Relation d’un voyage du Levant/19

La bibliothèque libre.
Relation d’un voyage du Levant, fait par ordre du Roy
Imprimerie Royale (Tome IIp. 323-388).

Lettre XIX.


A Monseigneur le Comte de Pontchartrain, Secretaire d’Etat & des Commandemens de Sa Majesté, etc.


Monseigneur,

Il y a trop long-temps que nous nous promenons dans le Paradis Terrestre, pour ne pas vour rendre compte de nos découvertes. C’est un avantage que nous vous devons, et qui merite plus que des remercimens ordinaires ; mais il faudroit vous rendre de nouvelles actions de graces dans toutes les Lettres que j’ay l’honneur de vous écrire, si vous ne me l’aviez expressément deffendu. Pardonnez-moy donc, je vous supplie, pour cette fois en faveur du Paradis Terrestre. J’espere que ceux qui liront avec attention ce que je vais en dire, conviendront que s’il est possible de marquer aujourd’huy l’endroit où Adam et Eve ont pris naissance, c’est certainement le pays où nous sommes, ou du moins celui d’où nous venons.

A la verité s’il faut expliquer à la lettre l’endroit où Moyse parle de la situation du Paradis Terrestre, on n’a rien proposé qui paroisse d’abord plus naturel que le systeme de Mr Huet ancien Evêque d’Avranche, l’un des plus Sçavans hommes de ce siecle. Moyse assûre que de ce lieu de délices sortoit un Fleuve qui se partageoit en quatre canaux, l’Eufrate, le Tigre, le Phison et le Gehon. Où trouvera-t’on en Asie un pareil fleuve, si ce n’est celui des Arabes, c’est à dire l’Eufrate joint au Tigre, et partagé en quatre grands canaux qui se dégorgent dans le sein Persique ? Il semble donc que Mr Huet a satisfait entierement à la lettre, en plaçant le Paradis Terrestre dans ce lieu-là ; néanmoins son systeme ne sçauroit se soutenir, puisqu’il paroît par les Geographes et les Historiens Grecs et Latins, que non seulement l’Eufrate et le Tigre couloient anciennement dans des lits séparez ; mais qu’on s’avisa de faire un canal de communication entre ces deux rivieres, et qu’ensuite, par ordre des Roys de Babylone, d’Alexandre le Grand, et même de Trajan et de Severe, on en tira plusieurs canaux pour faciliter le commerce, et rendre les campagnes plus fertiles. En sorte que l’on ne sçauroit douter que les branches du fleuve des Arabes ne soient l’ouvrage des hommes ; et par conséquent il faut convenir qu’elles n’étoient pas dans le Paradis Terrestre.

Les Commentateurs de la Genese, ceux mêmes qui sont les plus attachez à la lettre, prétendent que pour désigner le Paradis Terrestre, il n’est pas nécessaire de trouver un fleuve qui se partage en quatre canaux, parce que cela peut étre changé depuis le Déluge ; ils croyent qu’il suffit de montrer les sources des rivieres nommées par Moyse, sçavoir l’Eufrate, le Tigre, le Phison et le Gehon. Dans ce sens-là on ne sauroit disconvenir que ce Paradis ne soit sur le chemin d’Erzeron à Teflis, supposé qu’on puisse prendre le Phase pour le Phison, et l’Araxe pour le Gehon, comme ils n’en doutent pas. Ainsi pour ne pas éloigner le Paradis Terrestre des sources de ces quatre rivieres, il faut nécessairement le placer dans ces belles vallées de Georgie, d’où l’on apporte toutes sortes de fruits à Erzeron et desquelles nous avons parlé dans nostre derniere lettre ; ou s’il est permis de regarder le Paradis Terrestre comme un pays d’une grande étenduë, lequel a conservé une partie de ses beautez, malgré le Déluge et les changemens qui sont arrivez sur la terre depuis ce temps-là ; je ne vois pas de plus bel endroit, pour désigner ce lieu merveilleux, que la campagne des Trois Eglises, éloignée d’environ vingt lieuës de France des sources de l’Eufrate et de l’Araxe, et de presque autant de celles du Phase. Pour en déterminer la circonférence, il faut au moins l’étendre jusques aux sources de ces rivieres. Voila pourquoi le Paradis Terrestre comprenoit l’ancienne Medie et une partie de l’Armenie et de l’Iberie. Si l’on trouve cet espace trop étendu, on peut le réduire à une partie de l’Iberie et de l’Armenie, c’est à dire depuis Erzeron jusques à Teflis, car il est hors de doute que la plaine d’Erzeron, qui est aux sources de l’Eufrate et de l’Araxe, devoit y estre comprise. Par rapport à la Palestine, où quelques-uns ont placé le Paradis Terrestre ; il me semble que c’est en vain qu’on voudroit faire quatre grandes rivieres du fleuve Jourdain, qui pour ainsi dire n’est qu’un ruisseau : cette contrée d’ailleurs est seche et pierreuse. Nos Sçavans en jugeront comme il leur plaira ; pour moi qui n’ai pas veû de plus beau pays que les environs des Trois Eglises, je me sens fort disposé à croire qu’Adam et Eve y ont eté créez.

Nous partîmes donc pour ce beau lieu le 26 Juillet, mais nous ne campâmes qu’à quatre heures de Teflis, afin de joindre une Caravane destinée pour les Trois Eglises. Elle s’assembla dans une grande plaine où finit la vallée de Teflis. Cette plaine est agréable par ses vergers et par ses jardins. Le fleuve de Kur la traverse, et coule du Nord-Nord-Est, au Sud-Sud-Est ; le chemin que nous tenions avoit à peu prés la même direction. La plupart des marchands de la Caravane firent provision, autour de nôtre camp, de certains roseaux fort déliez et fort propres pour écrire à leur maniére. C’est une espece de Canne qui ne croist que de la hauteur d’un homme, et dont les tiges n’ont que trois ou quatre lignes d’épaisseur, solides d’un nœud à l’autre, c’est à dire remplies d’un bois moüelleux et blanchâtre. Les feüilles qui ont un pied et demi de long, sur huit ou neuf lignes de large, enveloppent les nœuds de ces tiges par une gaine velüe, car le reste est lisse, vert-gai, plié en goutiere à fond blanc. La pannicule ou le bouquet des fleurs n’étoit pas encore bien épanoüi, mais blanchâtre, soyeux, semblable à celui des autres roseaux. Les gens du pays taillent les tiges de ces roseaux pour écrire, mais les traits qu’ils en forment sont tres grossiers, et n’approchent pas de la beauté des caracteres que nous faisons avec nos plumes.

Le 27 Juillet on partit sur les onze heures du soir, et nous marchâmes jusques à six heures du matin dans des plaines marécageuses ; mais nous perdîmes dans la nuit nôtre riviere, et nous fûmes si fort désorientez, quand le jour parut, que nous ne sçeumes de quel costé elle s’étoit jettée. Cependant elle doit se tourner insensiblement vers l’Orient pour aller se rendre à la mer Caspienne ; et l’Araxe qui va joindre le Kur en doit faire de même ; mais il faut que ce soit loin d’Erivan, puisque dans toute nostre route, nous n’avons plus veû ni entendu parler du Kur. On se reposa ce jour-là jusques à huit heures, et l’on ne marcha que jusques à environ midi et demi, pour s’arrêter à Sinichopri village où il y a un assez beau pont de pierre, et une espece de Fort abandonné. Nous en partîmes sur les deux heures pour aller camper dans des montagnes assez herbuës, où nous fûmes surpris de trouver des Plantes les plus communes, parmi quelques autres assez singulieres. Qui est-ce qui se seroit attendu de voir des Orties, de l’Eclaire, et du Melilot sur le chemin du Paradis Terrestre. Il y en a pourtant, aussi-bien que de l’Origan commun, et des Mauves ordinaires. Le Dictame blanc est parfaitement beau à l’entrée de ces montagnes, où l’on sentoit une fraischeur qui faisoit grand plaisir.

Nous ne fûmes gueres plus heureux en Plantes, le lendemain 28 Juillet, et je commençai à douter si nous allions vers le Paradis Terrestre, ou si nous lui tournions le dos ; car enfin aprés avoir marché, depuis deux heures aprés minuit jusques à sept heures du matin, dans des montagnes couvertes de bois et de pâturages, nous ne trouvâmes sur les grands chemins que du Millet, du Marrube noir et blanc, de la Bardane, de la petite Centaurée, du Plantin, sans répeter les Orties et les Mauves du jour precedent. Comme l’ennui ne donne pas beaucoup d’appetit ; que d’ailleurs toute matiere d’erudition nous manquoit, et que nous avions lieu d’apprehender, de ne voir dans nôtre pretendu Paradis Terrestre, que les ronces et les chardons que le Seigneur y avoit fait naître aprés la cheûte du premier Homme, nous aurions fort mal passé nôtre temps sans une espece admirable de Ciboulette dont la fleur sent le Storax en larme. Ses feüilles et ses racines qui ont l’odeur de la Ciboule d’Espagne, nous firent trouver plus de goust aux provisions qui nous restoient.

