Lettre 835, 1680 (Sévigné)

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1680

835. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce mercredi 24e juillet.

Vous me représentez votre cabinet, ma chère fille, à peu près comme l’habit d’Arlequin : cette bigarrure n’est pas dans votre esprit ; c’est ce qui me fait vous souhaiter mon cabinet, qui est rangé avec un ordre admirable, et qui vous conviendroit fort bien, car je ne vous ai jamais vue changer d’avis sur les bonnes choses. Je vois d’ici votre belle terrasse des Adhémars, et votre clocher que vous avez paré d’une balustrade qui doit faire un très-bel effet ; jamais clocher ne s’est trouvé avec une telle fraise[1]. Le bon abbé en est fort content ; toute sa sagesse ne le défend point des tentations d’embellir une maison. J’admire souvent l’endroit de son esprit là-dessus, et j’en tire mes conclusions[2] pour la thèse générale des Petites-Maisons.


1680 Je n’ai été, ma fille, qu’une pauvre fois à votre belle lune. Je vous assure que quand je prends la résolution de lui rendre mes devoirs à l’exemple des anciens, il n’y a non plus de froid ni de serein que sur votre terrasse : je me conduis fort sagement, et crains beaucoup d’être malade ; je vous souhaite la même crainte. La princesse[3] est une espèce de médecin : elle a fait son cours en Allemagne, où elle m’assure qu’elle a fait des cures à peu près comme celles du Médecin malgré lui. Elle a fini ses fricassées, et moi les miennes ; nous avons ri de cette folie, et voilà comme je suis sortie de cet embarras. Je lui montrai l’autre jour votre chapelet ; elle le trouva digne de la Reine, et comprit la beauté de ce présent, dont je vous remercie encore. Je le garderai fidèlement, et je ne sais s’il n’est point plus à vous dans mon cabinet qu’il n’y étoit dans le vôtre. Elle vous écrit de sa belle écriture ; elle m’a montré la belle morale qu’elle vous a brodée[4]. Mettez-moi quelque chose dans une de vos lettres, que je puisse lui montrer[5]. Celles de Mme  de Vaudemont[6] sont pour le style comme le caractère de la princesse. Ah ! que la vision de Brébeuf est plaisante ! c’est justement cela, tout est Brébeuf[7] ; cette 1680 applition frappe l’imagination ; elle est juste et digne de vous. Il est vrai qu’il y a des gens dont le style est si différent[8], qu’on ne les sauroit reconnoître. Quand je lisois d’Hacqueville, je le croyois la tendresse et la douceur même ; quand on le voyoit, elles étoient si bien cachées[9] sous la droiture de sa raison et sous la dureté de son esprit, que c’étoit un autre homme. Pour Mme  de Vins, c’est elle-même[10] : elle m’a écrit une très-aimable lettre[11] ; elle me mande qu’elle fait un jeu merveilleux avec M. de Grignan et avec vous de sa jalousie. Il me paroît que vous lui avez appris le commerce de l’amitié, comme Mme  de Maintenon à une certaine personne[12]. Cette belle Vins va loger à l’hôtel de Pompone ; elle ne les verra pas plus souvent pour cela. Je vous avoue que je comprends le plaisir de loger avec les gens qu’on aime ; 1680 sans cela je ne vois point[13] d’heures sûres pour les voir agréablement : il paroît, ma fille, que vous êtes[14] de cette opinion. Monsieur de Rennes a passé ici comme un éclair, il y soupa ; nous causâmes fort tout le soir sur le sujet de Mme  de Lavardin : je ne sais point retenir les gens ; il disparut à trois heures du matin.

Mon fils me parle de la grosse cousine[15] d’une étrange façon : il ne desire qu’une bonne cruelle pour le consoler un peu ; une ingrate lui paroît une chimère : voilà le style de Mme  de Coulanges, c’est celui dont il se sert ; et en parlant de quelque argent qu’il a gagné avec elle[16], il me dit : « Plût à Dieu que je n’y eusse gagné que cela[17] ! » Que diantre veut-il dire ? Il me promet mille confidences ; mais il me semble qu’ensuite d’un tel discours il doit dire comme l’abbé d’Effiat : « Je ne sais si je me fais bien entendre. » Tout ceci entre nous, s’il vous plaît, et sans retour[18].

