Lettre 817, 1680 (Sévigné)

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1680

817. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, 9e juin, jour de la Pentecôte.

Vous êtes donc pour l’attention aux histoires, comme je suis pour le chapelet[1]  : vous ne savez de quoi traite Justin. La petite de Biais[2] disoit qu’elle avoit vu quelque chose de la conversion de saint Augustin dans la fin de Quinte-Curce ; je vous en pourrois fort bien dire autant[3], et vous ne voulez pas que je dise : « Ma fille a trop d’esprit ; » puisque vous n’en êtes pas plus grasse pour être ignorante, je vous prie[4] de répéter les vieilles leçons de votre père Descartes. Je voudrois que vous puissiez[5] avoir Corbinelli ; il me semble que présentement il vous divertiroit. Pour moi, je trouve les jours d’une longueur excessive, je ne trouve point[6] qu’ils finissent ; sept, huit, neuf heures du soir n’y font rien. Quand il me vient des Madames, je prends vitement mon ouvrage, je ne les trouve pas dignes de mes bois, je les reconduis ;

La dame en croupe et le galant en selle

s’en vont souper, et moi je vais me promener. Je veux penser à Dieu, je pense à vous ; je veux dire mon chapelet, je rêve ; je trouve Pilois, je parle de trois ou quatre 1680 allées nouvelles que je veux faire[7] ; et puis je reviens quand il fait du serein, de peur de vous déplaire. Je lis des livres de dévotion, parce que je voulois me préparer à recevoir le Saint-Esprit ; ah ! que c’eût été un vrai lieu pour l’attendre que cette solitude ! mais il souffle où il lui plaît[8], et c’est lui-même qui prépare les cœurs où il veut habiter ; c’est lui qui prie en nous par des gémissements ineffables[9]. C’est saint Augustin qui m’a dit tout cela[10]. Je le trouve bien janséniste, et saint Paul aussi ; les jésuites ont un fantôme qu’ils appellent Jansénius, à qui ils disent mille injures ; ils ne font pas[11] semblant de voir où cela remonte : est-ce que je parle à lui[12] ? et là-dessus ils font un bruit étrange, et réveillent les disciples cachés de ces deux grands saints. Plût à Dieu que j’eusse à Vitré mes pauvres filles de Sainte-Marie[13] ! je n’aime point ces baragouines[14] d’Aix : pour moi, je mettrois la petite avec sa tante[15] ; elle seroit abbesse, quelque chose[16] ; cette place est toute 1680 propre aux vocations un peu équivoques : on accorde la gloire et les plaisirs. Vous êtes plus à portée de juger de cela que personne[17]. L’abbaye pourroit être si petite, le pays si détestable, que vous feriez mal de l’y mettre ; mais il me semble à vue de pays[18] qu’elle seroit mille fois mieux là qu’à Aix, où vous n’irez plus[19] :

C’est pour Jupiter qu’elle change ;
Il est permis de changer[20].

C’est une enfant entièrement perdue, que vous ne reverrez plus[21], puisque M. de Vendôme sera gouverneur : elle se désespérera. On a mille consolations dans une abbaye ; on peut aller avec sa tante voir quelquefois la maison paternelle ; on va aux eaux, on est la nièce de Madame ; enfin il me semble que cela vaut mieux. Mais qu’en dit Monsieur l’Archevêque ? Son avis vous doit décider.

Le vôtre me paroît bien mauvais sur tout ce que vous dites de vous : à qui en avez-vous, ma bonne, de dire pis que pendre à votre esprit, si beau et si bon[22] ? Y a-t-il[23] quelqu’un au monde qui soit plus éclairé et plus 1680 pénétré de la raison et de vos devoirs[24] ? Et vous vous moquez de moi[25]  : vous savez bien ce que vous êtes au-dessus des autres ; vous avez de la tête, du jugement, du discernement, de l’incertitude à force de lumières, de l’habileté, de l’insinuation, du dessein quand vous voulez, de la prudence, de la conduite, de la fermeté, de la présence d’esprit, de l’éloquence, et le don de vous faire aimer quand il vous plaît, et quelquefois plus et beaucoup plus que vous ne voudriez : le papier ne manque pas, non plus que la matière ; mais pour tout dire en un mot, vous avez du fond pour être tout ce que vous voudrez. Il y a bien des gens à qui l’étoffe manque, qui voient à tout moment le bout de leur esprit ; ma chère enfant, ne vous plaignez pas.

