Lettre 842, 1680 (Sévigné)

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1680

842. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce mercredi 14e août.

C’est à cette heure, ma fille, que je suis dans le repos de mes bois[1], et dans cette abstinence et ce silence que j’ai tant souhaité. Je quittai lundi ce tourbillon passant tous ceux que j’ai jamais vus : comme il étoit plus resserré, il en étoit plus violent. Je trouvai ici votre lettre, 1680 qui me mit doublement en peine, et pour le comte[2], et pour vous ; car votre santé n’est pas en état de soutenir cette agitation[3]. Ce qui me remet un peu, c’est que je vois que vous avez tiré votre épingle du jeu ; ce n’est plus une question de savoir si la piqûre est dans l’épingle[4], ou dans le bras de M. de Grignan : les médecins ont décidé ; mais je vois que pendant qu’avec beaucoup d’esprit et de complaisance ils appellent son mal arthritis[5] en grec, vous le nommez grossièrement la goutte en françois. Vous me contez fort plaisamment le martyre que vos soins lui firent souffrir, et avec quelle hardiesse vous allâtes lui appliquer votre eau de la reine d’Hongrie : c’étoit précisément ce qu’il ne falloit point lui mettre[6] ; c’est la plus mauvaise chose du monde aux nerfs attaqués des douleurs de la goutte ou du rhumatisme ; car ce sont des frères, et ce dernier a seulement une brisure[7] de cadet, parce qu’il ne revient pas comme cette cruelle goutte ; mais pour l’humeur et les douleurs, c’est la même étoffe[8]. Vous fûtes donc l’injuste exécutrice de la juste volonté de Dieu. Je souhaite de tout mon cœur que ce mal commencé si bizarrement, et si fort comme le mien, n’ait point de suite ; je l’espère, car je ne me fusse pas promenée le lendemain sur la plus belle terrasse du monde. Reposez-vous donc, ma pauvre bonne, et dormez, et mangez, et ne m’écrivez point ; voilà où Montgobert feroit des merveilles : quand vous auriez écrit trois lignes, elle prendroit 1680 la plume et diroit tout, et ma fille se donneroit quelque repos. Je vous assure, ma chère enfant, que si vous ne pouvez être en repos[9] d’un côté, sans être arrachée de l’autre, je suis encore bien plus que vous dans ce violent état : vous voyez trop mes raisons pour que j’aie besoin de vous les expliquer ; et du côté du cœur[10], mes balances sont bien différentes des vôtres ; on met beaucoup de raison et de reconnoissance pour tâcher de faire le poids ; et cela me fait souvenir de la question qu’on fait[11], lequel pèse le plus de cent livres d’or, ou de cent livres de plume ? c’est tout de même ; mais l’un est bien plus cher que l’autre.

Je vous prie de bien remercier Monsieur l’Archevêque[12] de l’honnête et de l’aimable lettre[13] qu’il m’a écrite ; il se souvient de moi, il en parle[14] : ah ! que ne peut-on courir à Grignan pour lui témoigner sa reconnoissance, et par occasion vous embrasser, et vous posséder un peu, comme on dit en ce pays ! L’ennuyeuse chose que d’être si peu spirituelle, que de ne pouvoir pas faire un pas sans son corps ! Vous m’allez dire que l’esprit fait assez de chemin, et qu’on pense, et que c’est toute la même chose. Oh ! non, ma belle, cela est bien différent, et je ne serai point contente, que mon corps et mon âme ensemble n’aient[15] le plaisir de vous voir. J’en ai un bien doux et bien vrai[16] depuis deux jours : c’est de me taire et de jeûner. Je n’avois jamais senti ce besoin de remettre des 1680 esprits dans sa tête, comme dans ce voyage de Rennes. J’étois en butte à tous les soins, à toutes les civilités, à toutes les amitiés de ces Chaulnes[17] ; et j’avois encore à repousser, à répliquer, à me défendre moi seule contre cent autres. Je vous dis que je ne m’étois jamais trouvée à telle fête. Toute la Bretagne étoit là : vous savez qu’il ne s’échappe guère de Bretons ; elle est toujours toute pleine, rien ne se répand, rien ne se perd, rien ne se déborde ; c’étoit une chose étrange[18]. Il y vint, le dernier jour, deux petites nièces de votre père[19] : l’une ressemble à Mme de Saint-Géran comme deux gouttes d’eau ; l’autre est une fort belle brune : je suis si prévenue en leur faveur, qu’il me sembloit qu’elles dansoient le passe-pied tout autrement que les autres ; elles ont bien de l’esprit dans les yeux. Il y avoit une autre vraie nièce[20] : celle-là sait quasi aussi bien que vous sa philosophie. Je vis aussi deux neveux ; mais le plus plaisant, c’est un jésuite bridé entre les menaces de la Société et l’inclination naturelle qui lui fait admirer la mémoire de son oncle[21] : de sorte que ce pauvre père mange toujours des pois chauds[22] : il n’oseroit prononcer une parole distincte[23]. Ma fille, je ne parle que de Rennes :

