Lettre 90, 1668 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 536-537).
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90. — DU CARDINAL DE RETZ
À MADAME DE SÉVIGNÉ.

À Commerci[1], le 20e décembre.

Si les intérêts de Mme de Meckelbourg[2] et de M. le maréchal d’Albret[3] vous sont indifférents, Madame, je solliciterai pour le cavalier, parce que je l’aime quatre fois plus que la dame. Si vous voulez que je sollicite pour la dame, je le ferai de très-bon cœur, parce que je vous aime quatre millions de fois mieux que le cavalier. Si vous m’ordonnez la neutralité, je la garderai. Enfin, parlez, et vous serez ponctuellement obéie. Je ne suis point surpris des frayeurs de ma nièce : il y a longtemps que je me suis aperçu qu’elle dégénère ; mais quelque grand que vous me dépeigniez son transissement sur le jour de la conclusion[4], je doute qu’il puisse être égal au mien sur les suites, depuis que j’ai vu par une de vos lettres que vous n’avez ni n’espérez guère d’éclaircissement, et que vous vous abandonnez en quelque sorte au destin, qui est souvent très-ingrat, et reconnoît assez mal la confiance que l’on a placée en lui. Je me trouve en vérité, sans comparaison, plus sensible à ce qui vous regarde, vous et la petite, qu’à ce qui m’a jamais touché moi-même le plus sensiblement.

Au reste, Madame, ne vous en prenez ni au cardinal dataire[5], ni à moi, de ce que l’on n’a rien fait encore pour Corbinelli. Un homme de la daterie, en qui je me fiois, a pris mon nom pour obtenir mille grâces pour lui, et m’a trompé dans trois ou quatre chefs. S’il en a usé pour Corbinelli comme il a fait pour d’autres, je doute que le nom de Corbinelli ait été seulement prononcé depuis ma dernière lettre. Il n’y a pas quinze jours que ce même homme m’écrivit une longue histoire sur cette affaire, et sur quelques autres que je lui avois recommandées ; et j’ai découvert deux faussetés dans les détails qu’il me fait. Ce n’est pas au sujet de Corbinelli ; mais comme je vois qu’il ment sur le reste, je juge qu’il a pu encore mentir à cet égard. J’y remédierai par le premier ordinaire, et avec toute la force qu’il me sera possible ; vous ne pouvez vous imaginer le chagrin que cela m’a donné.


  1. Lettre 90. — i. Le cardinal de Retz était devenu en 1639 damoiseau de Commerci, à la mort de sa tante maternelle, Madeleine de Silly, dame du Fargis. C’était en 1662 qu’il s’était retiré, avec l’agrément du Roi, dans sa principauté de Commerci.
  2. Plus connue sous le nom de duchesse de Châtillon. Voyez la note 2 de la lettre 36.
  3. César-Phébus d’Albret, baron de Pons, comte de Miossens, né en 1614, maréchal de France en 1653, était frère du chevalier d’Albret qui tua en duel le marquis de Sévigné : voyez la Notice, p. 54. Il avait épousé en 1645 une sœur de Henri du Plessis Guénégaud. Il mourut en 1676 ; avec lui s’éteignit le nom d’Albret.
  4. Mlle de Sévigné, comme nous l’avons vu dans les lettres précédentes, était à la veille d’épouser le comte de Grignan. Sur la parenté du cardinal avec la famille de Sévigné, voyez la Notice, p. 33.
  5. Le dataire ou prodataire est l’officier le plus considérable de la chancellerie romaine : c’est par ses mains que passent tous les bénéfices vacants, hors les consistoriaux.