Lettre 814, 1680 (Sévigné)

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1680

814. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Nantes, lundi au soir 27e mai.

Je vous écris ce soir, ma fille, parce que, Dieu merci, je m’en vais demain dès le grand matin, et même je n’attendrai pas vos lettres pour y répondre : je laisse un homme qui me les apportera à la dînée[1], et je laisse ici cette lettre, qui partira le soir, afin qu’autant que je le puis, il n’y ait rien de déréglé dans notre commerce. J’écris aujourd’hui comme Arlequin, qui répond avant que d’avoir reçu la lettre[2].

Je fus hier au Buron, j’en revins le soir ; je pensai pleurer en voyant la dégradation de cette terre : il y avoit les plus vieux bois du monde ; mon fils, dans son dernier voyage, lui a donné[3] les derniers coups de cognée. Il a encore voulu vendre un petit bouquet qui faisoit une assez grande beauté ; tout cela est pitoyable : 1680 il en a rapporté quatre cents pistoles, dont il n’eut pas un sou un mois après. Il est impossible de comprendre ce qu’il fait, ni ce que son voyage de Bretagne lui a coûté[4], où il étoit comme un gueux, car il avoit renvoyé ses laquais et son cocher à Paris : il n’avoit que le seul Larmechin dans cette ville, où il fut deux mois. Il trouve l’invention de dépenser sans paroître, de perdre sans jouer, et de payer sans s’acquitter ; toujours une soif et un besoin d’argent, en paix comme en guerre ; c’est un abîme de je ne sais pas quoi, car il n’a aucune fantaisie, mais sa main est un creuset qui fond l’argent[5]. Ma bonne, il faut que vous essuyiez tout ceci. Toutes ces dryades affligées que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus où se retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis[6] deux cents ans dans l’horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette obscurité, annonçoient, par leurs funestes cris, les malheurs de tous les hommes ; tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le cœur ; et que sait-on même si plusieurs de ces vieux chênes n’ont point parlé, comme celui où étoit Clorinde[7] ? Ce lieu étoit un luogo d’incanto[8], s’il en fut jamais : j’en revins toute triste ; le soupé que me donna le premier président et sa femme ne fut point capable de me réjouir.

Il faut que je vous conte ce que c’est que ce premier président ; vous croyez que c’est une barbe sale et un 1680 vieux fleuve comme votre Ragusse[9] ; point du tout : c’est un jeune homme de vingt-sept ans, neveu de M. d’Harouys ; un petit de la Bunelaye fort joli, qui a été élevé avec le petit de la Silleraye[10], que j’ai vu mille fois, sans jamais imaginer que ce pût être un magistrat ; cependant il l’est devenu[11] par son crédit, et moyennant quarante mille francs, il a acheté toute l’expérience nécessaire pour être à la tête d’une compagnie souveraine, qui est la chambre des comptes de Nantes ; il a de plus épousé une fille que je connois fort, que j’ai vue cinq semaines[12] tous les jours aux états de Vitré ; de sorte que ce premier président et cette première présidente sont pour moi un petit jeune garçon[13] que je ne puis respecter, et une jeune petite demoiselle que je ne puis honorer. Ils sont revenus pour me voir[14] de la campagne, où ils étaient ; ils ne me quittent point. D’un autre côté, M. de Nointel me vint voir samedi en arrivant de Brest : cette civilité m’obligea d’aller le lendemain chez sa sotte femme[15] ; elle me rendit ma visite dès le soir ; et d’hui ils m’ont donné un si magnifique repas en maigre, à cause des Rogations, que le moindre poisson paroissoit la señora ballena[16]. J’ai été de là dire adieu à mes pauvres sœurs[17], que j’aime et que je laisse avec un très-bon livre[18]. J’ai pris congé de la belle prairie[19]. Mon Agnès pleure quasi mon départ ; moi, ma bonne, je ne le pleure point ; et suis ravie de m’en aller dans mes bois ; j’en trouverai au moins[20] aux Rochers qui ne sont point abattus. Voilà, ma bonne, toutes les inutilités que je puis vous mander aujourd’hui.


  1. Lettre 814 (revue en très-grande partie sur une ancienne copie). — 1. « …pour y faire réponse : je laisse un homme à cheval pour me les apporter à la dînée. » (Édition de 1754.)
  2. 2. Cette phrase ne se trouve que dans l’édition de 1754, et notre manuscrit ne donne pas tout ce premier alinéa.
  3. 3. « Y a fait donner. » (Édition de 1754.)
  4. 4. Dans le texte de 1737, la phrase finit aux mots lui a coûté ; dans celui de 1754, elle continue ainsi : « quoiqu’il eût renvoyé ses laquais et son cocher à Paris, et qu’il n’eût que le seul Larmechin, etc. »
  5. 5. « Où l’argent se fond. » (Édition de 1754.)
  6. 6. Les mots : « tous ces anciens corbeaux établis depuis, » ont été sautés dans notre manuscrit.
  7. 7. Voyez le chant treizième de la Jérusalem délivrée, du Tasse. (Note de Perrin.)
  8. 8. Ou, comme dit poétiquement le Tasse (chant XIII, stance 20), incantato loco, « lieu d’enchantement, lieu enchanté. »
  9. 9. C’était un membre du parlement d’Aix. (Note de l’édition des Lettres inédites de 1827.) I ! a déjà été nommé plus haut, tome III, p. 384. Dans notre manuscrit, il y a Ragouse, au lieu de Ragusse. — Est-ce lui, l’un des présidents au parlement de Provence, dont en 1663 une note secrète adressée à Colbert parlait ainsi : « De Grimaud, sieur de Raguze, assez entendu aux affaires ordinaires de la justice ; il est à présent raccommodé avec le premier président (d’Oppède), dont il étoit ennemi juré ; il a été homme de toutes sortes de traités et de partis. » (Correspondance administrative sous Louis XIV, tome II, p. 94.)
  10. 10. Fils de M. d’Harouïs. (Note de Perrin.)
  11. 11. Dans notre manuscrit : « il est devenu. »
  12. 12. « Pendant cinq semaines. » (Édition de 1754.)
  13. 13. « De sorte que le mari et la femme sont pour moi un jeune petit garçon, etc. » (Ibidem.)
  14. 14. « Pour moi. » (Ibidem.)
  15. 15. « Chez sa femme. » (Éditions de 1737 et de 1754.) Voyez la lettre du 25 mai précédent, p. 414 et 4i5, et la note 21.
  16. 16. En espagnol « dame baleine. » Notre manuscrit porte la seignora balena. — En 1680, l’Ascension tombait au 30 mai et le lundi des Rogations au 27.
  17. 17. De Sainte-Marie.
  18. 18. Le traité de la Fréquente communion. — Ce membre de phrase n’est pas dans le texte de 1737 ; dans celui de 1754, on lit seulement : « que je laisse avec un très-bon livre. »
  19. 19. La prairie de Mauves, près du cours Saint-Pierre, à Nantes, sur le bord de la Loire. (Note de l’édition de 1818.)
  20. 20. « J’espère au moins en trouver. » (Édition de 1754.)