Lettre 824, 1680 (Sévigné)

La bibliothèque libre.

1680

824. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce mercredi 26e juin.

Quand[1] je trouve les jours si longs, c’est qu’en vérité, avec cette durée infinie, ils sont froids et vilains ; nous avons fait deux admirables feux devant cette porte ; c’étoit la veille et le jour de saint Jean : il y avoit plus de trente fagots, une pyramide de fougères qui faisoit une pyramide d’ostentation ; mais c’étoient des feux à profit de ménage, nous nous y chauffions tous ; on ne se couche plus sans fagot ; on a repris ses habits d’hiver ; cela durera tant qu’il plaira à Dieu. Vous n’êtes point sujets à ces sortes d’hivers : dès que votre bise est passée, le chaud reprend le fil de son discours, et Rochecourbières n’est pas interrompu. Savez-vous comme écrit Montgobert ? elle écrit comme nous ; son commerce est fort agréable. Elle me parloit la dernière fois d’un déjeuner qu’elle devoit donner dans sa chambre, où vous deviez survenir ; tout cela est tourné plaisamment. Faites-la écrire pour vous, ma très-chère, et reposez-vous en me parlant ; cela me fait un bien que je ne vous puis dire. Je donne à examiner cette question à Rochecourbières, si cette joie que j’ai de ne guère voir de votre 1680 écriture, est une marque d "amitié ou d’indifférence. Je recommande cette cause à Montgobert[2] ; c’est que je suis toujours charmée de la confiance, et c’en est une que de croire fermement que j’aime mieux votre repos que mon plaisir, qui devient une peine dès que je me représente l’état où vous met cette écritoire.

Je fais ici des promenades qui me font sentir encore plus tristement l’amertume de votre absence[3], que vous ne pouvez sentir la mienne au milieu de votre république ; car assurément la compagnie de Grignan est si bonne et si grande, qu’elle doit vous donner plus de dissipation que le milieu de Paris. Votre petit bâtiment est achevé ; on vous en mandera des nouvelles. En voulez-vous savoir de Mme de la Hamélinière[4] ? Elle a été[5] sept jours entiers ici, elle ne partit qu’hier, après que j’eus pris ma médecine. J’envie bien ses chevaux gris[6] qu’elle fit paroître dans ma cour:la familiarité de cette femme est sans exemple ; elle s’en retourne chez le marquis de la Roche-Giffard[7], d’où elle venoit ; elle a son équipage ; elle ne parle que de lui. La scène est à vingt lieues d’ici, mais cela ne l’embarrasse pas. Votre bon cousin ne laisse pas de l’adorer, et d’adorer aussi Monsieur le Marquis. On parlerait longtemps là-dessus; les choses singulières me réjouissent toujours. Je vous assure que je fus fort 1680 touchée du plaisir de voir partir ce train ; j’étois dans mon lit ; mais je fus fort bien instruite du bruit du départ ; je ne souhaite point qu’il me vienne d’autres visites : j’ai mille choses à faire et à lire, car il ne faut pas parler de lire avec ces créatures-là[8].

Je m’en vais reprendre mes Conversations[9] toutes pleines de votre père. Mais une bonne fois, ma très-chère, mettez un peu votre nez dans le livre de la Prédestination des saints, de saint Augustin, et du Don de la persévérance : c’est un fort petit livre, il finit tout[10]. Vous y verrez d’abord[11] comme les papes et les conciles renvoient à ce Père, qu’ils appellent le docteur de la grâce : ensuite vous trouverez des lettres des saints Prosper et Hilaire, qui font mention[12] des difficultés de certains prêtres de Marseille, qui disent tout comme vous ; ils sont nommés Semi-pélagiens. Voyez ce que saint Augustin répond à ces lettres[13], et ce qu’il répète cent fois. Le onzième chapitre du Don de la persévérance me tomba hier sous la main ; lisez-le, et lisez tout le livre, il n’est pas long[14] ; c’est où j’ai puisé mes erreurs ; je ne suis pas seule, cela me console[15] ; et en vérité je suis tentée de 1680 croire qu’on ne dispute aujourd’hui sur cette matière avec tant de chaleur que faute de s’entendre.

