Lettre 865, 1680 (Sévigné)

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1680

865. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce mercredi 30e octobre[1].

J’arrivai hier au soir, ma très-chère, par un temps charmant et parfait : si vous êtes bien sage, vous en profiterez, et vous n’attendrez point l’autre lune, à cause des pluies[2] et des mauvais chemins ; je n’avois jamais vu ceux de Bretagne en cette saison[3] Vous savez pourquoi je suis venue sans perdre un moment. Je vous écrivis de Malicorne de quelle façon nous amusions les douleurs et la fièvre de mon pauvre fils ; nous avons enfin réussi, par un bon gouvernement, à le remettre dans son naturel : plus de fièvre, plus de douleurs, assez de forces ; il n’y a plus qu’à le guérir de cette santé, et non pas à le ressusciter : c’est à quoi nous allons travailler. J’ai trouvé le chevalier en parfaite santé[4] ; nous causâmes fort ; il me dit des choses particulières et très-agréables ; vous les apprendrez, car peut-être n’a-t-il osé[5] les écrire. Je suis ravie qu’il soit ici.[6] : je voudrois qu’il y pût demeurer ; 1680 du moins il ne quittera pas le quartier, il y aura sa plus grande affaire : cette pensée doit rendre votre voyage bien doux. Vous me priez de vous recevoir avec une joie sincère ; vraiment, ma fille, je voudrois bien savoir où vous voudriez que j’en prisse une autre. Nous avons vu[7] le chevalier et moi, votre appartement ; vraiment il sera joli, et vous en serez contente. Je le suis fort de la belle et nette explication de Madame de la Ville-Dieu : cela s’étoit brouillé dans ma tête, en voilà pour toute ma vie. Elle emmènera Pauline : nous aimerions bien mieux que vous l’amenassiez avec vous ; eh, bon Dieu ! que nous en serions aises ! M. de la Garde me mande qu’elle avoit suivi[8] mon conseil de l’année passée, et qu’elle avoit cousu sa jupe avec la vôtre, et tout cela d’une grâce et d’un air à charmer : je ne verrai jamais tout cela ; vous m’en consolerez, mais en vérité, il ne faut pas moins que vous. Je comprends votre colère de n’avoir pas dit adieu à Monsieur l’Archevêque : hélas ! à quoi pense-t-on quand on quitte une personne de cet âge[9] ? Tout ce qui ressemble à une séparation éternelle fait bien mal au cœur.

Les chansons de M. de Coulanges sont fort jolies ; il falloit que votre hôtellerie fût bien pleine pour avoir suffoqué sa vivacité : ah ! c’est trop de monde à la fois ; pour moi, je n’y pourrois pas résister avec toutes mes vertus populaires. En vérité, je suis ravie de penser que vous ne vous ruinerez cet hiver ni à Aix, ni dans votre auberge : l’état de mon âme est délicieux de voir votre retour aussi sûr qu’il le peut être. Je[10] serois trop aise si la 1680 situation de ce pauvre garçon ne troubloit ma tranquillité. Monsieur le Coadjuteur est parti ; il a fait régler la manière dont M. de Vendôme traitera M. de Grignan[11] : il faut le savoir une bonne fois ; et quand on obéit au Roi, on ne peut être mal content. J’achèverai ce soir ma lettre, je vous dirai ce que j’ai vu et entendu.

J’ai vu toutes mes pauvres amies. Mme  de la Fayette a passé ici l’après-dînée entière ; elle se trouve fort bien du lait d’ânesse. Il ne m’a pas paru que Mme  de Schomberg[12] ait encore pris ma place ; il y a bien des paroles dans cette nouvelle amitié. Ne vous souvient-il point de ce que nous disions du plaisir que l’on prenoit à étaler sa marchandise avec les nouvelles connoissances ? Il n’y a rien de si vrai : tout est neuf, tout est admirable, tout est admiré ; on se pare de ses richesses, on se loue à l’envi ; il y a bien plus d’amour-propre dans ces sortes d’amitiés que de confiance et de tendresse : enfin je ne crois pas être tout à fait jetée au sac aux ordures. Montgobert m’écrit des merveilles de son raccommodement ; il me paroît que désormais rien n’est capable de la séparer de vous : il me sembloit que je voyois ce fond, et que c’étoit dommage qu’il fût couvert d’épines et de brouillards.

