Lettre 839, 1680 (Sévigné)

La bibliothèque libre.

839. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Rennes, mardi 6e août.

J’ai tort, ma bonne, en vérité, c’est moi qui suis hérétique ; j’offense les jésuites[1], et vous n’attaquez que le baptême[2] : il n’y a point de comparaison. Vous souvient-il quand on défendoit Tartuffe et qu’on jouoit publiquement le Festin de pierre[3], et de ce que dit 1680 Monsieur le Prince ? c’est que l’une ne vouloit renverser que la religion, mais l’autre offensoit les dévots : a l’applicazione, Signora[4]. Mais vraiment, j’ai bien d’autres choses à vous dire que des passages de saint Paul : j’ai à vous parler de la réception qu’on fit hier en cette ville à Mme  la princesse de Tarente.

M. le duc de Chaulnes envoya d’abord quarante gardes, avec le capitaine à la tête, faire un compliment ; c’étoit à une grande lieue[5]. Un peu après, Mme  de Marbeuf, deux présidents des amis de la princesse de Tarente[6], et puis enfin M. de Chaulnes, Monsieur de Rennes, M. de Coetlogon, Tonquedec, de Beaucé, de Kercado[7], de Crapodo, de Kenpart, de Keriquimini ; sérieusement un drappello eletto[8]. On arrête, on baise, on sue, on ne sait ce qu’on dit ; on avance, on entend des trompettes, des tambours : un peuple qui mouroit 1680 d’envie de crier quelque chose. Sans vanité[9], je conseille d’aller descendre un moment chez Mme  de Chaulnes. Nous la trouvâmes, accompagnée pour le moins de quarante femmes ou filles de qualité ; pas une qui n’eût un bon nom : la plupart étoient les femelles de ceux qui étoient venus au-devant de nous. J’oubliois de vous dire qu’il y avoit six carrosses à six chevaux, et plus de six[10] à quatre. Je reviens aux dames : je trouve d’abord trois ou quatre de mes belles-filles, plus rouges que du feu, tant elles me craignent. Je ne vis rien qui me pût empêcher de leur souhaiter d’autres maris que Monsieur votre frère. Nous baisâmes tout, et les hommes et les femmes ; ce fut un manège[11] étrange : la princesse me montroit le chemin, et je la suivois avec une cadence admirable ; sur la fin, on ne se séparoit plus de la joue qu’on avoit approchée ; c’étoit une union parfaite, la sueur nous surmontoit : enfin nous remontâmes en carrosse entièrement méconnoissables, et nous vînmes chez Mme  de Marbeuf, qui a fait ajuster sa maison et meubler si proprement, et tout cela d’un si bon air et d’un si bon cœur[12], qu’elle mérite toutes sortes de louanges. Nous nous enfermâmes dans nos chambres : vous devinez à peu près ce que nous fîmes. Pour moi je changeai de chemise et d’habit ; et sans vanité, je me fis d’une beauté qui effaça entièrement mes belles-filles : l’honneur de la 1680

grande maternité fut soutenu avec dignité[13]. Nous retournâmes chez Mme  de Chaulnes, après qu’elle fut revenue[14] ici avec toute sa cour, et nous y retrouvâmes le même arrangement, avec une grande quantité de lumières, et deux grandes tables servies également de seize couverts chacune, où tout le monde se mit : c’est tous les soirs la même vie[15]. L’après-soupée se passa en jeu, en conversation ; mais ce qui causa mon chagrin[16], ce fut de voir une jeune petite madame fort jolie, qui assurément n’a pas plus d’esprit que moi, qui donna deux échecs et mat[17] à M. le duc de Chaulnes, d’un air et d’une capacité à me faire mourir d’envie. Nous revînmes coucher ici très-délicieusement ; je me suis éveillée du matin[18], et je vous écris, quoique ma lettre ne parte que demain. Je suis assurée que je vous manderai le plus grand dîner, le plus grand souper, et toujours la même chose : du bruit, des trompettes, des violons, un air de royauté ; et enfin vous en conclurez que c’est un fort beau gouvernement que celui de Bretagne. Cependant, je vous ai vue dans votre petite Provence accompagnée d’autant de dames, et M. de Grignan suivi d’autant de gens de qualité, et reçu une fois à Lambesc aussi dignement que M. de Chaulnes le peut être ici. Je fis réflexion que vous receviez là votre cour, et que je viens ici faire la mienne : c’est ainsi que la Providence en a ordonné.