Je serois fort heureuse dans ces bois, si j’avois une feuille qui chantât : ah ! la jolie chose qu’une feuille qui chante[16] ! et la triste demeure qu’un bois où les feuilles ne disent mot, et où les hiboux prennent la parole ! Je suis une ingrate : ce n’est que les soirs, et j’y entends tous les matins mille oiseaux. Vous n’en avez point où vous êtes, et vous observez seulement[17], comme vous disiez l’autre jour, de quel côté vient le vent ; votre terrasse doit être une fort belle chose. Je suis souvent avec vous tous[18], mon imagination sait bien où vous trouver dans cette belle et grande principauté.

Il me paroît que mon fils est à Fontainebleau, sans être à la cour. On me mande de plusieurs endroits qu’il est toujours dans une grande, grande maison[19], où l’on doit croire qu’il se trouve bien, puisqu’il y est toujours[20]. Vous savez que ce n’est pas ainsi que l’on fait sa cour ; on ridiculise cette conduite fort aisément. Voilà le voyage de Flandre fort assuré[21] ; si les dauphins[22] y vont, c’est une dépense à quoi l’on ne s’attendoit pas.

Le chevalier[23] m’a écrit une très-bonne et honnête lettre. J’ai fait réparation à Monsieur d’Évreux ; je n’ai 1680 plus rien à demander à ces Grignans-là : pour l’aîné, c’est une autre affaire ; tant qu’il aura ma fille si loin de moi, j’aurai toujours bien des choses à démêler avec lui. Il me semble que vous devez avoir maintenant Monsieur l’Archevêque, et que vous êtes plus disposée que jamais à jouir de cette bonne et solide compagnie. Vous voilà donc privée de celle de M. Rouillé ; vous le regretterez ; mais ce n’est plus votre affaire, du moment que le lieutenant général cède la place au gouverneur[24]. Je sens présentement le plaisir de voir le Coadjuteur à la tête de cette assemblée[25], avec un nouveau gouverneur et un nouvel intendant ; il y fera des merveilles, et cela me paroît de la dernière importance pour vous. L’étoile est changée, le sort est rompu pour les Grignans, et peut-être pour l’aîné ; ni bonheur, ni malheur, rien n’est de longue durée en ce pays-là ; j’en excepte les prisonniers et les exilés, qui sont hors du commerce.

Mme de Vins m’écrit qu’elle a un plaisir sensible du cercle que nous faisons ; vous lui parlez de moi, elle vous en parle ; je lui parle de vous, elle m’en parle : ainsi nous tournons autour d’elle ; elle me dit cela fort agréablement. Elle est à Pompone, où elle apprend la philosophie de votre père. Le hasard a fait que Corbinelli, par moi[26], leur a donné un homme admirable pour enseigner le droit au fils aîné ; cet homme sait tout, c’est un esprit lumineux, c’est une humeur et des mœurs à souhait : ils sont charmés de cet homme ; c’est lui qui montre à cette belle marquise[27] : elle est bien heureuse 1680 d’être aussi raisonnable qu’elle est, et de n’être point sujette à se pendre.

BIme de Mouci[28] me mande qu’elle est persuadée que Mme de Lavardin ne s’accommodera jamais avec les jeunes gens ; elle les attendoit ce jour-là ; ils revenoient de la cour ; elle étoit toute troublée de ce dérangement : c’est qu’elle est toute renfermée en elle-même, et je connois une autre mère qui ne se compte pour guère (elle a raison), et qui est toute transmise à ses enfants, et ne trouve de vraie douceur que dans sa famille : cette mère, en vérité, aime bien parfaitement sa chère fille : ce partage n’est pas à la mode de Bretagne[29].

On me mande que M. de Chiverni, qui est Clermont[30], afin que vous ne vous y trompiez pas, sera dans deux ans un des plus grands seigneurs de France : c’est ainsi que la fortune se joue. Je ne sais plus ce qu’est devenu le mariage de M. de Molac ; je suis fort aisé qu’ils n’aient pas eu cette petite[31] ; ils l’auroient assommée, pour lui apprendre à devenir la fille d’un disgracié. Dieu vous conserve les solides et bonnes pensées[32] qu’il vous donne ! vous parlez si sagement de tous les plaisirs et de tout ce qui n’est point en votre puissance, que la philosophie chrétienne n’en sait pas davantage :

J’en connois de plus misérables[33].