La racine de cette Plante est presque ronde, assez douce, et d’une odeur qui participe de celle de l’ail et de l’oignon. Les cayeux qui l’accompagnent forment une teste d’un pouce de diametre. La tige s’éleve à deux pieds et demi, épaisse de deux ou trois lignes, solide, lisse, couverte d’une fleur ou poussiere semblable à celle des Prunes fraiches, et garnie de quelques feüilles d’un pied et demi de long, creuses et larges de trois lignes. Cette tige est terminée par une teste arrondie, d’un pouce et demi de diametre, dont les fleurs qui sont soutenuës par des pedicules de quatre lignes de longueur, sont à six feüilles de deux lignes de long, relevées sur le dos, luisantes, rouge-brun, plus clair sur les bords. Du milieu de ces feüilles sortent autant d’étamines purpurines qui les surpassent d’une ligne, et qui sont chargées de sommets de même couleur. Le pistile est à trois coins, verdâtre, et devient un fruit semblable à ceux des autres especes d’Oignon, c’est à dire à trois loges ; mais il n’étoit pas assez avancé sur la plante dont nous parlons, pour pouvoir être décrit.

On partit à minuit le 29 Juillet, et nous passâmes par des montagnes assez rudes, où il y a des forests, comme nous le reconnûmes à la pointe du jour, remplies de Sabines aussi hautes que des Peupliers. Elles different de l’espece que l’on a décrite dans la dixiéme Lettre, en ce que ses feüilles qui sont de la tissure des feüilles de Cyprés, ne sont pas serrées les unes contre les autres, mais écartées sur les côtez, et disposées trois à trois comme par étages. Les écailles de ces feüilles sont longues d’une ligne et demik terminées par un piquant, vert-gai en dessus, farineuses et jaunâtres en dessous. Ces arbres étoient tous chargez de fruits verts, d’un demi pouce de diametre.

Nous campâmes ce même matin depuis sept heures du matin jusques à onze heures. Ensuite l’on marcha l’aprés midi jusques à une heure et demi, pour s’arrêter à Dilijant village d’assez belle apparence. Des gardes postez sur le grand chemin, prétendoient que passant de Georgie dans le pays de Cosac, qui est une petite contrée entre la Georgie et l’Armenie, nous devions payer un Sequin par teste ; mais comme nous sçavions que les Persans étoient de bonnes gens, nous commençâmes à faire les méchans, et à porter nos mains sur nos sabres. En effet à force de crier et de parler une langue qu’ils n’entendoient pas, comme nous n’entendions pas non plus la leur, ils nous laissérent en repos. Tant il est vrai que par tout pays ceux qui font le plus de bruit, et qui sont en plus grand nombre, ont toujours raison. Cependant comme les plus distinguez du lieu, qui s’étoient assemblez au bruit, eurent assûré nos voituriers que les gens à cheval qui passent par là payent ordinairement un Abagi par teste, nous le donnâmes volontiers ; aprés-quoi les gardes nous firent plus d’excuses et plus de remercimens que nous n’en meritions. On nous apprit que ces sortes de droits étoient destinez pour la garde des chemins, et que cela se pratiquoit dans plusieurs Provinces de Perse où les Gouverneurs payent des gens pour la sûreté publique ; le Roy ne leur permettant de faire exiger cecs droits, qu’à condition qu’ils seront responsables des marchandises volées. Les habitans du Cosac passent pour fiers et se font descendre de ces Cosaques qui habitent dans les montagnes, au Nord de la mer Caspienne. Les bourgeois de Dilijant, qui s’étoient attroupez autour de nous, nous firent demander pourquoi nous n’avions pas des habits à la franque, et des chapeaux : Nous leur répondîmes que nous venions de Turquie où l’on est fort mal reçeu avec un pareil équipage. Cela les fit rire. On nous presenta d’assez bon vin, et nous continuâmes nôtre route encore pendant une heure au delà du village, pour aller camper jusques au haut d’une montagne couverte de Chesnes, d’Ormeaux, de Frênes, de Sorbiers, et de Charmes à grandes et à petites feüilles.

Nous nous flattions de passer la nuit dans un gîte aussi agréable ; mais nos voituriers nous en firent partir à onze heures du soir et nous firent traverser, pendant une nuit tres-sombre, des montagnes affreuses. Dans la saison des neiges peu de gens risquent cette route. Pour moy je m’abandonnai entierement à la conduite de mon cheval, et je m’en trouvai beaucoup mieux que si j’avois voulu le conduire. Un automate qui suit naturellement les loix de la Mecanique, se tire bien mieux d’affaires, dans ces occasions, que le plus habile Mecanicien qui voudroit mettre en usage les regles qu’il a apprises dans son cabinet, fust-il de l’Academie Royale des Sciences ? Enfin nous nous trouvâmes sur les cinq heures du matin, le 30 Juillet, dans une plaine auprés de Carakesis, chetif village sur un petit ruisseau. Là nous fûmes les maîtres à nostre tour, comme la raison le demandoit, et nous obligeâmes nos voituriers à s’arrester pour avoir le plaisir de dormir : mais bon Dieu que ce plaisir fut court ! le démon de la Botanique qui nous agitoit nous éveilla bientost ; nous nous repentîmes pourtant d’être restez, car nous ne fîmes pas grand butin dans cette plaine. Le fleuve Zengui qui vient du lac d’Erivan et qui va passer par cette ville, y serpente ; mais il n’est pas considérable.

Nous partîmes le 31 Juillet à cinq heures du matin, pour traverser des montagnes assez agréables, quoique sans arbres : aussi commençames-nous à sentir la fumée des bouzes de vaches en approchant de Bisni, et cette odeur nous incommoda fort dans un Couvent de Moines Armeniens où nous dinâmes. Leur cour est toute pleine de cette belle espece de Cresson que Zanoni a pris, sans raison, pour la premiere espece de Thlaspi de Dioscoride. Ces bons Religieux nous receûrent fort honnêtement, mais nous ne trouvâmes pas chez eux les mêmes agrémens que chez les Moines Grecs. Les Armeniens sont plus graves, et d’ailleurs nous n’avions pas le mot à dire chez eux, au lieu que nous barragoüinions quelque peu le Grec vulgaire chez les Caloyers, dont la vivacité est tout-à-fait réjoüissante. Le Couvent de Bisni est le mieux bâti que nous ayons veû dans tous ces quartiers, il est solide, et de bonnes pierres de taille. Les ruines qui sont aux environs, marquant qu’il y avoit autrefois une ville considérable ; et quoique le village soit petit, nous l’aurions pris pour Artaxate, n’étoit qu’il est sur le fleuve Zengui. Pour le Monastere on le croit de sept ou huit cens ans de fondation. Nous en partîmes à midi, et passâmes sur une autre montagne pour nous retirer encore dans un Monastere d’Armeniens à Yagovat village plus petit que Bisni, à l’entrée de la grande plaine des Trois Eglises, où nous prétendions trouver le Paradis Terrestre.

On partit à trois heures le lendemain au matin, dans l’impatience de voir ce fameux bourg que les Armeniens visitent avec plus de devotion que les Romipetes ne visitoient Rome dans le temps de Rabelais. Les Trois Eglises ne sont qu’à six heures de chemin d’Yagovat. Les Armeniens appellent ce bourg Itchmiadzin, c’est à dire la descente du Fils unique, à ce qu’on nous dit, parce qu’ils croyent que le Seigneur apparut à Saint Gregoire en ce lieu-là. Nous n’en doutâmes pas : car nous n’entendions pas un seul mot d’Armenien vulgaire ni litteral. Quoique nous ne fussions pas fort avancez dans la connoissance de la langue Turque, comme pourtant nous sçavions compter jusques à dix, nous comprîmes facilement que utch qui signifie trois, joint à klissé, mot corrompu d’Eclesia, devoit signifier Trois Eglises, et c’est le nom que les Turcs y ont donné ; mais ils devoient plutost avoir appelé ce bourg les Quatre Eglises, puisqu’il y en a quatre qui paroissent bâties depuis long-temps. Les Caravanes y séjournent pour faire leurs dévotions, c’est à dire pour s’y confesser, communier, et pour recevoir la benediction du Patriarche. Ce Couvent est composé de quatre corps de logis bâtis en maniére de cloîtres, disposez sur un quarré fort long, comme il est ici gravé. Les cellules des Religieux et les chambres que l’on donne aux étrangers, sont toutes de même figure, terminées par un petit dôme en forme de calote, dans la longueur de ces quatre cloîtres. Ainsi cette maison doit être regardée comme un grand Caravanserai où les Moines ont leur logement. L’appartement du Patriarche, qui est à droite en entrant dans la cour, est un corps de logis plus élevé et de plus belle apparence que les autres. Les Jardins en sont agréables, bien entretenus ; et genéralement parlant les Persans sont bien plus habiles Jardiniers que les Turcs. En Perse on plante les arbres en allignement ; on ordonne assez-bien les Parterres ; les compartimens sont d’un bon gout, et les plantes y sont disposées et espacées avec propreté ; au lieu que tout est en confusion chez les Turcs. L’enceinte des Jardins du Patriarche, de même que la pluspart des maisons du bourg, n’est que de boüe sechée au soleil, et coupée en grands et gros quartiers que l’on pose les uns sur les autres, et que l’on joint ensemble avec de la terre détrempée, au lieu de mortier. Les murailles des Parcs autour de Madrid sont de même matiére ; les Espagnols appellent Tapias ces pieces de terre cuite, ou pour mieux dire sechées au soleil.