Votre petite d’Aix me fait pitié d’être destinée à demeurer dans ce couvent perdu pour vous : en attendant une vocation, vous n’oseriez la remuer, de peur qu’elle ne se dissipe ; cette enfant est d’un esprit chagrin et 1680 jaloux, tout propre à se dévorer. Pour moi, je tâterois si la Providence ne voudroit pas bien qu’elle fût à Aubenas ; elle seroit moins égarée. J’embrasse le petit garçon : je pense souvent à lui et à Pauline, mais tout cela en chemin faisant pour aller à vous, car vous êtes le centre de tout. Je me réjouis avec M. de Grignan de la beauté de sa terrasse ; s’il en est content, les ducs de Gênes, ses grands-pères[19], l’auroient été : son goût est meilleur que celui de ce temps-là. Si[20] son lit de velours rouge est dans son alcôve, elle n’est pas moins noble que le reste de la maison ; ces vieux lits sont dignes des Adhêmars ; c’est malgré soi qu’on discontinue les Carthages[21].

Adieu[22], ma très-chère belle ; je vous dirai donc que je vous aime, sans crainte de vous ennuyer, puisque vous le souffrez en faveur de mon style : vous faites grâce à mon cœur en faveur de mon esprit, n’est-ce pas justement cela ?

Mme de Coulanges est partie pour être, dit-elle, votre voisine : elle me dit un fort joli adieu. Elle conte même plusieurs bagatelles, mais ce n’est pas de la cour. Le petit Coulanges vous réjouira. On improuve fort cette lettre du clergé[23], n’en déplaise à vos prélats[24]. On croit Monsieur de Paris interdit, il ne dit plus la messe : il faut un sacrilége au peuple pour le remettre en bonne réputation[25].