1680 Je ne vous conseille point de mettre de cadre à cette peinture[19] : il me semble qu’elle ne vaut guère. Je ne connois leur prix que par vous[20] : on peut dire de celle-ci comme de celles de Rubens : « Il y a bien de la vérité. » Du reste, si nous voulons nous mettre dans les cadres, mon cabinet sera sans comparaison plus beau que le vôtre : je ne barbouille que de misérables narrations et vous achevez des raisonnements et des réflexions d’un pinceau que j’aime et que j’estime. M. de la Garde m’écrit, en me disant adieu pour Provence[21] ; il s’en va regarder une personne que je voudrois bien voir : j’examine et j’admire souvent de quel cœur et de quelle manière je le desire. Il a vu votre appartement, qu’il a approuvé[22]. Il m’assure que Monsieur le chancelier[23] a fait de même du procédé de M. de Grignan à l’égard du premier président[24], et que la cour n’y balancera pas. Vous êtes présentement les deux doigts de la main ; s’il abusoit de cette réconciliation, je vous conseillerois de vous rebrouiller, pour jouir[25] de la seule chose qu’il peut rendre bonne, qui est son absence ; et vous pourriez même avoir tort bien longtemps, sans qu’on s’en pût douter, tant il a bien établi la mauvaise opinion 1680 qu’on a de lui. J’ai bien envie de savoir le désordre qu’il fit au repas dont Montgobert avoit ordonné[26].

Vous croyez bien que je suis dans tous vos sentiments ; mais je veux vous apprendre la jalousie, du moins par théorie, et vous assurer (credi a me pur che l’ho provato[27] que l’on dit quelquefois bien des choses qu’on ne pense pas ; et quand on les penseroit, ce ne seroit point la marque de ne pas aimer : tout au contraire, à faire l’anatomie[28] de ces sortes de discours pleins de colère et de chagrin, on y trouveroit beaucoup de véritable tendresse et d’attachement. Il y a des cœurs délicats ; quand cela se trouve avec un esprit sec, cela fait des progrès merveilleux dans le pays de la jalousie. Voilà ce que ma conscience m’a obligée de vous dire ; faites-y quelque réflexion ; je n’entrerai dans aucun autre détail de deux cents lieues loin[29].

Mercredi matin, 7e août.

Dîner, souper en festin chez M. et Mme  de Chaulnes, avoir fait mille visites de devoirs et de couvents[30], aller, venir, complimenter, s’épuiser, devenir tout aliénée, comme une dame d’honneur[31], c’est ce que nous fîmes 1680 hier. Je souhaite avec une grande passion d’être hors d’ici, où l’on m’honore trop : je suis extrêmement affamée de jeûne et de silence. Je n’ai pas beaucoup d’esprit ; mais il me semble que je dépense ici ce que j’en ai en pièces de quatre sous, que je jette et que je dissipe en sottises[32] ; et cela ne laisse pas de me ruiner. Je vis hier danser des hommes et des femmes fort bien ; on ne danse pas mieux les menuets et les passe-pieds : justement comme je pensois à vous, j’entends un homme derrière moi qui dit assez haut : « Je n’ai jamais vu si bien danser que Mme  la comtesse de Grignan. » Je me tourne, je trouve un visage inconnu ; je lui demande où il avoit vu cette Mme  de Grignan ? C’est un chevalier de Cissé, frère de Mme  Martel, qui vous a vue à Toulon avec Mme  de Sinturion[33]. M. Martel vous donna une fête dans son vaisseau[34], vous dansâtes, vous étiez belle comme un ange. Me voilà ravie de trouver cet homme ; mais, ma pauvre bonne, je voudrois que vous pussiez comprendre l’émotion que me donna votre nom, qu’on me venoit découvrir dans le secret de mon cœur, lorsque je m’y attendois le moins.

J’ai[35] trouvé ici un morceau de lettre à un fort honnête homme, d’un fort honnête homme, qui parle si plaisamment de votre petit freluquet de Monsieur d’Aleth, que j’ai voulu vous l’envoyer, et je voudrois bien que cela vous réjouît autant que moi.

Adieu, ma chère enfant : il faut que je dîne chez Monsieur de Rennes ; ce sont des festins continuels. Ah, mon Dieu ! quand pourrai-je mourir de faim et me taire ? Je vous écrirai des Rochers, où j’espère retourner demain.