L’Eglise patriarchale est bâtie au milieu de la grande cour, et dédiée à Saint Gregoire l’Illuminateur, qui en fut le premier Patriarche, du temps de Tiridate Roy d’Armenie, sous le grand Constantin. Les Armeniens croyent que le Palais de ce Roy étoit à la place du Couvent, et que Jesus-Christ se manifesta à Saint Gregoire dans l’endroit où est l’Eglise. Ils y conservent un bras de ce Saint, un doit de Saint Pierre, deux doits de Saint Jean Baptiste, une côte de Saint Jacques. C’est un bâtiment tres-solide et de belles pierres de taille ; les piliers en sont fort épais, de même que les voûtes ; mais tout l’édifice est obscur et mal percé, terminé en dedans par trois Chapelles, dont la seule du milieu est ornée d’un autel ; les autres servent de sacristie et de Tresor. Ces deux pieces sont remplies de riches ornemens d’Eglise et de belle vaisselle. Les Armeniens qui ne se piquent de magnificence que dans le Eglises, n’ont rien épargné pour enrichir celle-ci. On y voit les plus riches étoffes qui se fassent en Europe. Les vases sacrez, les lampes, les chandeliers sont d’argent, d’or ou de vermeil. Le pavé de la nef et celui du presbitere sont couverts de beaux tapis. Le presbytere, ou le tour de l’autel, est tapissé communément de Damas, de velours ou de brocard. Cela n’est pas surprenant, car les marchands Armeniens qui commercent en Europe et qui font de gros gains, font des presens magnifiques dans cette Eglise ; mais il est surprenant que les Persans y souffrent tant de richesses. Les Turcs au contraire ne permettroient pas aux Grecs d’avoir un chandelier d’argent dans leurs Eglises : rien n’est plus pauvre que celle du Patriarche de Constantinople. Les Moines des Trois Eglises se font honneur de montrer les richesses qu’ils ont receües de Rome, et font des souris moqueurs quand on leur parle de la réunion. Plusieurs Papes leur ont envoyé des Chapelles entieres d’argent, sans qu’elles ayent encore rien operé. Les Patriarches jusques ici ont amusé les Missionnaires ; il n’est pas mal-aisé de tromper les gens qui sont de bonne foy. La réunion des religions est un miracle que le Seigneur operera lorsqu’il le jugera à propos. C’est du Ciel qu’il faut attendre la veritable conversion des Schismatiques, dont le nombre est infiniment plus grand que celui des Armeniens Romains. Ces malheureux Schismatiques, par leur credit et par leur argent, feroient déposer un Patriarche qui donneroit les mains à la réunion. La haine qu’ils ont pour les Latins paroît irréconciliable : enfin soit par envie, soit par interest, les Prestres schismatiques Armeniens ou Grecs veulent commander absolument chez eux, et les Patriarches sont obligez de leur céder, de peur que la populace ne se souleve.

L’Architecte qui a donné le dessein de l’Eglise Patriarchale êtoit un fort habile Maître, suivant je ne sçai quelle tradition des Armeniens, qui prétendent que ce fut Jesus-Christ lui-même qui en traça la Plan en présence de Saint-Gregoire, et qui lui ordonna de l’éxecuter. Au lieu de crayon, à ce qu’ils disent, Jesus-Christ se servit d’un rayon de lumiere, au centre duquel Saint Gregoire faisoit sa priere sur une grande pierre quarrée, d’environ trois pieds de diametre, que l’on montre encore aujourd’hui au milieu de l’Eglise. Si cela est, le Seigneur y employa un ordre d’architecture assez singulier ; car les dômes et les clochers sont en pavillon d’entonnoir renversé, et terminez par une croix.

Les deux autres Eglises sont hors du Monastere, mais elles tombent en ruine, et l’on n’y fait plus le service depuis long-temps. Celle de Sainte Caiane est à droite du Couvent, supposé qu’on y entre par la grande porte, et non par celle des Refectoires. L’autre Eglise qui est à gauche et bien plus éloignée de la maison, porte le nom de Sainte Repsime. On pretend chez les Armeniens que Caiane et Repsime étoient deux Vierges Romaines qui furent martyrisées sur les lieux où sont bâties leurs Eglises. On fait même descendre Sainte Caiane, de je ne sçay quelle famille de Caius. Ils sont plus embarrassez à trouver la genéalogie de Repsime dont le nom n’est pas Romain : cependant on lit dans leur Chronique, que c’êtoient deux Princesses Romaines, qui vinrent en Levant pour voir Saint Gregoire ; mais Tiridate Roy d’Armenie ayant trouvé cela fort mauvais, fit descendre Caiane dans un puis plein de serpens, ne doutant pas qu’elle n’y mourût dans peu de temps : neanmoins la Sainte n’en fut pas blessée ; les serpens y perirent, et Caiane y vêcut en bonne santé pendant quarante ans. Comment accorder tout cela avec la suite de l’Histoire ? car ils ajoûtent que le Roy Tiridate en êtant devenu amoureux, et ne pouvant pas la fléchir, non-plus qu’aucune de ses compagnes qui étoient de belles personnes, et que la Chronique met jusques au nombre de quarante, leur fit souffrir à toutes le martyre.

A l’égard de la campagne qui est autour des Trois Eglises, elle est tout-a-fait admirable, et je n’en connois point qui donne une plus belle idée du Paradis Terrestre. On n’y voit que ruisseaux qui la rendent extrémement fertile, et je doute qu’il y ait un pays sur la terre où l’on recüeille autant de denrées tout à la fois. Outre la grande quantité de toutes sortes de grains qu’on en retire, on y trouve des champs d’une étenduë prodigieuse, tout couverts de tabac. Ce seroit une plaisante question à proposer en Botanique ; sçavoir si cette plante étoit dans le Paradis Terrestre, car elle fait en ce monde les délices de bien des gens qui ne sauroient se passer d’en faire un continuel usage : cependant originairement elle vient d’Amerique ; mais elle se porte aussi-bien en Asie que dans son propre pays. Le reste de la campagne des Trois Eglises est plein de Ris, de Coton, de Lin, de Melons, de Pastéques, et de beaux vignobles. Il n’y manque que des Oliviers, et je ne sçai où la Colombe qui sortit de l’Arche fut chercher un rameau d’olivier, supposé que l’Arche se soit arrêtée sur le Mont Ararat, ou sur quelque autre montagne d’Armenie ; car on ne voit pas de ces sortes d’arbres aux environs, ou il faut que l’espece s’en soit perduë ; cependant les Oliviers sont des arbres immortels. On cultive aussi beaucoup de Ricinus autour du Monastere, pour en tirer de l’huile à bruler ; celle de Lin est employée pour la cuisine. C’est peut-être pour cette raison que la Pleuresie est assez rare en Armenie, quoique le climat y soit inégal, et parconséquent propre à produire cette maladie. Gesner remarque que l’huile de Lin, beuë à la place de celle d’amandes douces, est un excellent remede pour la pleuresie.

