Lettre 806, 1680 (Sévigné)

La bibliothèque libre.

1680

806. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CHARLES DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Orléans, mercredi 8e mai.

de madame de sévigné.

Nous voici arrivés, ma très-chère, sans aucune aventure considérable : il fait le plus beau temps du monde, les chemins sont admirables ; notre équipage va bien ; mon fils m’a prêté ses chevaux, et m’est venu conduire jusqu’ici. Il a fort égayé la tristesse du voyage : nous avons causé, disputé et lu ; nous sommes dans les mêmes 1680 erreurs, cela fournit beaucoup. Notre essieu rompit hier dans un lieu merveilleux ; nous fûmes secourus par le véritable portrait de M. de Sottenville[1] ; c’est un homme qui feroit les Géorgiques de Virgile, si elles n’étoient déjà faites, tant il sait profondément le ménage de la campagne ; il nous fit venir Madame sa femme[2], qui est assurément de la maison de la Prudoterie, où le ventre anoblit[3]. Nous fûmes deux heures en cette compagnie[4] sans nous ennuyer, par la nouveauté d’une conversation et d’une langue entièrement nouvelle pour nous. Nous fîmes bien des réflexions sur le parfait contentement de ce gentilhomme, de qui l’on peut dire :

Heureux qui se nourrit du lait de ses brebis,
Et qui de leur toison voit filer ses habits[5] !

Les jours sont si longs que nous n’eûmes pas même besoin du secours de la plus belle lune du monde, qui nous accompagnera sur la Loire, où nous nous embarquons demain. Quand vous recevrez cette lettre, ma fille, je serai à Nantes : savez-vous bien qu’aujourd’hui je ne suis pas encore plus loin de vous qu’à Paris ? Nous avons tiré un filet, et nous avons trouvé que Nantes même[6] n’étoit guère plus loin de vous que Paris. Mais en vérité, ma très-chère, voilà de légères consolations ; je n’ai pas même celle de recevoir de vos nouvelles[7]. Vos lettres 1680 n’arrivent qu’aujourd’hui à Paris ; du But y joindra celles de samedi, et j’aurai les deux paquets ensemble à Nantes : je n’ai point voulu les hasarder par une route incertaine, puisqu’elle dépend du vent ; vous croyez donc bien que j’aurai quelque impatience d’arriver à Nantes.

Adieu, mon enfant : que puis-je vous dire[8] ? Vous avez des résidents qui vous doivent instruire ; je ne suis plus bonne à rien qu’à vous aimer, sans pouvoir faire nul usage de cette bonne qualité : cela est triste pour une personne aussi vive que moi. Le bon abbé[9] vous assure de ses services ; je suis fort occupée du soin de le conserver : les voyages ne sont plus pour lui comme autrefois. Je vous embrasse de tout mon cœur. Votre frère veut discourir.


de charles de sévigné.

Puisque vous savez que je suis ici, ma belle petite sœur, je n’ai quasi plus rien à dire pour discourir, si ce n’est que pour me rendre nécessaire, j’ai voulu me mêler de faire le marché du bateau, et que dès qu’il a été conclu, mon oncle, d’une seule parole, l’a eu à une pistole meilleur marché que moi ; cela donnera sujet à ma mère de faire des réflexions sur l’amendement que les années apportent à ma pauvre cervelle : en vérité, elles ne servent de guère ; tout ce que je puis penser de bon est toujours inutile et demeure sans effet, et j’ai toujours la grâce efficace pour tout ce qui ne vaut pas grand’chose. J’ai une douleur mortelle de voir ma mère aller en Bretagne sans moi ; ce qui me console, c’est que vous n’êtes 1680 point à Paris, et que l’éloignement où vous allez être ne vous coûte pas, à beaucoup près, ce que vous coûteroit une nouvelle séparation. Elle[10] est en parfaite santé. Il faut espérer que ce voyage sera le dernier qu’elle fera dans un pays si éloigné du vôtre. J’irai la voir au mois de septembre ; il faudra bien que dans ce temps vous me fassiez des compliments de joie, puisqu’avec la violente inclination que j’ai de passer ma vie avec les Bretons, je serai dans mon élément.

Adieu, adieu, ma petite sœur ; je ne suis pas encore assez provincial pour ne pas souhaiter passionnément de vous voir cet hiver à Paris ; il me semble que votre retour est certain. Vous aurez un très-joli appartement, et j’aurai le plaisir de ne vous point faire de honte, puisque je serai encore sous-lieutenant des gendarmes de Monsieur le Dauphin. En vérité[11] j’ai été surpris de voir qu’un voyage de cinq mois me fît regarder comme M. de Sottenville ; je m’en vais essayer de vous ôter ces impressions, et en y travaillant, je ne me ferai pas tant de violence que vous pourriez bien croire. Ne vous gâtez point l’imagination sur mon sujet ; je vous aime trop pour vouloir vous donner de certains chagrins. J’avois l’autre jour écrit. une réponse[12] à M. de Grignan ; mais ma mère, avec beaucoup de raison, la trouva si peu digne de ce qu’il m’avoit écrit, qu’elle la brûla : je le prie de ne pas laisser de la recevoir ; il est bien heureux qu’on lui ait ôté la peine de la lire. Je salue Mlles  de Grignan, et j’ordonne au petit marquis de ne pas oublier de me contrefaire.

  1. Lettre 806. — 1. Beau-père de George Dandin.
  2. 2. « Il nous fit venir sa femme. » (Édition de 1754.)
  3. 3. Voyez la scène iv du Ier acte de George Dandin.
  4. 4. « Avec cette compagnie. » (Édition de 1754.)
  5. 5. Voyez les Bergeries de Racan, acte V, scène i, vers 5 et 6.
  6. 6. « J’ai trouvé aujourd’hui que je ne suis pas encore plus loin de vous qu’à Paris, et par un filet que nous avons tiré sur la carte, nous avons vu que Nantes même, etc. » (Édition de 1754.)
  7. 7. « … de recevoir de vos nouvelles. Je n’en puis espérer qu’à Nantes, et vous croyez bien que j’aurai quelque impatience d’y arriver. » (Édition de 1737.)
  8. 8. « Que puis-je vous dire d’ici ? » (Édition de 1754.)
  9. 9. « Mon bien Bon. » (Ibidem.)
  10. 10. « Ma mère. » (Édition de 1754.)
  11. 11. Cette phrase a été retranchée par Perrin dans sa seconde édition (1754), où il a supprimé aussi celle qui termine la lettre.
  12. 12. « J’avois fait l’autre jour une réponse. » (Édition de 1754.)