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Lettre 836, 1680 (Sévigné)

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1680

836. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce dimanche 28e juillet.

Il faut donc que j’aie oublié de vous dire que celui qui danse si bien, et qu’on trouvait qui dansait si bien, 1680 c’est le duc de Villeroi : j’avois dessein de vous le nommer l’ordinaire d’après[1]. Vraiment, ma fille, je suis ravie que mes lettres, et les nouvelles de mes amies que je vous redonne, vous divertissent comme elles font. La prudence de ceux qui vous écrivent est la véritable cause du bon succès de mon imprudence : s’ils vouloient n’être point si sages, ils vous en diroient bien plus que moi. Mais enfin vous avez été contente de mes fagots ; c’est une fort plaisante chose que de trouver dans mes lettres des nouvelles de la cour ; elles avoient le style des gazettes ; car il y avoit aussi des articles de Copenhague et d’Oldenbourg : en un mot, je vous mande tout.

Il est certain qu’il y a une âme et un mouvement d’esprits, dans le pays que vous savez, qui pourroit suivre les traces des mères et des grand’mères, si l’on n’étoit fort appliqué à détourner ce cours. La vivacité est grande, et l’envie de plaire[2], et l’on ne compte pour rien le manque de beauté : c’est une petite circonstance dont il ne paroît point que l’on soit blessée, ni qu’on la sente en aucune façon[3]. Tout[4] cela fournit vraisemblablement aux conversations infinies, et remplit l’interrègne. Vous me couvrez le momon[5] par votre raisonnement contraire au mien sur le voyage de Monsieur le Prince. Je n’ai plus de si bons commerces : Mme de Coulanges est partie ; elle m’a dit adieu fort joliment ; elle me conte deux ou trois folies de la Rambures et de la Rannes[6], et 1680 s’en va, dit-elle, devenir votre voisine, souhaitant de revenir avec vous[7]. M. de Coulanges va avec elle[8], et puis chez vous. Il me mande que ce jour-là même qu’il m’écrit, l’abbé Têtu donne un dîner à Mmes de Schomberg, de Fontevrault et de la Fayette, sans en avoir mis Mme de Coulanges, et que je juge par là de sa disgrâce[9] : tanto t’odiero, quanta t’amai[10], voilà mon jugement.

La pauvre Troche est tout affligée de son oncle de Varennes[11], qui est mort à Bourbon ; elle ne m’écrit plus de nouvelles : ainsi, ma fille, je m’en vais vous écrire aux dépens de la bonne princesse de Tarente. Elle me pria jeudi de dîner avec elle ; demain je lui dois donner une très-bonne collation, qui finira tout. J’avois encore une fricassée et une tourte sur le cœur ; et ne pouvant pas l’égaler en bien des choses, je veux du moins me donner le plaisir de ne lui rien devoir sur nos collations. Elle parle de vous avec une estime qui me plaît : elle recevra très-bien vos compliments, et le parti de sa fille que vous prenez aussi bien que moi[12]. Elle n’attribue l’agitation de sa nièce qu’à ce que je vous ai dit, et que 1680 c’est[13] une fièvre violente, et qu’elle s’y connaît : voulez-vous que je dispute contre elle[14] ?

On[15] dit que le Roi laissera les dames à Lille, et ira[16] je ne sais où avec Monsieur le Prince. Si les Hollandois étoient de la ligue, je crois qu’il se divertiroit encore à les foudroyer ; mais sans cela, le moyen qu’il veuille rompre[17] une paix qui lui coûte le reste de la Flandre, qu’il auroit prise[18] ? Vous me dites une chose qui me plaît extrêmement : il est plus poli d’admirer que de louer ; c’est une jolie maxime ; cependant je ne puis m’empêcher de faire l’un et l’autre, quand je parle du Roi et de ma très-aimable fille[19].

