Lettre 816, 1680 (Sévigné)

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1680

816. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce 5ejuin.

Enfin[1], ma chère fille, en attendant d’autres consolations, qui sont toutes les plus douces espérances de ma vie, j’ai l’espèce de plaisir, dans notre éternel éloignement, de recevoir vos lettres le neuvième jour, à dix heures du matin. Elles arrivent le samedi à Paris ; on les 1680 jette à la poste de Bretagne, et je les ai le lundi matin. J’admire tous les jours l’honnêteté de ces Messieurs dont parlent si plaisamment les Essais de morale, et qui sont si honnêtes et si obligeants[2] : que ne font-ils point pour notre service ? à quels usages ne se rabaissent-ils point pour nous obliger[3] ? Après avoir couru deux cents lieues pour porter nos lettres, ils grimpent[4] sur les toits de nos maisons, pour empêcher que nous ne soyons incommodés de la pluie ; ils font bien pis[5]. Enfin c’est un effet de la Providence ; et la cupidité, qui est un mal, est le fonds-dont elle tire[6] tant de biens. J’ai apporté ici une grande quantité de livres choisis[7] ; je les ai rangés tantôt[8] ; on ne met pas la main sur un, tel qu’il soit, qu’on n’ait envie de le lire tout entier ; toute une tablette de dévotion, et quelle dévotion ! bon Dieu, quel point de vue pour honorer notre religion ! l’autre est toute d’histoires admirables ; l’autre de morale ; l’autre de poésie, et de nouvelles, et de mémoires. Les romans sont méprisés, et ont gagné les petites armoires. Quand j’entre dans ce cabinet, je ne comprends pas pourquoi j’en sors : il est digne de vous[9], ma fille ; la promenade en seroit 1680 digne aussi, mais notre compagnie, en vérité, fort indigne. Mon pot est étrange à écumer les dimanches[10] ; ce qu’il y a de bon, c’est que chacun va souper à six heures, et c’est la belle heure de la promenade, où je cours pour me consoler. Mlle  du Plessis, en grand deuil, ne me quitte guère ; je dirois bien volontiers de sa mère, comme de ce M. de Bonneuil[11], elle a laissé une pauvre fille bien ridicule ; elle est impertinente : aussi je suis honteuse de l’amitié qu’elle a pour moi ; je dis quelquefois : « Y auroit-il bien de la sympathie entre nous[12] ? » Elle parle toujours, et Dieu me fait la grâce d’être pour elle comme vous êtes pour beaucoup d’autres ; je ne l’écoute point du tout. Elle est assez brouillée dans sa famille pour leurs partages[13], cela fait un nouvel ornement à son esprit : elle confondoit tantôt tous les mots ; et en parlant des mauvais traitements qu’on lui faisoit[14], elle disoit : « Ils m’ont traitée comme une barbarie, comme une cruauté. » Vous voulez que je vous parle de mes misères, en voilà peut-être plus qu’il ne 1680 vous en faut. Toutes mes lettres sont si grandes, que vous devriez, selon votre règle, m’en écrire de petites, et laisser le soin de tout à Montgobert : ma fille, la santé est toujours un solide et véritable bien ; on en fait ce qu’on veut.

Mme  de Coulanges me mande qu’elle a reçu de vous une lettre charmante et qu’elle a fait ce que vous souhaitez ; elle mande mille bagatelles[15], que je vous enverrois, si je ne voyois fort bien que c’est une folie. La faveur de son amie[16] continue toujours : la Reine l’accuse de toute la séparation qui est entre elle et Madame la Dauphine ; le Roi l’a consolée[17] de cette disgrâce ; elle va chez lui tous les jours, et les conversations sont d’une longueur à faire rêver tout le monde. Je ne sais, ma très-chère, comme[18] vous pourriez croire que votre présence fût un obstacle à la fortune de vos frères ; vous n’êtes guère propre à porter guignon. Vous n’avez point assez bonne opinion de vous ; et pour le coin de votre feu, que vous dites qui empêchoit peut-être[19] le chevalier de faire sa cour, parce que cela le rendoit paresseux, je vous assure qu’il n’a fait que changer de cheminée, et que la fortune l’est venue chercher dans sa chambre, assez incommodé des chicanes de son rhumatisme. L’abbé de Grignan étoit désolé ; il eût jeté sa part aux chiens ; et tout d’un coup, par une suite d’arrangements trop longs à vous dire, on le nomme, on le choisit, et le voilà dans le plus agréable évêché qu’on puisse souhaiter. Portez-vous toujours bien : cette provision est 1680 bonne ; que savons-nous ? Je regarde l’avenir comme une obscurité dont il peut arriver bien des clartés à quoi l’on ne s’attend pas.