A l’égard des Melons, il n’y en a pas de meilleurs dans tout le Levant que ceux des Trois Eglises et des environs. Pour trente sols nous en faisions charger un de nos chevaux, et parmi ce grand nombre il s’en trouvoit quelques-uns fort superieurs à ceux que l’on mange à Paris : mais ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’ils engraissent, et qu’ils ne font jamais aucun mal ; plus nous en mangions, et mieux nous nous portions. Ceux qu’on appelle Melons d’eau ou Pastéques, dans la plus forte chaleur du jour, sont comme à la glace quoique couchez sur terre au milieu des champs où la terre est très-chaude. On ne les cultive pas dans des lieux aquatiques, comme on le croit en ce pays-ci ; mais on les appelle Melons d’eau parce que leur chair ne se fond pas seulement à la bouche, mais qu’elle répand une si grande quantité d’eau qu’on en perd la moitié, sur-tout quand on mord dans le fruit, comme font les gens du pays qui les pelent et les mangent ordinairement comme des pommes : Nos Poires de Beurré et la Moüille-bouche sont seches en comparaison de ces Melons. Ce seroient les fruits les plus délicieux du monde s’ils avoient autant d’odeur et de goût que les autres Melons. La chair des Melons d’eau devient plus ferme dans leur parfaite maturité, et à proprement parler ne se fond pas, mais cette eau délicieuse qui est renfermée dans les cellules de la chair, se vuide si abondamment, comme par autant de petites sources, que bien souvent les Orientaux préferent ce fruit aux meilleurs Melons. Les Armeniens appellent Carpous les Melons d’eau, mais ils ont pris ce nom des Grecs qui le donnent à tous les fruits, et Carpous dans ce sens-là veut dire un fruit par excellence. On éleve les meilleurs Melons d’eau dans ces terres salées qui sont entre les Trois Eglises et l’Aras. Aprés les pluyes on voit le sel marin tout cristallisé dans les champs, et qui craque même sous les pieds. A trois ou quatre lieuës des Trois Eglises sur le chemin de Teflis, il y a des carriéres de sel fossile, lesquelles sans être épuisées en fourniroient suffisamment à toute la Perse. On y coupe le sel en gros quartiers comme on taille les pierres dans nos carriéres, et l’on charge deux de ces quartiers sur chaque Bufle. On trouve quelquefois des troupes de ces animaux qui se suivent sur les grands chemins, et qui ne portent point d’autre marchandise, car en Levant on compte les Bufles parmi les bêtes de somme. Les Orientaux s’imaginent que le sel croît dans les carriéres, et que les endroits où l’on en a coupé depuis long-temps se remplissent peu à peu : mais qui est-ce qui a fait ces observations avec exactitude ? on m’en dit de même à Cardone en Espagne, où se trouvent les plus belles carriéres ou mines de sel qui soient dans le reste du monde. Cette montagne n’est qu’en bloc de sel qui paroît comme une roche d’argent dans le temps que le soleil éclaire les endroits qui ne sont pas couverts de terre. Ceux qui travaillent dans les carriéres de marbre sont dans la même prévention, et croyent, plûtost par tradition que par bonnes raisons, que les pierres croissent véritablement par un principe interieur, comme les Truffes et les Champignons ; ainsi le préjugé touchant la vegétation des fossiles est bien plus étendu qu’on ne s’imagine, mais ce n’est pas sur ce préjugé qu’il en faut juger, c’est sur des observations bien vérifiées.

Nous faisions assez bonne chere dans le Monastere des Trois Eglises où nous êtions logez à nôtre aise : comme il n’y avoit pas beaucoup d’étrangers, nous avions autant de chambres que nous en voulions. Les Religieux, qui sont la pluspart Vertabiets, c’est à dire Docteurs, boivent à la glace, et nous en faisoient donner suffisamment ; mais ils n’ont pas de secret pour chasser les cousins de leur Couvent. Nous êtions obligez la nuit de quitter nos chambres et de faire porter nos matelats dans le Cloître ou autour de l’Eglise, sur un pavé de grands carreaux bien entretenus. Les cousins y étoient moins incommodes que dans les lieux couverts, mais cela n’empeschoit pas qu’ils ne suçassent beaucoup de nôtre sang ; nous avions tous les matins le visage couvert de boutons, malgré toutes nos précautions. Les parterres qui sont sur la gauche de l’Eglise sont fort agréables. Les Amaranthes et les Oeillets en font les principaux ornemens ; mais ces fleurs n’ont rien de singulier ni qui merite qu’on en porte les graines en ce pays-ci, au contraire les curieux de Perse s’accommoderoient beaucoup mieux des especes qu’on éleve en Europe. Nous ne cueïllîmes dans les parterres du Couvent que la graine de cette belle espece de Persicaire dont les feüilles sont aussi grandes que celles du Tabac, et que nous avions observée à Teflis dans le Jardin du Prince. Voici la description d’une belle espece de Lepidium à feüilles de Cresson frisé, qui croît dans les champs entre le Monastere et la riviere d’Aras.

La racine pique en fond, longue d’un pied, grosse comme le petit doit, dure, ligneuse, blanche, peu cheveluë, et produit une tige haute de deux ou trois pieds, assez branchuë, vert-gai, accompagnée en bas de feüilles longues de quatre pouces, sur deux pouces de large, tout-a-fait semblables à celles du Cresson frizé, un peu plus charnuës, lisses des deux côtez, vert-gai, découpées en grosses pieces jusques à la côte, laquelle commence par une queüe assez longue. La derniere piece est plus grande que les autres, arrondie et frizée de mesme que celles qui sont sur le reste de la queüe, lesquelles sont quelquefois incisées plus profondément. Les feüilles qui naissent le long des tiges sont encore découpées plus menu. De leurs aisselles naissent des branches assez étenduës sur les côtez, garnies de bouquets de feüilles dont la pluspart ne sont pas découpées, assez semblables à celles de l’Iberis commun. Les branches sont subdivisées en plusieurs brins tous chargez de fleurs blanches. Chaque fleur est à quatre feüilles longues d’une ligne et demie, arrondies à la pointe et fort pointuës à leur naissance. Le calice est à quatre feüilles aussi, le pistile qui est long de demi ligne coupé en fer de pique, devient un fruit de même forme, plat, et partagé en deux loges dans sa longueur. Chaque loge renferme une graine rousse, tirant sur le brun, longue de demi ligne, applatie. Toute la plante a le goût et l’acreté du Cresson Alenois.

Pendant nôtre séjour aux Trois Eglises, nous fîmes chercher, mais inutilement, des voituriers pour nous conduire au Mont Ararat. Personne ne voulut être de la partie ; les voituriers étrangers ne veulent pas, à ce qu’ils disent, s’aller perdre dans les neiges : ceux du pays étoient employez pour les Caravanes, et ne vouloient pas aller fatiguer leurs chevaux dans un endroit si affreux. Cependant cette montagne si fameuse n’est qu’à deux petites journées du Monastere, et nous connûmes bien dans la suite qu’il n’est pas possible de s’y engager, par la raison qu’elle est toute découverte, et que l’on ne sauroit monter que jusques à la neige. Ce n’est pas une grande merveille, quoiqu’en disent les Religieux, de ne pouvoir pas en ateindre le sommet, puisqu’il est presque à moitié couvert de neige glacée depuis le déluge. Ces bonnes gens croyent, comme un article de foy, que l’Arche s’y arrêta. S’il est vrai que ce soit la plus haute montagne d’Armenie, suivant le jugement des gens du pays ; il est tres-certain aussi que c’est la plus chargée de neige. Ce qui fait paroître l’Ararat plus elevé, c’est qu’il est planté seul en forme de pain de sucre au milieu d’une des plus grandes plaines que l’on puisse voir. Il ne faut pas même juger de sa hauteur par la quantité des neiges qui le couvrent, puisque la neige se conserve dans le plus fort de l’Esté sur les moindres collines d’Armenie. Quand on demande aux Moines Armeniens, s’ils n’ont pas des reliques de l’Arche, ils répondent sagement qu’elle est encore ensevelie dans les fondrieres des neiges du Mont Ararat.

Nous allâmes le 8 Aoust à Erivan ville considérable et Capitale de l’Armenie Persienne, à trois heures de chemin des Trois Eglises. Ce n’étoit pas seulement dans le dessein de voir la Place, mais aussi pour prier le Patriarche de nous faire donner des voituriers pour le Mont Ararat, suivant le conseil des Religieux des Trois Eglises ; et certainement nous n’en aurions pas trouvé sans un ordre de sa part. La ville d’Erivan est remplie de vignes et de jardins, bâtie sur une colline qui est au bout de la plaine ; les maisons mêmes s’étendent dans une des plus belles vallées de Perse, et dont les prairies sont entremêlées d’arbres fruitiers et de vignobles. Les bourgeois d’Erivan sont assez simples pour croire que leurs vignes sont encore de l’espece de celle que Noé y planta. Quoiqu’il en soit, elles produisent de fort bon vin, et cela fait mieux leur éloge, que si on les faisoit descendre de celles du bon Patriarche. La vallée est arrosée par de belles sources, et les maisons de campagne y sont presque aussi nombreuses qu’aux environs de Marseille. Il n’y a que le haut des collines qui deshonore le pays par se secheresse, mais la vigne y feroit des merveilles s’il y avoit assez de monde pour la cultiver. Les meilleures terres sont couvertes de grains, de Coton et de Ris, ce dernier est principalement destiné pour Erzeron. Les maisons d’Erivan ne sont qu’à un étage en terrasse, bâties de boüe et de Torchis à la maniére des autres villes de Perse. Chaque maison est enfermée dans une enceinte isolée, quarrée, anguleuse ou arrondie, haute d’environ une toise. Les murailles de la ville, quoiqu’à double rempart en plusieurs endroits, n’ont gueres plus de deux toises d’élévation, et ne sont deffenduës que par de méchants ravelins arrondis, épais de quatre ou cinq pieds. Toutes ces pieces, de même que les murailles, sont de boüe sechée au soleil, sans être terrassées. Les murailles du Château qui est au haut de la ville, ne valent guere mieux, quoiqu’elles soient à triple rang. Le Château qui est presque ovale, renferme plus de huit cens maisons occupées par des Mahometans ; car les Armeniens qui y travaillent pendant le jour viennent coucher à ville. On nous assûra que la garnison de ce Château êtoit de 2500 hommes, la pluspart gens de métier. La Place est {est} imprenable du côté du Nord, mais c’est l’ouvrage de la nature, qui au lieu de remparts de boüe, l’a munie d’un precipice effroyable, au fond duquel passe la riviere. Les portes du Château sont garnies de tole. Les sarrasines et les corps de garde paroissent assez bien entendus. L’ancienne ville étoit peut-être plus forte, mais elle fut détruite pendant les guerres des Turcs et des Persans. Mr Tavernier assûre qu’elle fut livrée à Sultan Mourat par trahison, et que les Turcs y laisserent vingt-deux mille hommes de garnison. Cependant Cha-Sefi Roy de Perse l’emporta de vive force : Il fut le premier à l’assaut, et les vingt-deux mille Turcs qui n’avoient pas voulu se rendre, furent taillez en piece. Mourat se vengea en Prince barbare dans Babylone ; il fit passer au fil de l’épée tous les Persans qui s’y trouvérent, quoiqu’il leur eût promis la vie par la capitulation.