Vous avez donc été à cette visite, et vous avez passé, sans que rien vous en ait empêchée, sur le bord des précipices ; vous m’amusez d’une prairie, mais le chevalier m’a conté comme il se jeta une fois[13] à votre litière, et vous en fit descendre par force, parce que vous alliez périr : pour moi, je ne puis comprendre ce plaisir et que vous soyez aise de rêver et d’attacher vos yeux sur cette 1680 horreur qui vous met à une ligne de la mort. Pourquoi vous piquez-vous, ma fille, d’être plus intrépide que le chevalier ? Est-il besoin de joindre cette sorte de mérite avec les autres qualités plus convenables que vous avez ? J’admire[14] bien ceux qui vous y laissent aller : c’est laisser une épée entre les mains d’un furieux, que de laisser un précipice à votre hardiesse. L’Épine se joignoit au chevalier pour me conter cette effroyable histoire ; ce que Dieu garde est bien gardé : voilà tout ce que j’ai à dire. La gaieté et les chansons du petit Coulanges sont d’une grande utilité dans de telles visites. Mme de Coulanges m’écrit des douceurs extrêmes, et pour vous, et pour moi. Mmes de la Fayette donc, de Lavardin, d’Uxelles, de Bagnols, ont causé des nouvelles du monde. Mlle Amelot[15] fut mariée dimanche, sans que personne l’ait su, avec un M. de Vaubecourt, tout battant neuf, homme de qualité peu riche, dont la mère est de Châlons. Tout a été bon plutôt que de nous ennuyer encore cet hiver de sa langueur passionnée. Adieu, mon enfant : nous sommes occupés de vous bien recevoir. Voici[16] encore une occasion où l’éloignement nous va faire dire bien des choses à contre-temps. Vous me souhaitez ici, vous croyez que je passerai l’hiver en Bretagne ; j’en ai vu l’heure et le moment ; mais enfin me voilà, me voilà, ma très-chère, et je vous avoue que j’en suis ravie.


  1. 1. Lettre 865. — 1. Dans l’édition de 1737, cette lettre est datée par erreur du 23e octobre.
  2. 2. « De peur des pluies » (Edition de 1754.)
  3. 3. Le texte de 1737 s’arrête aux mots « en cette saison, » pour reprendre à : « J’ai trouvé le chevalier en parfaite santé. ».
  4. 4. « Je trouvai ici le chevalier à mon arrivée. » (Édition de 1754.)
  5. 5. « N’a-t-il point osé. » (Ibidem.)
  6. 6. « Qu’il soit dans cette maison. » (Ibidem.)
  7. 7. Cette phrase n’est pas dans l’édition de 1737, qui commence ainsi la suivante : « Je suis fort contente, etc. »
  8. 8. « Que Pauline avoit suivi, etc. » (Édition de 1754.)
  9. 9. Monsieur l’archevêque d’Arles étoit alors âgé d’environ soixante-dix sept ans. (Note de Perrin, 1754.)
  10. 10. Cette phrase ne se lit pas dans le texte de 1737.
  11. 11. Il s’agissoit du cérémonial entre M. de Vendôme et M. de Grignan, à l’arrivée de M. de Vendôme en Provence. (Note de Perrin, 1754.)
  12. 12. Voyez la note 9 de la lettre suivante, p. 120.
  13. 13. « Un jour. » (Édition de 1754.)
  14. 14. Cette phrase et la suivante manquent dans le texte de 1754.
  15. 15. Catherine Amelot de Gournay, fille de Jean Amelot, seigneur de Gournay et de Neuvy, et de Marie Lyonne, et sœur d’Amelot l’ambassadeur. Née en 1656, elle épousa, le 28 octobre 1680, Louis-Claude de Nettancourt de Haussonville, comte de Vaubecourt, lieutenant général des armées du Roi, fils du second lit de Nicolas comte de Vaubecourt et de Claire Guillaume, fille d’un vidame de Châlons. Le comte de Vaubecourt était « un homme fort court, mais brave, fort appliqué et très-honnête homme. » (Saint-Simon, tome V, p. 18.) Il fut tué en 1705 à l’armée de Piémont, qu’il commandait en l’absence de Vendôme. Sa femme lui survécut jusqu’en 1710 et mourut sans enfants. Elle étoit encore belle, dit Saint-Simon (tome VIII, p. 118) ; elle avoit fait du bruit et étoit encore fort du grand monde, mais jamais de la cour. »
  16. 16. Cette phrase ne se lit que dans le texte de 1754.