Je voudrois[26] qu’on vous eût apporté bien de l’argent de cette terre où l’on avoit déjà oublié M. de Grignan et repris l’indépendance. Malgré la belle réputation de la Bretagne, tout y est misérable, nos terres rabaissent.

Je reçois une lettre de Mme  de Vins : elle me dit de vos nouvelles ; vous êtes notre lien[27] ; elle est abîmée dans ses procès, et ne regrette cette sujétion que parce que cela l’empêche d’être à Pompone, ne regrettant nulle autre chose dans le monde[28]. Elle est d’une sagesse qui me touche et que j’admire ; elle me paroît triste, et aussi[29] éloignée de desirer les plaisirs qui ne lui conviennent plus, que persuadée de la Providence qui l’a mise en cet état : elle ne cherche plus de douceur que dans sa famille[30]. C’est ce qu’il y a de plus solide après avoir bien tourné. Je la plains d’avoir l’affaire de Monrever[31] à décider. Je vous envoie un morceau d’une lettre de votre frère ; vous y verrez en quatre mots l’état de son âme : il est à Fontainebleau. On me mande qu’on est[32] au milieu des plaisirs sans avoir un moment de joie. La faveur de Mme de Maintenon croît toujours, et celle de Mme de Montespan[33] diminue à vue d’œil. Cette Fontanges est au plus haut degré.

La pauvre Mme de la Fayette[34] me mande l’état de son âme :

Rien ne peut réparer les biens que j’ai perdus[35] ;

elle me dit ce vers que j’ai pensé mille fois pour elle ; elle est plus touchée qu’elle-même le croyoit, étant occupée de sa tante et de ses enfants ; mais ces soins ont fait place à la véritable tristesse de son cœur ; elle est seule dans le monde ; elle me regrette fort, à ce qu’elle dit. J’aurois fait mon devoir assurément dans cette occasion unique dans sa vie. Ne l’enviez pas. J’ai retrouvé ici des lettres de ce pauvre homme ; elles m’ont touchée. Cette pauvre femme ne peut serrer la file[36] d’une manière à remplir cette place. Elle a toujours une très-méchante santé ; cela contribue à la tristesse. Ses deux enfants sont hors de Paris, Langlade, moi ; tous ses restes d’amis à Fontainebleau[37] ; Mme de Coulanges s’en va, elle est tombée des nues[38].

Mme de Lavardin est dans la noce par-dessus les yeux[39] ; je lui ferai vos compliments[40] ; un petit mot pourtant seroit bien joli : elle vous aime et vous estime tant ! il ne faut que six lignes. C’est une amie que j’estime beaucoup et qui m’aime naturellement. Elle m’écrit qu’elle est contente, et je vois que non : une belle-fille la dérange ; je ne crois pas même qu’elles logent ensemble. Je suis assurée que son cœur est brisé du personnage héroïque de Mme de Mouci ; elle ne se plaindra point, mais pourra[41] bien étouffer : je vois leurs cœurs. Mme de Lavardin me parle de Malicorne[42], où elle veut venir doucement finir sa carrière[43]. Je vois un dessous de cartes funeste ; je vois encore l’embarras de son fils[44], déchiré d’amitié, de reconnoissance pour sa mère, chagrin de l’incompatibilité de son humeur, empêtré d’une jeune femme, sacrifié sottement à son nom et à sa maison : quand[45] je serois à cette noce, je n’y verrois pas plus clair. En vérité, je prends intérêt[46] à tous ces divers personnages ; je fais des réflexions sur toutes ces choses dans mes bois. Je vois avec quelque sorte de consolation que personne n’est content dans ce monde : ce que tu vois de l’homme n’est pas l’homme, cela se voit partout[47]. Si j’avois quelqu’un pour m’aider à philosopher, je pense que je, deviendrois une de vos écolières[48], mais je ne rêve que comme on faisoit du temps que le cœur étoit à gauche. Après cette fête, je m’en vais prendre quelque livre pour essayer de faire quelque usage[49] de ma raison : je ne prendrai pas votre P. Senault[50] ; où allez-vous chercher cet obscur galimatias ? Que ne demeurez-vous dans les droites simplicités de votre père[51] ? Il me faudra toujours quelques petites histoires[52] ; car je suis grossière comme votre frère : les choses abstraites vous sont naturelles, et nous sont contraires[53]. Ma fille, pour être si opposées dans nos lectures, nous n’en sommes pas moins bien ensemble ; au contraire, nous sommes une nouveauté l’une pour l’autre[54] ; et enfin je ne souhaite au monde que de vous revoir et jouir de la douceur qu’on trouve dans une famille aussi aimable que la mienne. M. de Grignan veut bien y tenir sa place et être persuadé qu’il contribue beaucoup à cette joie. Mlle de Méri a rendu sa maison ; je souhaite qu’on en trouve une autre qui lui plaise. Mme de Lassay n’a pas eu peu de chagrin de toute…[55]. Si on osoit parler ? et je ne puis jamais rien aimer comme vous. Je voudrois desirer aussi sensiblement mon salut que je souhaite vous voir ; il me semble que nous serions encore mieux que jamais. Bonjour, ma chère fille : je m’en vais prier Dieu qu’il me donne son Saint-Esprit, car je ne me charge guère de demander en détail[56] : Fiat voluntas tua[57], etc. ; devroit-on dire autre chose ? Quand je fais des reproches au petit marquis[58], c’est pour avoir le plaisir de songer que je fais répondre brusquement ; je n’ai point l’idée que rien le touche plus joliment[59] ; il n’est que trop sage et trop posé : il faut le secouer par des plaintes injustes.