Du costé du Midi sur une butte, à mille pas environ de la Citadelle, est le petit Fort de Quetchycala revêtu d’une double muraille ; mais ces sortes d’ouvrages craignent plus la pluye que le canon ; Quetchycala ressemble à ces forts de terre grasse que l’on construit quelquefois à Paris pour faire exercer les Académistes. Les canonieres de toutes les fortifications d’Erivan sont d’une structure assez singuliere ; elles avancent hors de la muraille en maniére de masque, d’un pied et demi de saillie, et sont terminées en capuchon ou en groin de cochon, ce qui met tout-a-fait à couvert la tête du soldat qui est commandé pour tirer. Cela n’est pas trop mal imaginé pour les poltrons ; mais aussi ils ne sauroient découvrir les ennemis que quand ils sont à portée et qu’ils viennent se placer justement où il faut pour se faire tuer, car si les assiégez attendent qu’ils soient arrivez au pied des murailles, ils ne peuvent plus tirer sur eux.

Mr Chardin qui a mieux connu Erivan et ses environs, qu’aucun de nos voyageurs, en décrit exactement les rivieres. Le Zengui coule au Nord-Ouest, et le Queurboulac au Sud-Ouest, formé par 40 fontaines, comme l’exprime son nom. Le Zengui vient du Lac d’Erivan à deux journées et demi de la ville ; mais je ne scai pas si c’est le même Zengui dont j’ay parlé ci-devant. Le Lac qui est profond et de 25 lieües de tour, est rempli de Carpes et de Truites excellentes, dont les Religieux, qui sont dans un Monastere bâti sur l’Isle qui est au milieu du Lac, ne profitent gueres, car il ne leur est permis d’en manger que quatre fois l’année, et ils ne peuvent parler entre eux que ces jours-là. Pendant le reste de l’année ils gardent un silence perpetuel, et ne mangent que les herbes de leur Jardin, telles que la nature les leur prepare, c’est à dire sans huile ni sel. Ces pauvres Moines sont comme autant de Tantales qui voyent à quatre doits de leur bouche d’excellens fruits sans y pouvoir toucher. Cependant l’ambition n’est pas tout-a-fait bannie de ce lieu ; le Superieur ne se contente pas de prendre le titre d’Archevêque, il prend aussi celui de Patriarche, et il se dispute même au Patriarche des Trois Eglises.

On passe le Zengui à Erivan sur un pont de trois arches, sous lesquelles on a pratiqué des chambres où le Kan, qui est le Gouverneur du pays, vient quelquefois se rafraîchir pendant les grandes chaleurs. Ce Kan tire tous les ans plus de vingt mille Tomans de la Province, c’est à dire plus de neuf cens mille livres monnoye de France, sans compter ce qu’il gagne sur la paye des troupes destinées pour garder la frontiere. Il est obligé de donner avis à la Cour, de toutes les Caravanes et de tous les Ambassadeurs qui passent. A l’égard des Ambassadeurs, la Perse est le seul pays que je connoisse, où ils soient entretenus aux dépens du Prince : rien, ce me semble, ne fait tant d’honneur à un grand Roy. Dés qu’un Ambassadeur ou un simple Envoyé a fait voir aux Gouverneurs des Provinces les Lettres dont il est chargé pour le Roy de Perse, on lui donne le Tain, c’est à dire sa subsistance journaliere. Tant de livres de viande, de pain, de beurre, de ris, et un certain nombre de chevaux et de chameaux.

On fait bonne chere à Erivan. Les perdrix y sont communes, et les fruits y viennent en abondance. Le vin y est merveilleux ; mais les vignes donnent beaucoup de peine à cultiver, car le froid et les gelées obligent les vignerons, non seulement à chausser les seps, mais à les enterrer au commencement de l’hiver, pour ne les découvrir qu’au printemps. Quoique la ville soit mal bâtie, elle ne laisse pas d’avoir certains beaux endroits : Le Palais du Gouverneur, qui est dans la Forteresse, est considérable par sa grandeur et par la distribution de ses appartemens. Le Meidan ou la grande Place est quarrée, et n’a gueres moins de 400 pas de diametre. Les arbres y sont aussi beaux qu’à Lyon dans la Place de Bellecour. Le Bazar, qui est le lieu où se vendent les marchandises, n’est pas desagréable. Les Bains et les Caravanserais ont aussi leurs beautez, sur tout le Caravanserai neuf qui est du côté de la Forteresse. Il semble qu’on entre d’abord dans une Foire, car on passe par une galerie où l’on vend toutes sortes d’étoffes.

Les Eglises des Chrétiens sont petites et à demi enterrées. Celle de l’Evêché, et l’autre que l’on appelle Catoviqué, ont êté bâties, dit-on, du temps des derniers Rois d’Armenie. On voit du côté de l’Evêché une vieille Tour d’une structure assez singuliere ; elle auroit quelque rapport à la Lanterne de Diogenes, si son architecture n’étoit dans le goût Oriental. Elle est à pans, et le dôme qui la termine a quelque chose de plus agréable ; mais les gens du pays ne sçavent à quel usage elle a servi, ni dans quel temps elle a êté bâtie. Les Mosquées de la ville n’ont rien de particulier. Mr Chardin assûre que les Turcs prirent Erivan en 1582. et qu’ils y bâtirent la Forteresse ; que les Persans l’ayant reprise en 1604. la mirent en état de résister au canon ; qu’elle soutint un siege de quatre mois en 1615 ; que les Turcs furent obligez de le lever ; qu’ils n’emporterent la place qu’aprés la mort d’Abas le grand ; qu’enfin les Persans l’ayant reprise en 1635. ils en sont demeurez les maîtres depuis ce temps-là.