J’ai mandé à Mlle de Grignan l’histoire tragique du P. Païen[20] : si au lieu de raisonner avec ce voleur, et de le vouloir convertir, il lui eût dit : « Hélas ! Monsieur, c’est que je me promène ; » peut-être seroit-il encore à Notre-Dame des Anges[21] ; mais il ne savoit pas cette invention : le bon abbé ne l’a dite qu’à nous. Il[22] étoit 1680 botté, crotté ; ce discours ne lui convenoit pas comme à nous. Il est vrai qu’on ne peut avoir été plus exposées, ni mieux conservées par la divine Providence[23] ; nous avons passé de beaux jours in questa diletta parte, al cielo si cara[24]. La plus grande violence que nous y avons vue, c’est celle qu’on fit à Marion[25] : vous prépariez souvent votre esprit à de plus grands malheurs ; vous en souvient-il ? mais vous n’avez jamais été assez heureuse pour éprouver votre vertu et votre courage. Enfin, ma très-chère, il faut encore finir par un proverbe[26] : Il est bien gardé que Dieu garde[27]. Je ne sais point comme il a gardé votre frère dans ses précieuses amours ; vous me direz[28] votre sentiment : il s’en va en Flandre ; je suis entièrement persuadée[29] qu’il reviendra ici le plus tôt qu’il pourra sans y perdre un moment de temps.

J’emploie le mien à courirl’Arianisme[30] : c’est une histoire étonnante ; le style et l’auteur même m’en déplaisent beaucoup[31] ; mais j’ai un crayon, et je me venge à marquer des traits de jésuite, qui sont trop 1680 plaisants[32], et par l’envie qu’il a de faire des applications des ariens aux jansénistes[33], et par l’embarras où il est d’accommoder les conduites de l’Église dans les premiers siècles avec celles d’aujourd’hui[34]. Au lieu de passer légèrement là-dessus, il dit que l’Église, pour de bonnes raisons, n’en use plus comme elle faisoit : cela réjouit. Pour votre P. Malebranche, je ne l’entends que trop sur cette belle impulsion[35] ; j’aimerois mieux me taire que de parler ainsi : on voit clairement qu’il ne dit point ce qu’il pense, et qu’il ne pense point ce qu’il dit ; pardonnez le jeu de paroles, mais c’est tellement cela que j’ai voulu dire, que je ne l’ai pu éviter.

Vous êtes donc désaccoutumée de philosopher, ma bonne, mais non pas de raisonner. Il y a des philosophes qui ne le sont point, dont la pantouflerie ne vous déplairoit pas[36]. Je ne vous plains point où vous êtes ; c’est moi qui me plains d’être si loin de vous dans un temps de ma vie où je n’en ai guère à perdre. Le bon abbé voudroit bien boire de ce vin qui lui donneroit dix ans de vie ; cette pensée l’a réjoui, et par la pensée du vin de Jusclan[37], et par celle de rajeunir. Il étoit l’autre jour tout couvert de bouquets à l’honneur de sa fête[38] : nous nous souvînmes des jolis vers que vous fîtes l’année passée à pareil jour ; qu’ils étoient jolis ! Il espère vous voir encore à la merci des voleurs et des loups, et de tout ce que Marion espéroit dans sa jolie abbaye[39] ; quoiqu’il ait soixante-quatorze ans, il se porte très-bien ; vous en dites autant de vous : Dieu le veuille ! je ne souhaite rien avec tant de passion.

Adieu, ma chère enfant : je suis tendrement à vous, qui êtes les délices[40] de mon cœur et de mon esprit.


