de Mlle de Fontanges qui épousa M. de Molac. Voyez la lettre du 5 juin 1680.