  1. Lettre 835. — 1. Le château de Grignan est si élevé, que de la terrasse on voyait le clocher de l’église collégiale au travers de la-balustrade que M. de Grignan venait de faire rétablir. (Note de l’édition de 1818)
  2. 2. « Mes conséquences. » (Édition de 1754.)
  3. 3. La princesse de Tarente. — Dans le texte de 1737, ce passage est ainsi abrégé : « La princesse a fini ses fricassées, et moi les miennes ; nous avons ri de cette folie. Elle (dans 1754 : Cette princesse) vous écrit de sa belle écriture, etc. »
  4. 4. Voyez la lettre du 17 juillet précédent, p. 533.
  5. 5. Cette phrase n’est pas dans le texte de 1737, qui commence ainsi la suivante : « Les lettres de Mme  de Vaudemont… »
  6. 6. Anne-Elisabeth de Lorraine, femme de Charles-Henri de Lorraine, prince de Vaudemont. (Note de Perrin.)
  7. 7. Voici un échantillon du style de Brébeuf, tiré d’une lettre écrite à Mlle  de Scudéry, qui est restée inédite, et dont l’éditeur possède l’original. Il paraît que Pellisson avait donné des éloges au traducteur de la Pharsale. « Mademoiselle, je meurs de honte d’avoir été malade, lorsque je me sentois indispensablement obligé à vous remercier de toutes les belles choses que j’ai trouvées dans votre lettre, et j’ai une confusion si grande de m’être laissé prévenir a vos civilités, et d’avoir tant différé à vous les rendre, que j’ai peine à me pardonner mon indisposition, et à ne faire pas, d’une fièvre de huit ou dix jours, une faute inexcusable… Je me souviens, Mademoiselle, de l’obligation que vous a l’interprète de Lucain : je sais que c’est à votre recommandation seule que ce divin génie, qui produit toujours et qui ne s’épuise jamais, a trouvé le secret de le faire vivre près de trois mille ans avant sa naissance, et qu’un art si ingénieux et si admirable peut encore le faire vivre près de trois mille ans après sa mort. Un esprit de cette force a pouvoir sur tous les temps, aussi bien que sur tous les pays ; le passé et l’avenir en relèvent également ; et comme j’ai osé croire enfin, sur la foi de mes amis, qu’il a pensé à moi quand il a parlé du traducteur de la Pharsale, je me persuade aisément qu’en ces trois paroles il a mis au moins trente siècles entre moi et ce fâcheux genre de trépas qui tue encore après qu’on n’a plus de vie, etc. » (Note de l’édition de 1818.)
  8. 8. « Si différent d’eux-mêmes. » (Édition de 1754.)
  9. 9. « L’une et l’autre étoient si bien cachées. » (Ibidem.)
  10. 10. « C’est toujours elle-même. » (Ibidem.)
  11. 11. « Une aimable et grande lettre. » (Ibidem.)
  12. 12. Le Roi. — Dans l’édition de 1754 : « à la personne que vous savez. »
  13. 13. « Sans cela on ne trouve point. » (Édition de 1754.)
  14. 14. « Il me paroît que vous êtes. » (Ibidem.)
  15. 15. Walckenaer (tome V, p. 369) dit qu’il est peut-être encore question ici de Mme  du Gué Bagnols (voyez notre tome V, particulièrement p. 223), mais nous croyons qu’il se trompe ; il nous paraît évident qu’il s’agit de la même personne qu’aux pages 476, 488, 515 et 559. Les mots : « la grosse cousine, » ne signifieraient-ils pas « la grosse duchesse, la cousine du Roi ? » on sait que le Roi donnait le cousin aux ducs. Si cette conjecture est fondée, il faudrait sans doute lire aussi plus haut, p. 476 : « la grosse cousine, » au lieu de « sa grosse cousine. »
  16. 16. « Avec la cousine. » (Édition de 1754.)
  17. 17. Voyez la Notice, p. 215 et 216.
  18. 18. Cette dernière phrase, et le commencement de l’alinéa suivant, jusqu’à « Je me réjouis, etc., » manquent dans l’édition de 1737.
  19. 19. Nous trouvons dans un petit livre que Mme  de Sévigné avait certainement eu dans les mains, la fable généalogique sur laquelle elle plaisante sans doute ici son gendre ; mais c’est fort sérieusement qu’à propos de l’alliance de Marguerite d’Ornano avec le père du comte de Grignan, l’auteur donne les renseignements que voici : « Messire Louis Gaucher Adheymar de Monteil comte de Grignan, autant connu par son esprit et valeur que par son extraction, qu’il tiroit des anciens ducs de Gênes, vicomtes de Marseille, princes d’Orange et souverains de Monteil, qui furent les boucliers de la foi sous le victorieux Charlemagne, ce que justifie un acte de transaction dont l’original que j’ai vu en parchemin se conserve ès archives de la baronnie de la Garde : cet acte fut passé à Barcelone le 6e juin l’an 830, sous les règnes du pape Grégoire IVe et de l’empereur Louis Ier, entre Lambert Giraud Adheymar de Monteil, duc de Gênes, vicomte de Marseille, et seigneur souverain de Monteil d’une part, et Charles et Giraud Adheymar de Monteil, frères, et fils de feu illustre Giraud Hugues Adheymar de Monteil, et de Brigide d’Albret ; ce même acte se fit par l’entremise d’illustre et révérend en Christ, père et seigneur Adheymar de Monteil, archevêque de Mayence, leur frère, par lequel acte ils s’accordent que Charles susnommé prendra en partage le palais et village de Saint-Paul-Tres-Chasteaux, la forteresse de Bary, Chabrières, et Bolaine… ; que Giraud son puîné sera content du château d’Orange, superbement bâti, avec toutes ses propriétés, sans qu’il prétende rien sur les biens donnés par Charlemagne à Charles Giraud et à Giraud Hugon Adheymar, pour reconnoissance des services qu’ils ont rendus à Sa Majesté Impériale ; l’acte portant ces termes : ad remunerationem servitiorum factorum tam in guerris, quam in armigeris ducentibus contra impios et crudelissimos Sarracenos, Saxones et alios vafros principes, inimicos nominis et Religionis Christianorum, etc. » (Les Corses françois contenant l’histoire généalogique des plus illustres seigneurs et gentilshommes de l’île de Corsègue lesquels se sont attachés au service de la France, par M. le chevalier de l’Hermite Souliers, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi. Paris, 1667, p. 118-120.) Voyez encore l’Histoire de Mme de Sévigné par M.  Aubenas, p. 523.
  20. 20. Cette phrase manque dans l’impression de 1754.
  21. 21. C’est-à-dire que l’on discontinue l’arrangement de son château. Voyez plus haut, p. 398, 400 et note 7.
  22. 22. Cet alinéa se trouve à la fin de la lettre dans l’édition de 1754, où il est ainsi modifié : « Adieu, ma très-belle, je ne craindrai plus de vous dire que je vous aime, puisque vous le souffrez, etc. »
  23. 23. Voyez la lettre du 17 juillet précédent, p. 535.
  24. 24. « À Monsieur le Coadjuteur. » (Édition de 1754.)
  25. 25. « Pour remettre le prélat en bonne réputation. » (Ibidem.)