M. de Lavardin se marie[20], c’est tout de bon ; et on dit que c’est Mme  de Mouci[21] qui inspire à Mme  de Lavardin tout ce qu’il y a de plus avantageux pour son fils : c’est une âme toute extraordinaire que cette Mouci. Ce petit Molac épouse la sœur de la duchesse de Fontanges[22] : le Roi lui donne la valeur de plus de quatre cent mille francs. Mon Dieu ! que vous me dites bien[23] sur la mort de M. de la Rochefoucauld, et de tous les autres : « On serre les files il n’y paroît plus ! » Il est pourtant vrai que Mme  de la Fayette est accablée de tristesse, et n’a point senti, comme elle auroit fait, ce qui est arrivé à son fils[24]. Madame la Dauphine n’avoit garde de ne la pas bien traiter : Madame de Savoie lui en a écrit[25] comme de sa meilleure amie.

Je suis fort aise que M. de Grignan soit content de ma lettre : j’ai dit assez sincèrement ce que je pense ; il 1680 devroit bien le penser lui-même, et renvoyer[26] toutes les fantaisies ruineuses qui servent chez lui par quartier ; il ne faudroit pas qu’elles dormissent, comme cette noblesse de basse Bretagne ; il seroit à souhaiter qu’elles fussent entièrement supprimées[27]. N’est-il point temps qu’il en soit effrayé, et surtout quand il voit les suites, et sur qui cela tombe ? C’est une pensée bien naturelle que d’avoir regretté les extrêmes dépenses de votre voyage et de votre séjour à Aix ; je ne l’ai pas moins senti que vous. Ordinairement les séjours en province ne sont pas faits à cette intention.

Adieu, ma chère et très-aimable et très-raisonnable : j’admire vos lettres et je les aime[28] ; cependant je n’en veux point ; cela paroît un peu extraordinaire, mais cela est ainsi. Coupez court, faites discourir Montgobert : je m’engage à vous ôter le dessein de m’écrire beaucoup, par la longueur dont je fais mes lettres ; vous les trouverez au-dessus de vos forces, c’est ce que je veux : ainsi ma poitrine sauvera la vôtre. Il me semble que vous avez bien des commerces, quoi que vous disiez ; pour moi, je ne fais que répondre, je n’attaque point ; mais cela fait quelquefois tant de lettres, que les jours de courrier, quand je retrouve le soir une écritoire[29], j’ai envie de me cacher sous le lit, comme cette chienne de feu Madame, quand elle voyoit des livres.