  1. Lettre 839 (revue sur une ancienne copie). — 1. « Oui, j’ai tort, c’est moi qui suis hérétique ; j’offense vos amis les J… » (Édition de 1754.) — Dans l’édition de 1737, cette lettre commence un peu plus loin : « Vraiment, ma fille, j’ai bien d’autres choses, etc. »
  2. 2. Voyez tome VI, p. 531.
  3. 3. Ce n’est pas du Festin de pierre, mais de Scaramouche ermite qu’il fut question entre le Roi et le grand Condé, comme Molière lui-même le raconte à la fin de sa préface du Tartuffe. « Finissons, dit-il, par un mot d’un grand prince sur la comédie du Tartuffe. Huit jours après qu’elle eut été défendue, on représenta devant la cour une pièce intitulée Scaramouche ermite ; et le Roi en sortant dit au grand prince que je veux dire : « Je voudrois bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent mot de celle de Scaramouche. » À quoi le prince répondit : « La raison de cela, c’est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces Messieurs-là ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes : c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir. » — Ce passage est ainsi arrangé et abrégé dans l’impression de 1754 : « Vous souvient-il du Tartuffe et de Scaramouche ermite, dont l’un fut défendu, et l’autre joué sans aucune difficulté ? et vous souvient-il de la réponse de Monsieur le Prince au Roi ? A l’applicazione, Signora. »
  4. 4. « Faites l’application, appliquez, Madame. »
  5. 5. « C’étoit à une grande lieue d’ici. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  6. 6. Dans notre manuscrit, par suite de l’omission de plusieurs mots : « Un peu après, Mme  la princesse de Tarente, etc. » Les mots de Tarente ne sont pas dans les éditions de Perrin.
  7. 7. Le nom de Beaucé revient à la fin de la lettre suivante. — Quant à Kercado, voyez tome II, p. 338, note 2. — Le nom de Kenpart ne se lit pas ailleurs que dans notre manuscrit.
  8. 8. « Une troupe choisie. » Voyez tome III, p. 290, note 1. — Dans l’édition de 1754 : « Uno drapello eletto. »
  9. 9. Les mots « sans vanité » ne sont pas dans les éditions de Perrin, qui portent toutes deux : « je conseillai, » et quelques lignes plus loin « je trouvai, » et « me craignoient. »
  10. 10. « Et plus de dix. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  11. 11. Dans notre manuscrit : « un ménage. »
  12. 12. « En sorte que nous étions entièrement méconnoissables, lorsque nous remontâmes en carrosse pour venir chez Mme  de Marbeuf, qui a fait ajuster et meubler sa maison d’un si bon air et d’un si bon cœur. » (Édition de 1754.)
  13. 13. « Fut soutenu à merveilles. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  14. 14. « Venue. » (Ibidem.)
  15. 15. « La même chose. » (Édition de 1754.)
  16. 16. « Mais ce qui me causa du chagrin. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  17. 17. « Donner deux échecs et mat. » (Ibidem.) — Voyez tome VI, p. 249 et 250.
  18. 18. « Je me suis éveillée matin. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  19. 19. « De mettre un cadre à cette peinture. » (Édition de 1737.) — « D’encadrer cette peinture. » (Édition de 1754.)
  20. 20. « Je ne connois le prix des miennes que par vous. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  21. 21. Le texte de 1737, après les mots pour Provence, passe immédiatement à : « Il m’assure, etc. »
  22. 22. Cette petite phrase ne se trouve que dans notre manuscrit ; aussi les deux éditions de Perrin commencent-elles ainsi la phrase suivante : « Il m’assure que Monsieur le chancelier a approuvé le procédé, etc. »
  23. 23. Le chancelier le Tellier.
  24. 24. Marin, premier président du parlement d’Aix.
  25. 25. « Afin de jouir. » (Édition de 1754.)
  26. 26. Cette phrase ne se lit pas ailleurs que dans notre manuscrit.
  27. 27. « Croyez-m’en, moi qui l’ai éprouvé. » — Il y a dans le Pastor fido, acte I, scène i :

    Credi a me pur che’l provo.

  28. 28. « Et quand on les penseroit, seroit-ce la marque de ne point aimer ? tout au contraire, si l’on faisoit l’anatomie, etc. » (Édition de 1754.)
  29. 29. C’est de Mlle  Montgobert qu’il s’agit ici : voyez tome VI, p. 503 et 504, et p. 530 et 531.
  30. 30. Les mots « de devoirs et de couvents, » ne sont pas dans l’impression de 1737.
  31. 31. C’est une allusion à Mme  de Richelieu, dame d’honneur de la Dauphine. Voyez la lettre du 6 avril précédent, tome VI, p. 348.
  32. 32. « Et que je dissipe à tort et à travers. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  33. 33. Ce nom ne serait-il pas le même que celui des Centurion, Centurione, de Gênes ?
  34. 34. Il commandait la marine à Toulon, en 1672, et il y reçut Mme  de Grignan comme une reine de France. Voyez au tome III, les lettres des 13 et 16 mai 1672.
  35. 35. Ce petit alinéa est seulement dans notre manuscrit, où manque le paragraphe qui termine la lettre.