Vous êtes en vérité, et bien aimable, et bien estimable[34], et bien aimée, et bien estimée.


  1. Lettre 824. — 1. Tout ce premier alinéa manque dans la première édition de Perrin (1737).
  2. 2. Voyez la lettre du 15 juin précédent, p. 464.
  3. 3. « Qui me font sentir l’amertume de votre absence plus tristement encore. » (Édition de 1754.)
  4. 4. Voyez la lettre précédente, p. 478.
  5. 5. Dans l’édition de 1737, ily a simplement : « …la compagnie de Grignan doit vous donner plus de dissipation que le milieu de Paris. Mme de la Hamélinière a été, etc. »
  6. 6. «  « Les chevaux gris. » (Édition de 1754.)
  7. 7. N. de la Chapelle, marquis de la Roche-Giffard et le dernier de sa maison, était fils de Henri, qui fut tué au faubourg Saint-Antoine en 1652.
  8. 8. « J’ai mille petites choses à faire, et j’ai à lire, car il ne faut point parler de lire avec cette compagnie-là. » (Édition de 1754.)
  9. 9. Voyez les lettres des 15 et 19 juin précédents, p. 458 et 468.
  10. 10. Ces trois derniers mots ne sont pas dans le texte de 1737. — Voyez tome V, p. 111 et note 7. Les deux traités sont la réponse de saint Augustin à une lettre de saint Prosper et à une lettre d’Hilaire (non l’évêque d’Arles, mais un saint moine non canonisé), qui sont toutes deux données au commencement du volume.
  11. 11. Dans l’avertissement du traducteur.
  12. 12. « Ensuite, les lettres de Prosper et d’Hilaire, où il est fait mention, etc. » (Édition de 1754.)
  13. 13. « À ces deux lettres. » (Ibidem.)
  14. 14. Ces mots : « il n’est pas long, » manquent dans le texte de 1737.
  15. 15. « C’est ce qui me console. » (Édition de 1754.) La fin de la phrase, à partir de ces mots, n’est que dans le texte de 1737.
  16. 16. Nous avons vu plusieurs fois ces mots au tome V, p. 232, 233, 309.
  17. 17. « Et vous ne faites qu’observer. » (Édition de 1754.)
  18. 18. « J’y suis souvent avec vous tous. » (Ibidem.)
  19. 19. Voyez ci-dessus, p. 476. — Dans le texte de 1737, il y a simplement : « dans une grande maison. »
  20. 20. « Où il paroît qu’il se trouve bien, puisqu’il n’en sort point. » (Édition de 1754.)
  21. 21. « Voilà le voyage de Flandre assuré. » (Ibidem.)
  22. 22. Les gendarmes-Dauphin.
  23. 23. Cet alinéa est donné pour la première fois dans l’édition de 1754.
  24. 24. Le duc de Vendôme.
  25. 25. Voyez plus haut, p. 122, note 14, et les lettres des 5 et 17 avril précédents, p. 341 et 357.
  26. 26. Ces deux mots : par moi, ne sont pas dans le texte de 1737.
  27. 27. « … de cet homme ; cette belle marquise en fait son profit. » (Édition de 1754.)
  28. 28. Cet alinéa et le commencement de l’alinéa suivant, jusqu’à : ̃ « Je ne sais plus, etc., » sont pour la première fois dans l’édition de 1754.
  29. 29. Les filles puînées qui avaient été mariées et dotées n’avaient plus rien à prétendre dans les successions de leurs père et mère. Voyez l’article 557 de la Coutume de Bretagne. (Note de l’édition de 1818.)
  30. 30. Voyez plus haut, p. 272, note 21, et p. 461, note 27.
  31. 31. Mlle de Pompone, aujourd’hui Mme la marquise de Torci. (Note de Perrin, 1737.) — Dans sa seconde édition (l754), Perrin a mis le nom propre dans le texte : « qu’ils n’aient point eu cette petite de Pompone. » — Voyez la lettre de Mme de Grignan du 7août 1696.
  32. 32. « Les bonnes et solides pensées. » (Édition de 1754.)
  33. 33. Dernier vers du fameux sonnet de Job, par Benserade, dont Mme de Sévigné se fait l’application. (Note de Perrin.)
  34. 34. Dans l’édition de 1737, la lettre finit au mot estimable.