Aprés nous être promenez dans la ville, nous allâmes voir le Patriarche des Armeniens qui loge dans un ancien Monastere hors de la ville ; mais il s’en faut bien qu’il ne soit aussi-bien logé qu’aux Trois Eglises. Ce Patriarche qui s’appelle Nahabied étoit un bon vieillard assez rougeau, qui par humilité, ou pour être plus à son aise, n’avoit sur son corps qu’une mauvaise soutane de toile bleüe. Nous lui baisâmes les mains, à la mode du pays, et cette cerémonie lui fit grand plaisir, à ce que nous dirent nos Interpretes ; car il y a bien des Francs qui ne lui font pas le même honneur ; mais nous lui aurions baisé les pieds pour peu qu’il eût témoigné le souhaiter, attendu le besoin que nous avions de son credit. Par reconnoissance il nous fit servir une colation, à la verité tres-frugale. On vit paroître, sur un cabaret de bois, un plat de noix au milieu de deux assiettes, sur l’une desquelles il y avoit des prunes et sur l’autre des raisins. On ne nous presenta ni pain, ni foüasse, ni biscuit. Nous mangeâmes une prune et bûmes chacun un coup à la santé du Prelat, c’étoit d’excellent vin rosé ; mais comment reboire sans pain ? nos Interpretes qui étoient dans le Vestibule eurent l’esprit de s’en faire donner, sans oser pourtant nous en presenter ; nous aurions excusé volontiers pour le coup leur incivilité ; ils entrérent aprés la colation, et nous fîmes prier pour lors le Maître de la maison de nous faire donner pour nôtre argent de bons chevaux et des guides qui pussent nous conduire au Mont Ararat. Quelle devotion avez-vous, dit-il, pour le Mont Macis ? c’est le nom que les Armeniens donnent à cette Montagne ; les Turcs l’appellent Agrida. Nous répondîmes, que nous trouvans si prés d’un lieu celebre, sur lequel on croyoit que l’Arche de Noé s’étoit arrêtée, nous serions mal receus dans nôtre pays si nous nous retirions sans le voir. Vous aurez de la peine, dit le Patriarche, d’aller jusques aux neiges ; et pour ce qui est de l’Arche, Dieu n’a jamais fait la grace de la faire voir à personne qu’à un saint Religieux de nôtre Ordre, qui aprés cinquante ans de jeûnes et de priéres y fut miraculeusement transporté ; mais le froid le penétra si fort, qu’il en mourut à son retour. Nôtre Interprete le fit rire en lui repliquant de nôtre part, qu’aprés avoir jeuné et prié la moitié de nôtre vie, nous demanderions à Dieu la grace de voir le Paradis, plutost que les débris de la maison de Noé. On nous raconta aux Trois Eglises, qu’un de leurs Religieux nommé Jaques, qui fut ensuite Evêque de Nisibe, résolut de monter au sommet de la Montagne ou de perir en chemin, trop heureux d’avoir tenté de découvrir les reliques de l’Arche ; qu’il exécuta son dessein avec beaucoup de peine, car quelques efforts qu’il fist pour y monter, il se trouvoit toujours, aprés son réveil, dans un certain endroit à peu prés vers le milieu de la hauteur : que ce bon homme connut bien, aprés quelques jours, qu’il tenteroit inutilement d’aller plus loin ; et que dans son affliction un Ange lui apparut et lui apporta le bout d’une planche de l’Arche. Jaques revint au Couvent chargé d’un si precieux fardeau ; mais avant que de partir l’Ange lui déclara que Dieu ne vouloit pas que les hommes allassent mettre en pieces un vaisseau qui avoit servi d’asile à tant de creatures. C’est ainsi que, par de semblables contes, les Armeniens amusent les étrangers.

Le Patriarche nous fit demander si nous avions veû le Pape, et trouva fort mauvais quand nous répondîmes, que ce ne seroit que pour nôtre retour. Comment, dit-il, vous venez de si loin pour me voir, et vous n’avez pas veû vôtre Patriarche ? Nous n’osâmes pas lui dire que nous n’étions venus en Armenie que pour chercher des Plantes. Que vous semble, continua-t-il, de mon Eglise d’Itchmiadzin ? en avez-vous d’aussi belles en France ? Nous lui répondîmes que chaque pays avoit ses maniéres de bâtir : que nos Eglises étoient dans un goût fort different, et que nous n’avions reconnu l’habileté des ouvriers que dans les chandeliers, les lampes et le reste de sa vaisselle. Ces pieces n’étoient certainement pas de fabrique d’Armenie. Pendant que ce venerable Prelat, que l’on auroit pris en ce pays-ci pour un bon Maître d’Ecole de campagne, donnoit ses ordres nous demandâmes à voir sa Chapelle, et nous mîmes trois écus dans le bassin pour payer la colation ; on fait ces sortes de charitez, plutost par bienséance que par devotion. On nous offrit encore à boire à nôtre retour, ce que nous refusâmes d’abord ne voyant point venir de pain ; mais il fallut boire pour remercier le Patriarche qui bût aussi à nôtre santé ; tout cela se passa fort agréablement. Aprés les complimens ordinaires, il nous donna un homme de sa maison, avec une Lettre de recommandation pour les Religieux qui sont sur la route du Mont Ararat ; ainsi nous allâmes coucher ce jour-là à deux heures d’Erivan, dans un Couvent d’Armeniens au village de Nocquevit. Nous y bûmes d’excellent vin clairet tirant sur l’orangé et aussi-bon que celui de Candie : mais de peur que le pain ne manquât, nous fîmes dire par nos Interpretes, que nous ferions les choses honnêtement. Cette promesse eut tout le succés que nous pouvions attendre ; nous fûmes bien traitez, aussi leur tinmes-nous parole le lendemain avant que de partir.

La Campagne de Nocquevit est admirable, toutes sortes de biens y abondent, et l’on y méprise des Melons que l’on estimeroit fort à Paris. On ne bâtit dans tous ces quartiers-là qu’avec des quarreaux de boüe cuite au soleil, faute de bois.

Nous partîmes à quatre heures du matin le 9 Aoust, avec des visages défigurez par les piqueüres des cousins qui nous faisoient une cruelle guerre pendant la nuit depuis quelques jours. Nous continuâmes nôtre route par une grande et belle plaine qui conduit au Mont Ararat. On se retira sur les huit heures du matin à Corvirap ou Couervirab qui en langue Armenienne signifie, à ce qu’on dit, l’Eglise du Puits. Corvirap est un autre Monastere d’Armeniens dont l’Eglise est bâtie sur un Puits, où ils assûrent que Saint Gregoire fut jetté et nourri miraculeusement, comme Daniel dans la Fosse aux Lions. Le Monastere paroît comme un petit Fort sur le haut d’une colline qui domine sur toute la Plaine, et c’est de cette hauteur que nous commençames à voir la riviere d’Aras, si connuë autrefois sous le nom d’Araxes ; elle passe à quatre lieües du Mont Ararat. Nous fûmes obligez de nous reposer et de nous rafraîchir dans ce Monastere, car nous passions de cruelles nuits à cause des cousins, et le jour les chaleurs étoient insupportables. Ce genre de vie duroit cependant depuis Teflis ; mais nous fûmes tout consolez de nos fatigues à la veüe de l’Araxe et du Mont Ararat. De Crovirap on découvre distinctement les deux sommets de cette fameuse Montagne. Le petit, qui est le plus pointe, n’étoit point couvert de neige ; mais le grand en étoit furieusement chargé. Voici les Plantes que nous décrivîmes dans ce Monastere, pendant que nos voituriers se reposoient.

Carduus Orientalis Costi hortensis folio, Coroll. Inst. Rei herb. pag. 31.

La racine de cette plante est longue d’environ un pied, dure, ligneuse, blanche, grosse au colet comme le petit doit, garnie de plusieurs fibres, et couverte d’une écorce roussâtre ; elle pousse une tige haute de deux ou trois pieds, branchuë dés sa naissance, dure, ferme, blanchâtre, épaisse de deux pouces, accompagnée de feüilles longues d’environ trois pouces sur un pouce et demi de large, dentées legérement sur les bords, semblables à celles de cette espece de Tanaisie qu’on appelle le Coq, ce qui me paroit un mot corrompu de Costus hortensis. Les feüilles du Chardon que l’on décrit, diminuent jusques au haut de la plante et perdent leur denture, mais elles finissent par une espece de piquant molasse. De leurs aisselles naissent des branches tout le long des tiges, et chacune de ces branches se termine par une fleur jaune. Les feüilles qui sont le long des branches sont menuës, et quelquefois deliées comme des filets. Le calice des fleurs est haut de 8 ou 9 lignes, sur presque autant d’épaisseur. C’est une poire composée de plusieurs écailles blanchâtres, pointuës, fermes, piquantes, et quelquefois purpurines à leur extremité. Les piquants qui sont sur le bord sont plus molasses et disposez en maniére de cil. Chaque fleur est à fleurons jaunes qui ne débordent que de cinq ou six lignes, découpez en autant de pointes menuës, du milieu desquelles s’éleve une gaine surmontée par un filet tres-delié. Les fleurons portent sur des embrions de graines, longs d’environ deux lignes sur une ligne de large, chargez d’une aigrette blanche. Ceux qui n’avortent pas, deviennent des semences longues de trois lignes. Les fleurs n’ont point d’odeur sensible, mais les seüilles sont tres-ameres.

Nous eûmes le plaisir ce jour-là de faire un nouveau genre de plante, et nous lui imposâmes le nom d’un des plus sçavans hommes de ce siecle, également estimé par sa modestie, et par la pureté de ses mœurs. C’est celui de Mr Dodart de l’Académie Royale des Sciences, Medecin de S. A. S. Madame la Princesse de Conti la Doüairiere.

Cette plante pousse de tiges d’un pied et demi de haut, droites, fermes, lisses, ligneuses, vert-gai, épaisses de deux lignes, branchuës dés le bas, arrondies en buisson et garnies de feüilles longues d’un pouce ou quinze lignes sur deux ou trois lignes de large, un peu charnuës, dentées sur les bords, principalement vers le bas de la plante, car ensuite elles sont plus étroites et moins crenelées ; il y en a même qui sont aussi menuës que celles de la Linaire commune. Le haut des branches est garni de fleurs dans les aisselles des feüilles. Chaque fleur est un masque violet foncé, long de huit ou neuf lignes, dont la derniere est un tuyau d’une ligne de diametre, évasé en deux levres : la superieure est un cueilleron renversé long d’une ligne et demi, fendu en deux pieces assez pointuës, l’inferieure est longue de trois lignes, assez arrondie, mais découpée en trois parties, dont celle du milieu est la plus petite et la plus pointuë ; cette levre est relevée vers le milieu de quelques poils blancs et duvetez. Le calice est un godet lisse haut de deux lignes, découpé en cinq pointes ; il pousse un pistille sphérique de prés d’une ligne de diametre, lequel s’insére dans le tuyau de la fleur, comme par gomphose, surmonté par un filet assez menu, et devient dans la suite une coque sphérique de trois lignes de diametre, terminée en pointe. Cette coque est roussatre, dure, partagée en deux loges par une cloison mitoyenne, dont les deux parois sont agrnis d’un placenta charnu, creusé de quelques fosses, lesquelles reçoivent des graines brunes et menuës.