  1. Lettre 816 (renie en partie sur une ancienne copie). — 1. Dans le texte de 1737 : « Enfin, ma chère fille, en attendant d’autres consolations, j’ai l’espèce de plaisir, dans notre extrême éloignement, de recevoir vos lettres le neuvième jour. J’admire souvent l’honnêteté, etc. » Dans celui de 1754 : « Enfin j’ai le plaisir, dans notre extrême éloignement, de recevoir vos lettres le neuvième jour, en attendant d’autres consolations. J’admire souvent l’honnêteté, etc. »
  2. 2. « Si bons et si obligeants. » (Édition de 1754.) — Voyez au tome II des Essais de morale le dernier chapitre de la première partie du traité de la Grandeur, et le troisième des discours de Pascal sur la Condition des grands, imprimés par Nicole à la suite de son traité (1670). Nous aurions déjà dû renvoyer à ces passages dans notre tome II, p. 277 et 408.
  3. 3. « Ne se rabaissent-ils pas pour nous être utiles ? » (Édition de 1754.)
  4. 4. « Les uns courent deux cents lieues pour porter nos lettres, les autres grimpent, etc. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  5. 5. « Quelques-uns fout bien pis. » (Ibidem.)
  6. 6. « D’où elle tire. » (Ibidem.)
  7. 7. « J’ai apporté ici quantité de livres choisis. » (Ibidem.)
  8. 8. « Ce matin. » (Édition de 1754.)
  9. 9. « Il seroit digne de vous. » (Éditions de 1737 et de 1754.) — Le cabinet qui renfermait la bibliothèque de Mme  de Sévigné est pratiqué dans la tour dont la fenêtre domine le parc. Note de l’édition de 1818.
  10. 10. À cause de la compagnie, qui grossissoit ces jours-là, et à laquelle Mme  de Sévigné se croyoit obligée de faire les honneurs des Rochers. Elle appeloit cela écumer son pot. (Note de Perrin, 1754.)
  11. 11. Dans notre manuscrit, par erreur sans doute : « comme à M. de Bonneuil. » Voyez la fin de la lettre du 26 avril précédent, p. 364, et tome II, p. 433, note 2. — Dans les éditions de Perrin, la fin de la phrase est coupée autrement que dans notre manuscrit : « elle est impertinente aussi : je suis honteuse, etc. »
  12. 12. Dans le texte de 1737 : « entre elle et moi. » Dans celui de 1754 : « Y auroit-il par hasard quelque sympathie entre elle et moi ? »
  13. 13. « Pour les partages. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  14. 14. Ces mots : qu’on lui faisait, ne sont que dans notre manuscrit, qui, à la ligne suivante, a barbare, au lieu de barbarie, et qui ne donne pas les deux dernières phrases de l’alinéa.
  15. 15. Les deux éditions de Perrin donnent simplement : « Mme  de Coulanges me mande mille bagatelles. »
  16. 16. Mme  de Maintenon.
  17. 17. « La console, » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  18. 18. « Comment. » (Édition de 1754.)
  19. 19. Le mot peut-être n’est pas dans l’impression de 1754.
  20. 20. Avec Louise-Anne de Noailles, sœur d’Anne-Jules duc de Noailles, capitaine des gardes du corps, qui devint maréchal de France. (Note de Perrin, 1754.) — Il l’épousa le 12 juin. Voyez la Gazette du 15.
  21. 21. Marie de Harlay, sœur d’Achille de Harlay, alors procureur général, et depuis premier président du parlement de Paris. (Note de Perrin.) — Voyez plus haut, p. 25, note 3.
  22. 22. Voyez tome II, p. 297, la fin de la note 6. Mme  de Molac (Catherine-Gasparde de Scorraille Roussille) perdit son mari en 1700, et se remaria en 1709 avec Henri de Chabannes, marquis de Curton, dont elle devint veuve en 1714.
  23. 23. « Que vous dites bien. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  24. 24. Voyez la lettre du 6 mai précédent, p. 382.
  25. 25. « Lui en avoit écrit. » (Éditions de 1737 et de 1754.) — Madame de Savoie paraît avoir eu une correspondance intime avec Mme  de la Fayette : voyez les Mémoires de Mademoiselle, tome IV, p. 477. Voyez encore la lettre du 13 décembre précédent, p. 144.
  26. 26. « J’ai dit mon sentiment avec assez de sincérité ; il devroit bien renvoyer, etc. » (Édition de 1754.)
  27. 27. Ce qui suit, jusqu’à la fin de l’alinéa, ne se trouve que dans notre manuscrit, qui ne donne pas le reste de la lettre.
  28. 28. « Adieu, ma très-aimable : j’admire et j’aime vos lettres. » (Édition de 1754.)
  29. 29. « Mon écritoire. » (Ibidem.)