Lettre 808, 1680 (Sévigné)

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1680

808. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Saumur, samedi 11e mai.

Nous arrivons ici, ma très-belle ; nous avons quitté Tours ce matin ; j’y ai laissé à la poste une lettre pour vous. Qui m’ôteroit la faculté de penser, m’embarrasseroit beaucoup, surtout dans ce voyage. Je suis douze heures de suite dans ce carrosse si bien placé, si bien exposé ; j’en emploie quelques-unes à manger, à boire, à lire ; beaucoup à regarder, à admirer ; et encore plus à rêver, à penser à vous. Je suis assurée, ma chère enfant, que vous ne croyez point que ce soit une flatterie ; c’est une vérité : je vous parcours, je vous dévide, je vous redévide, je passe par mille endroits tristes, fâcheux, d’autres doux et sensibles. Je pense à votre belle jeunesse, à votre santé ; de quelle manière elle a été maltraitée, comme vous en avez abusé, comme votre sang s’est irrité ; nous ne fûmes point assez effrayés de cette première marque qu’il nous en donna, et qui fut le commencement de tous vos maux. Enfin que ne pense-t-on point quand on pense toujours, avec beaucoup de silence et de loisir ? Je ne vous dis point tous les pays que j’ai battus, ni tous les chemins que fait mon imagination ; ma lettre seroit trop longue : ce qui est vrai, c’est que je trouve toujours une égale tendresse dans mon cœur ; j’aimerois fort à vous parler sur certains chapitres, mais ce plaisir n’est pas à portée d’être espéré ; en attendant, je pense, donc je suis[1] ; je pense à vous avec tendresse, 1680 donc je vous aime ; je pense uniquement à vous de cette manière, donc je vous aime uniquement.

Le bon abbé se porte fort bien ; il est charmé de cette route : jamais on n’a fait ce voyage comme nous le faisons ; c’est dommage que nous ne soyons un peu moins solitaires. Je vous jure pourtant que je ne souhaite personne, et qu’étant condamnée à m’éloigner de vous, j’aime encore mieux être toute seule et toute libre, et me donner entièrement à mes affaires, que d’être détournée sans être contente. Me voilà donc fort bien pour quatre ou cinq mois, puisqu’il le faut.

J’ai bien envie que vous voyiez un peu plus clair à Mlle  de Grignan. Pour vos affaires, vous ne les voyez que trop ; c’est une étrange chose que d’avoir à réparer, six mois de suite, les dépenses d’un hiver à Aix ; vraiment c’est bien pour avoir vécu. Cependant je veux espérer que la Providence démêlera tout mieux que nous ne pensons : il y a de certains avenirs obscurs qui s’éclaircissent quelquefois tout d’un coup ; ma chère enfant, vous voyez bien ce que je pense et ce que je desire là-dessus, et vous entendez tout ce que je ne dis pas. Mon ennui par-dessus l’ordinaire, c’est d’être si longtemps sans avoir de vos lettres : cela me trouble ; il part aujourd’hui de Paris deux paquets de vous, qui arriveront à Nantes lundi, comme moi : voilà tout l’ordre que j’ai pu donner. C’étoit une folie de prétendre attraper vos lettres, en volant, par les villes où je ne suis qu’un moment, et où je n’arrive que comme il plaît au vent : il a eu jusqu’ici la dernière complaisance, mais le moyen d’y compter sûrement ? Voilà le bon abbé qui vous fait mille amitiés. Je lis toujours avec plaisir mon histoire de Portugal ; mais je n’ai rien lu de vous depuis le 28e du passé ; cela est long : je relis vos anciennes lettres. Adieu, ma très-chère : en voilà assez pour aujourd’hui.


  1. Lettre 808. — 1. C’est le célèbre axiome de Descartes. « Remarquant que cette vérité : Je pense, donc je suis, étoit si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étoient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvois la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchois, » (Discours de la Méthode, IVe partie.)