On ne voit dans toutes les plaines le long de l’Aras, que de la Reglisse et du Cuscute. La Reglisse ressemble tout-a-fait à l’ordinaire, si ce n’est que ses gousses sont plus longues et toutes herissées de piquants. Pour la Cuscute, elle embrasse si fort les tiges de la Reglisse, qu’elle semble ne faire que le même corps avec elle. Quand on l’en détache on s’aperçoit de quelques tubercules épaisses d’environ demi ligne, qui sont comme autant de petits clous ou de chevilles qui entrent dans les tiges de la Plante à laquelle elles sont attachées. Ces tiges ont une ligne d’épaisseur et quelquefois davantage. Nous les prîmes d’abord pour des tiges de quelque espece de Lizeron, dont les feüilles étoient passées. On ne sçauroit mieux comparer les feüilles de la Cuscute, qu’à ces cordes de boyau qui sont grosses comme de la fiscelle ; mais elles sont fermes, difficiles à casser, ameres, peu aromatiques, vert-pale, divisées en plusieurs branches tortillées sur les plantes voisines dont elles sucent le suc nourricier, lequel s’imbibe dans les tubercules dont on vient de parler. Ces tubercules sont ordinairement posez obliquement dans l’intervalle d’une ligne l’un de l’autre ; mais aussi en des endroits differents ne trouve-t-on point de racines à cette Plante, non-plus qu’aux autres especes du même genre, lorsque les tubercules sont en état de distribuer le suc nourricier. Ses fleurs naissent par bouquets en maniére de tête grisdelin-lavé, haute de deux lignes, du diametre d’une ligne et demi. Ce sont des godets découpez en cinq pointes obtuses, percez dans le fond, et qui reçoivent dans cet endroit le pistille que leur fournit un calice haut de deux lignes, découpé en cinq parties. Ce pistille devient un fruit semblable à celui du grand Lizeron blanc, long de quatre lignes sur trois lignes de diametre, membraneux, vert-pâle, puis roussatre, terminé par une petite pointe, et composé de deux pieces, dont la supérieure est une espece de calote : il renferme ordinairement quatre graines aussi grosses que celles du Lizeron dont on vient de parler. Ces graines sont arrondies sur le dos, anguleuses de l’autre costé, longues d’une ligne et demi, épaisses d’une ligne et comme séparées en deux lobes par une membrane tres-menüe, échancrées en bas et attachées à un placenta spongieux et gluant.

Ces graines ne sont autre chose que des vessies membraneuses, dans chacune desquelles se trouve pliée en spirale ou limaçon, une jeune plante de Cuscute. Cette jeune plante est un cordon vert-gai, long de demi pouce, épais d’un quart de ligne dans son commencement, mais qui diminuë jusques à la fin, attaché par son bout le plus épais à un placenta spongieux et gluant, lequel est en partie dans la capsule, et en partie dans le calice. Peut-être que le Créateur a voulu, par l’exemple de cette Plante, nous faire connoître que les embrions des plantes étoient renfermez comme en miniature dans les germes de leurs semences ; et qu’ainsi les graines étoient comme autant de vescies où la jeune plante toute formée n’attendoit, pour se rendre sensible, qu’un peu de suc nourricier qui en fît gonfler les parties. Il y a de grands exemples dans la nature qui nous feroient connoître la structure des choses les plus cachées, si nous y faisions assez d’attention. Mr Malpighi avoit un talent merveilleux pour profiter de ces sortes d’observations ; ce n’est en effet que sur plusieurs observations qu’il faut établir des systemes. Par exemple on observe dans le mois d’Octobre au fond de l’oignon des Tulipes, une Tulipe entiere, sur la tige de laquelle, qui n’a pas encor trois lignes de haut, on découvre dêja la fleur qui ne doit paroître que dans le mois d’Avril suivant : on compte les six feüilles de cette fleur, les etamines, les sommets, le pistile ou le jeune fruit, les capsules et les semences qu’elles renferment. Qui ne croiroit aprés cela que toutes ces parties étoient renfermées dans un espace encore plus petit, qui n’a pû se rendre visible qu’à mesure que le suc nourricier en a dilaté les moindres parties ?

Les Oiseaux que nous voyions dans ces belles Plaines qui s’étendent jusques à la riviere, nous auroient peut-être fourni quelques observations utiles pour l’anatomie, si nous eussions eû un fusil pour les tuer. On y voit des especes de Heron qui n’ont pas le corps plus gros qu’un pigeon, et qui ont les jambes d’un pied et demi de haut. Les Aigrettes n’y sont par rares, mais rien n’approche de la beauté d’un Oiseau merveilleux dont je garde la dépoüille dans mon Cabinet, et dont j’ay veû la figure dans les livres des Oiseaux que l’on peint pour le Roy. Il est gros comme un Corbeau, ses ailes sont noires, les plumes du dos violettes vers le croupion ; celles qui s’étendent depuis cette partie jusques au col, sont tres-pointuës à leur extremité, et d’un vert admirable doré et luisant ; celles du col jusques vers le milieu sont d’un couleur-de-feu éclatant ; les autres qui couvrent le reste du col et toute la tête, sont d’un vert ébloüissant. Enfin la tête est relevée d’une houppe du même vert, haute d’environ quatre pouces, dont les plus longues plumes sont comme des palettes à long manche. Le bec de cet oiseau est brun, semblable à celui d’un corbeau. On pourroit avec plus de raison lui donner le nom de Roy des Corbeaux, qu’à celui qu’on a apporté du Mexique à Versailles, puisque l’Oiseau d’Amerique, quelqu’admirable qu’il soit, n’a rien de commun avec nos Corbeaux ordinaires.

Je ne scaurois me consoler d’avoir passé par Corvirap, sans avoir eté à Ardachat. Ce n’est qu’à Paris que j’ai appris par la lecture du Voyage de Mr Chardin, qu’Ardachat, suivant la tradition des Armeniens, étoit le reste de l’ancienne ville d’Artaxate. Les gens du pays, dit cet auteur, appellent cette ville Ardachat, du nom d’Artaxerxes, que les Orientaux nomment Ardechier. Ils assûrent qu’on voit parmi ses ruines, celles du Palais de Tiridate, qui fut bâti il y a 1300 ans. Ils disent de plus ; qu’il y a une face du Palais qui n’est qu’à demi ruinée ; qu’il y reste quatre rangs de Colomnes de marbre noir ; que ces Colomnes entourent une grande piece de marbre ouvragé, et qu’elles sont si grosses que trois hommes ne les peuvent pas embrasser. Cet amas de ruines s’appelle Tact-tardat, c’est à dire, le Thrône de Tiridate.

Tavernier marque aussi les ruines d’Artaxate entre Erivan et le Mont Ararat, mais il n’en dit rien davantage. La situation d’Artaxate est si bien décrite dans Strabon, qu’on ne sçauroit s’y tromper en examinant le cours de l’Araxe. Artaxate, dit ce Prince des Geographes anciens, gut bâtie sur le dessein qu’Annibal en donna au Roy Artaxes qui en fit la Capitale de l’Armenie. La ville est située, continuë-t-il, dans un contour que la riviere d’Araxe fait en forme de peninsule, si bien que l’enceinte de cette riviere lui tient lieu de muraille, hormis dans l’endroit où est l’Isthme ; mais cet Isthme est fermé par un rempart et par un bon fossé. La campagne des environs s’appelle le Champ Artaxene.