Oh ! devinez pourquoi,

comme dit la chanson. Adieu, ma chère enfant : vraiment il s’en faut bien que je ne vous haïsse.



  1. Lettre 842. — 1. Dans l’édition de 1754, la lettre commence ainsi : « Je suis enfin dans le repos de mes bois. »
  2. 2. « Et pour ce pauvre comte. » (Édition de 1754.)
  3. 3. « De soutenir ses douleurs. » (Ibidem.)
  4. 4. Voyez tome VI, p. 514, note 34.
  5. 5. Dans l’édition de 1737, par une faute singulière : arrethichis.
  6. 6. « Ce qu’il ne falloit point faire. » (Édition de 1754.)
  7. 7. Terme de blason : pièce ajoutée aux armoiries d’une famille dans l’écu des cadets.
  8. 8. Tout ce qui suit, jusqu’à : « Je vous assure » (p. 22), manque dans le texte de 1737.
  9. 9. « Je vous assure que si vous ne pouvez être tranquille. » (Édition de 1754.)
  10. 10. « Vous voyez toutes mes raisons sans que je vous les explique et à l’égard du cœur. » (Ibidem.)
  11. 11. « De ce qu’on demande quelquefois. » (Ibidem.)
  12. 12. L’archevêque d’Arles.
  13. 13. « De l’honnête et aimable lettre. » (Édition de 1754.)
  14. 14. « Il vous en parle. » (Ibidem.)
  15. 15. « N’aient ensemble. » (Ibidem.)
  16. 16. « Et bien uni. » (Ibidem.)
  17. 17. « De M. et de Mme de Chaulnes. » (Édition de 1737.)
  18. 18. « C’étoit donc une chose étrange. » (Édition de 1754.)
  19. 19. Descartes.
  20. 20. Catherine Descartes. Voyez tome VI, p. 60, note 22.
  21. 21. « Et son inclination naturelle pour la mémoire de son oncle. » (Édition de 1754.) — Descartes eut un frère aîné qui fut, comme son père, conseiller au parlement de Bretagne ; il eut encore une sœur de même lit que lui, mariée à un seigneur du Crevis, et de second lit un frère et une sœur. Voyez la Notice biographique de M. Garnier, au tome 1er de son édition des Œuvres de Descartes, p. vi et ix. — Parmi les membres du parlement de Bretagne notés par l’intendant dans une lettre à Colbert (1663), nous en trouvons trois du nom de Descartes : 1° à la grand’chambre : « Descartes, sieur de Chavagnes, originaire de Poitou, frère du sieur Descartes qui a écrit. Il est assez accommodé, fort bon juge, et quoiqu’il ne soit pas extraordinairement savant, il a pourtant de grandes lumières, et est des plus forts de sa compagnie ». 2o à la Tournelle : « Descartes, sieur de Querleau, n’étant pas d’un génie fort éclairé, mais il est bon juge, il a de l’honneur et de la probité ; il est même d’un caractère sévère, ennemi des passe-droits ; » le dernier, Descartes tout court, est mis au nombre des conseillers aux enquêtes « très-capables à proportion du service qu’ils ont, qui aiment leurs fonctions et y sont fortement appliqués. » Voyez la Correspondance administrative sous Louis XIV, tome II, p. 72, 73, 74.
  22. 22. Voyez tome VI, p. 43 et 65. Le texte de 1754 ajoute : « comme disoit M. de la Rochefoucauld. »
  23. 23. « Une seule parole distincte. (Édition de 1754.)