  1. Lettre 817 (revue presque en entier sur une ancienne copie), — 1. Voyez la lettre du 12 mai précédent, p. 392 et 393.
  2. 2. Voyez tome I, p. 381, note 2, et l’apostille de Charles de Sévigné à la lettre du 15 décembre 1675, tome IV, p. 280.
  3. 3. « Vous en pourriez fort bien dire autant. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  4. 4. « Je vous conseille. » (Ibidem.)
  5. 5. « Que vous pussiez. » (Ibidem.)
  6. 6. « Je ne m’aperçois point. » (Ibidem.)
  7. 7. « Que je vais faire, » (Éditions de 1737 et de 1754.) Le texte de 1737 n’a pas le mot nouvelles.
  8. 8. Voyez l’Évangile de saint Jean, chapitre iii, verset 8.
  9. 9. Voyez l’Épître de saint Paul aux Romains, chapitre viii, verset 26.
  10. 10. Dans les traités cités an tome V, p. 111 et note 7. Voyez les lettres des 21 et 26 juin suivants, p. 476 et 483. — Tout ce qui suit, jusqu’à : « à qui en avez-vous, etc » (p. 443, ligne 17), a été supprimé dans l’édition de 1737.
  11. 11. « Auquel ils disent mille injures, et ne font pas, etc. » (Édition de 1754.)
  12. 12. « À toi. » (Ibidem.) — Allusion à l’anecdote de Soyecourt, racontée dans la note 12 de la p. 103 de ce volume.
  13. 13. Les filles de la Visitation de Sainte-Marie de Nantes.
  14. 14. « Vos baragouines. » (Édition de 1754.)
  15. 15. Marie d’Adhémar de Monteil, sœur du comte de Grignan, religieuse à Aubenas.
  16. 16. « Elle seroit abbesse quelque jour. » (Édition de 1754.)
  17. 17. « De juger sur cela que personne du monde. » (Édition de 1754.)
  18. 18. « Mais, si cela n’est pas, il me semble en gros, etc. » (Ibidem.)
  19. 19. Mme  de Sévigné se flattoit que M. le duc de Vendôme, qui étoit gouverneur de Provence, y commanderoit à l’avenir, et que M. et Mme  de Grignan viendroient s’établir à Paris et à la cour. (Note de Perrin.)
  20. 20.Quand c’est pour Jupiter qu’on change,
    Il n’est pas honteux de changer,

    dit Mercure dans l’Isis de Quinault (acte I, scène v). Ces deux vers ne se lisent que dans notre manuscrit.