  1. Lettre 836 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Voyez la lettre du 7 juillet précédent, p. 511.
  2. 2. « Ainsi que l’envie de plaire. » (Édition de 1754.)
  3. 3. « Ni qu’on la sente le moins du monde. » (Ibidem.)
  4. 4. Cette phrase se lit seulement dans le texte de 1754.
  5. 5. « Le momon est un défi au jeu des dés porté par des masques… On dit couvrir le momon, pour dire accepter le défi. » (Dictionnaire de l’Académie de 1694.) — Nicot, Furetière, Ménage écrivent mommon.
  6. 6. Les deux sœurs. — Sur la marquise de Rambures, voyez tome II, p. 118, note 5. — Quant à la marquise de Rannes, Charlotte de Bautru, elle était veuve de Nicolas d’Argouges, marquis de Rannes, lieutenant général des armées du Roi, colonel général des dragons, tué en Allemagne en 1678. Elle se remaria le 2 août 1682 avec Jean-Baptiste-Armand de Rohan, prince de Montauban (petit-fils de la princesse de Guémené, frère du duc de Montbazon), de qui elle resta veuve le 6 octobre 1704 ; elle mourut elle-même au mois de décembre 1725, ne laissant qu’une fille morte sans alliance.
  7. 7. « Souhaitant de reprendre avec vous le chemin de Paris. » (Édition de 1754.)
  8. 8. « S’en va avec elle. » (Ibidem.)
  9. 9. « De la disgrâce de mon amie. » (Ibidem.)
  10. 10. Je te haïrai autant que je t’aimai. Voyez tome III, p. 67, note 14.
  11. 11. « De son bon oncle de Varennes. » (Édition de 1754.)
  12. 12. « Et sera charmée que vous preniez aussi bien que moi le parti le sa fille. » (Ibidem.)
  13. 13. « Elle n’attribue l’agitation de sa nièce qu’à l’ignorance de son état ; elle dit que c’est, etc. » (Édition de 1754.)
  14. 14. Voyez la lettre du 7 juillet précédent, p. 512.
  15. 15. Dans les éditions de Perrin, cet alinéa termine la lettre du 21 juillet. Voyez ci-dessus, p. 545, note 14.
  16. 16. « Et s’en ira. » (Édition de 1754.) — À la date de cette lettre le Roi était à Calais. Il en partit le 22 pour aller à Saint-Omer, puis à Dunkerque et à Ypres ; il arriva à Lille le 1er août. Voyez la Gazette du 27 juillet et des 3 et 10 août.
  17. 17. « Mais sans cela, on ne comprend point qu’il voulût rompre, etc. » (Édition de 1754.)
  18. 18. « …qui lui coûte tout le reste de la Flandre, qu’il étoit à la veille de soumettre. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  19. 19. « C’est une jolie maxime ; mais pour moi, j’ai peine à les séparer, et je ne puis m’empêcher de faire souvent l’un et l’autre, quand je parle de ma chère comtesse. » (Ibidem.)
  20. 20. Voyez la lettre du 7 juillet précédent, p. 514.
  21. 21. Voyez tome IV, p. 85, note 5.
  22. 22. « Le P. Païen. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  23. 23. Les mots : « par la divine Providence, » ne sont pas dans le texte de 1754.
  24. 24. « Dans cette contrée bien-aimée, si chère au ciel. »
  25. 25. Voyez plus bas, note 39.
  26. 26. « Enfin, ma très-chère, il faut revenir au proverbe. » (Édition de 1737.) — « Enfin, ma très-chère, le proverbe le dit. » (Édition de 1754.)
  27. 27. « Ce que Dieu garde est bien gardé. » (Édition de 1737.) Dans notre manuscrit et dans le texte de 1754 : « qui Dieu garde. » — Comparez tome III, p. 436, note 6, lignes 5 et 6.
  28. 28. « Vous m’en direz, etc. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  29. 29. « Extrêmement persuadée. » (Ibidem.)
  30. 30. L’Histoire de l’Arianisme, par le P. Maimbourg. Voyez ci-dessus, p. 526, note 40. — Dans les deux éditions de Perrin (1737 et 1754) « …le plus tôt qu’il pourra. Je m’occupe (le texte de 1737 ajoute : depuis quelque temps) à courir l’Arianisme. »
  31. 31. « Le style et l’auteur seulement m’en déplaisent beaucoup. » (Édition de 1737.) — « Il n’y a que l’auteur et le style qui m’en déplaisent beaucoup. » (Édition de 1754.)
  32. 32. « À marquer des traits que je trouve trop plaisants. » (Édition de 1754.) Le texte de 1737 n’a pas les mots de jésuite.
  33. 33. « Des ariens à d’autres qu’il n’aime pas. » (Édition de 1737.)
  34. 34. « Avec les conduites d’aujourd’hui. » (Édition de 17S4.)
  35. 35. Voyez la fin de la lettre du 3 juillet précédent, à Mme de Grignan, p. 506 et 507, et la note 33.
  36. 36. La lettre finit ici dans notre manuscrit.
  37. 37. Voyez la lettre du 17 juillet, p. 532 et note 18.
  38. 38. Cette fête était sans doute le jour anniversaire de sa naissance. L’abbé de Coulanges était né le 22 juillet 1607. Il ne s’agit pas de la fête de son patron saint Christophe, qui tombe au 14 avril.
  39. 39. « Il espère vous voir encore dans sa jolie abbaye, à la merci des voleurs et des loups, et de tout ce qui pouvoit arriver à Marion. » (Édition de 1754.) — Mlle de Sévigné s’appelait Marguerite, et il paraît que, dans sa première jeunesse, on lui donnait tantôt le nom de Marion, tantôt celui de Manon. (Note de l’édition de 1818.)
  40. 40. « Adieu, ma chère enfant vous êtes les délices, etc. » (Édition de 1754.)