  21. 21. « Et que vous ne verrez plus. » (Édition de 1754.)
  22. 22. « À qui en avez-vous donc, ma fille, de dire pis que pendre de votre esprit, si beau et si bon ? » (Édition de 1737.) — « A qui en avez-vous de parler si mal de votre esprit, qui est si beau et si bon ? » (Édition de 1754.)
  23. 23. « Y en a-t-il. » (Édition de 1754.)
  24. 24. « Et plus pénétré que vous de la raison et de ses devoirs ? » (Édition de 1737.) — « Et plus pénétré de la raison et de ses devoirs ? » (Édition de 1754.)
  25. 25. Ce membre de phrase n’est pas dans l’impression de 1737, qui continue ainsi : « Mais vous savez bien, etc. »
  26. 26. Ce petit alinéa n’est que dans le manuscrit.
  27. 27. Dans le texte de 1737, sans doute par une faute d’impression : « notre bien. »
  28. 28. Ce dernier membre de phrase « ne regrettant, etc., » se trouve seulement dans notre ancienne copie.
  29. 29. Le mot aussi, et un peu plus loin le pronom lui, ont été sautés dans notre manuscrit.
  30. 30. Ce membre de phrase « elle ne cherche, etc., » n’est pas dans le texte de 1737 ; les deux petites phrases qui suivent ne sont pas ailleurs que dans notre manuscrit.
  31. 31. Le manuscrit porte Monrever : peut-être faudrait-il lire Montrevel ?
  32. 32. « Qu’on y est. » (Édition de 1754.)
  33. 33. « Celle de Quanto. (Édition de 1737.) — « Celle de Quantova. » (Édition de 1754.)
  34. 34. Dans les deux éditions de Perrin, ce passage est disposé dans l’ordre que voici, avec quelques suppressions : « Mme de la Fayette me mande qu’elle est plus touchée qu’elle-même ne le croyoit, étant occupée de sa santé et de ses enfants ; mais ces soins… J’aurois fait mon devoir assurément dans cette occasion unique dans la vie. Cette pauvre femme ne peut serrer la file d’une manière à remplir cette place.

    Rien ne peut réparer les biens que j’ai perdus ;

    elle me dit ce vers que j’ai pensé mille fois pour elle. Elle a toujours une très-méchante santé (dans le texte de 1754 : Sa santé est toujours très-mauvaise). »

  35. 35. Vers déjà cité au tome II, p. 354, et plus haut, p. 15.
  36. 36. Expression de Mme de Grignan. Voyez la lettre précédente, p. 439. — Dans notre manuscrit, par erreur : serrer la fille.
  37. 37. Dans l’édition de 1754 : « tous ses autres amis à Fontainebleau. »
  38. 38. Ce petit membre de phrase : « elle est tombée des nues, » se lit seulement dans notre manuscrit.
  39. 39. Voyez la lettre du 5 juin précédent, p. 439.
  40. 40. « Je ferai vos compliments à cette dernière. » (Édition de 1737.) — Ce qui suit, jusqu’à : « Elle m’écrit, etc., » ne se trouve que dans notre manuscrit.
  41. 41. « Mais elle pourra. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  42. 42. Voyez tome II, p. 224, note 3.
  43. 43. « Venir achever doucement sa carrière. » (Édition de 1754.)
  44. 44. « Du fils. » (Ibidem.)
  45. 45. Le mot quand n’est pas dans le texte de 1737.
  46. 46. Dans notre manuscrit, par erreur sans doute : « je perds intérêt ; » et deux lignes plus loin : « avec quelle sorte de consolation. »
  47. 47. Ce dernier membre de phrase : « cela se voit partout, » ne se lit que dans notre manuscrit.
  48. 48. Ce qui suit le mot écolières, jusqu’à : « je m’en vais prendre quelque livre, » n’est pas non plus dans les éditions de Perrin.
  49. 49. « De faire usage. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  50. 50. Jean-François Senault, né à Anvers en 1599 ou 1604, devint supérieur général de l’Oratoire, et mourut à Paris en 1672. On a de lui un traité de l’Usage des passions, publié en 1641, quelques oraisons funèbres, entre autres celles de Marie de Médicis et de Louis XIII, et divers autres ouvrages.
  51. 51. Descartes.
  52. 52. « Quelque petite histoire. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  53. 53. « Vous sont naturelles, comme elles nous sont étrangères. » (Édition de 1754.)
  54. 54. « L’une à l’autre. » (Ibidem.) — Tout ce qui suit ces mots, jusqu’à « Bonjour, ma chère fille, » n’est pas ailleurs que dans notre manuscrit.
  55. 55. Voyez la lettre du 3 mai précédent, p. 374.
  56. 56. Ces mots terminent la lettre dans notre manuscrit.
  57. 57. « Fiat voluntas tua, sicut in cœlo et in terra » (Édition de 1754.)
  58. 58. « Au marquis. » (Édition de 1737.)
  59. 59. « Que rien le touche plus joliment que cet endroit. » (Édition de 1754.)