Cette description de Strabon augmente mon chagrin, car nous aurions verifié si Ardachat est dans une peninsule, ou nous l’aurions peut-être trouvée plus haut ou plus mais nos guides nous voyoient si attachez à la recherche des plantes, qu’ils ne croyoient pas que nous pensassions à autre chose. Qui est-ce qui se pourroit imaginer aussi qu’Annibal fût venu des côtes d’Afrique jusques à l’Araxe, pour servir d’Ingenieur à un Roy d’Armenie ? Plutarque le certifie pourtant ; et dit que ce fameux Affriquain, aprés la défaite d’Antiochus par Scipion l’Asiatique, s’enfuit en Armenie, où il donna mille bons avis à Artaxes, entre autres celui de bâtir Artaxate dans la situation la plus avantageuse de son Royaume. Lucullus feignit de vouloir assiéger cette Place, afin d’attirer au combat Tigrane son successeur ; mais le Roy d’Armenie vint se camper sur le fleuve Arsamias pour en disputer le passage aux Romains : suivant cette remarque, Arsamias ne sçauroit être que la riviere d’Erivan. Les Armeniens furent battus à ce passage et dans une seconde rencontre aprés le passage. Nôtre Historien assûre que Lucullus jugea à propos de monter vers l’Iberie ; ainsi Artaxate ne fut pas prise. Pompée qui eut le commandement de l’armée, aprés lui, pressa si fort Tigrane qu’il l’obligea de lui remettre sa Capitale sans coup ferir. Corbulon General des Romains, sous l’Empereur Neron, contraignit le Roy Tiridate de luy ceder Artaxate ; mais bien loin de l’épargner, comme avoit fait Pompée, il la fit entierement détruire. Cependant Tiridate vint à Rome et fit sa paix avec l’Empereur, qui non seulement lui remit le Diadême sur la tête ; mais lui permit encore d’emmener de Rome des ouvriers pour rétablir Artaxate, que le Roy d’Armenie, par reconnoissance, appella Neronia du nom de son bienfaicteur. Il est surprenant qu’aucun des Auteurs qui parlent de cette Place, ne nous ait dit que le nom que portoit alors le Mont Ararat, sur lequel nous allons monter.

Le 10 d’Aoust nous partîmes de Corvirap et marchâmes jusques à 7 heures pour trouver le gué de l’Aras qui ne passe qu’à une lieüe du Monastere. Quelque rapide que soit cette riviere, le gué en est si large et si étendu qu’un de nos guides risqua de le passer sur un âne ; à la verité il eut assez de peine à s’en tirer. On arriva sur les onze heures au pied de la montagne, et nous dinâmes, suivant la coutume du pays, dans l’Eglise d’un Couvent au village d’Acourlou ; ce Couvent, qui est ruiné, s’appelloit autrefois Araxil-vane, c’est à dire le Monastere des Apôtres. Toute la plaine au delà de l’Aras est remplie de belles Plantes. Nous y en observâmes une d’un genre bien singulier à laquelle je donnay le nom de Polygonoides, parce qu’elle a beaucoup de rapport à l’Ephedra, qu’on a nommée autrefois Polygonum Maritimum.

C’est un arbuste de trois ou quatre pieds de long, fort touffu et fort étendu sur les côtez, son tronc est tortu, dur, cassant, épais comme le bras, couvert d’une écorce roussâtre, divisé en branches tortuës aussi, subdivisées en rameaux d’où naissent, au lieu de feüilles, des brins cilindrique sépais de demi ligne vert-de-mer, longs d’un pouce ou 15 lignes, composez de plusieurs pieces articulées bout, si semblables aux feüilles de l’Ephedra, qu’il n’est pas possible de les distinguer sans voir les fleurs. Des articulations de ces brins il en sort d’autres qui sont articulez de même, et ces derniers poussent dans leur longueur quelques fleurs de trois lignes de diametre. Ce sont des bassins découpez en cinq parties jusques vers le centre, vert-pâle dans le milieu, et blancs dans le reste. Du fond de chaque bassin sort un pistile long d’une ligne et demi, anguleux, relevé de petites arêtes et entouré d’étamines blanches dont les sommets sont purpurins. Chaque fleur est soutenuë par un pedicule tres-délié et fort court. Le pistile devient un fruit long d’environ demi pouce, épais de quatre lignes, de figure conique, canelé profondément dans sa longueur. Les caneleûres sont quelquefois droites, quelquefois spirales. Leurs arrêtes sont terminées par des aîles découpées en franges, tres-menuës. Quand on coupe le fruit en travers on en découvre la partie moelleuse, laquelle est blanche et angulaire. Les fleurs ont l’odeur de celles du Tilleul, ne se flétrissent que tard, et restent à la base du fruit comme une espece de rosette. Les feüilles ont un goût d’herbe, mais stiptique.

Nous commençâmes à monter ce jour-là le Mont Ararat sur les deux heures aprés midi ; mais ce ne fut pas sans peine. Il faut grimper dans des sables mouvans où l’on ne voit que quelques pieds de Geniévre et d’Epine de bouc. Cette Montagne qui reste entre le Sud et le Sud-Sud-Est des Trois Eglises, est un des plus tristes et des plus desagreables aspects qu’il y ait sur la terre. On n’y trouve ni arbres ni arbrisseaux, encore moins de Couvents de Religieux Armeniens ou Francs. Mr Struys nous auroit fait plaisir de nous apprendre où logent les Anachorettes dont il parle, car les gens du pays ne se souviennent pas d’avoir oüi dire qu’il y ait jamais eû dans cette Montagne, ni Moines Armeniens, ni Carmes ; tous les Monasteres sont dans la Plaine. Je ne crois pas que la place fût tenable autre part, puisque tout le terrein de l’Ararat est mouvant ou couvert de neige. Il semble même que cette Montagne se consomme tous les jours.

Du haut du grand abîme, qui est une ravine épouventable, s’il y en eut jamais, et qui répond au village d’où nous êtions partis, se détachent à tous momens des rochers qui font un bruit effroyable, et ces rochers sont de pierres noirâtres et fort dures. Il n’y a d’animaux vivans, qu’au bas de la Montagne et vers le milieu ; ceux qui occupent la premiere region, sont de pauvres bergers et des troupeaux galeux, parmi lesquels on voit quelques perdrix ; ceux de la seconde region sont des Tigres et des Corneilles. Tout le reste de la Montagne, ou pour mieux dire la moitié de la Montagne, est couverte de neige depuis que l’Arche s’y arrêta, et ces neiges sont cachées la moitié de l’année sous des nuages fort épais. Les Tigres que nous apperceûmes ne laisserent pas de nous faire peur, quoiqu’ils fussent à plus de 200 pas de nous, et qu’on nous assûrât qu’ils ne venoient pas ordinairement insulter les passans ; ils cherchoient à boire, et n’avoient sans doute pas faim ce jour-là. Nous nous prosternâmes pourtant dans le sable et les laissâmes passer fort respectueusement. On en tuë quelquefois à coups de fusil ; mais la principale chasse se fait avec des traquenards ou piéges, par le moyen desquels on prend les jeunes Tigres que l’on apprivoise, et que l’on mene promener ensuite dans les principales villes de Perse.

Ce qu’il y a de plus incommode dans cette Montagne, c’est que toutes les neiges fonduës ne se dégorgent dans l’abîme que par une infinité de sources où l’on ne sauroit atteindre, et qui sont aussi sales que l’eau des torrens dans les plus grands orages. Toutes ces sources forment le ruisseau qui vient passer à Acourlou, et qui ne s’éclaircit jamais. On y boit de la boüe pendant toute l’année, mais nous trouvions cette boüe plus délicieuse que le meilleur vin ; elle est perpetuellement à la glace, et n’a point de goû limoneux. Malgré l’étonnement où cette effroyable solitude nous avoit jettez, nous ne laissions pas de chercher ces Monasteres prétendus, et de demander s’il n’y avoit pas des Religieux reclus dans quelques cavernes ? L’idée qu’on a dans le pays que l’Arche s’y arrêta, et la vénération que tous les Armeniens ont pour cette Montagne, ont fait présumer à bien des gens qu’elle devoit être remplie de Solitaires, et Struys n’est pas le seul qui l’ait publié ; cependant on nous asseûra qu’il n’y avoit qu’un petit Couvent abbandonné, au pied de l’abîme, où l’on envoyoit d’Acourlou tous les ans un Moine pour recüeillir quelques sacs de Blé que produisent les terres des environs. Nous fûmes obligez d’y aller le lendemain pour boire, car nous consommâmes bientôt l’eau dont nos guides avoient fait provision, sur les bons avis des Bergers. Ces Bergers y sont plus devots qu’ailleurs, et même tous les Armeniens baisent la terre dés qu’ils découvrent l’Ararat, et récitent quelques priéres aprés avoir fait le signe de la croix.

Nous campâmes ce jour-là tout prés des cabanes des Bergers ; ce sont de méchantes huttes qu’ils transportent en differens endroits, suivant le besoin, car ils n’y sçauroient rester que pendant le beau temps. Ces pauvres Bergers qui n’avoient jamais veû de Francs, et sur tout de Francs Herboristes, avoient presque autant de peur de nous, que nous en avions eü des Tigres ; neanmoins il fallut que ces bonnes gens se familiarisassent avec nous, et nous commençames à leur donner, pour marque de nôtre amitié, quelques tasses de bon vin. Dans toutes les montagnes du monde on gagne les Bergers par cette liqueur qu’ils estiment infiniment plus que le lait dont ils se nourrissent. Il se trouva deux malades parmi eux qui faisoient des efforts inutiles pour vomir ; nous les secourumes sur le champ, et cela nous attira la confiance de leurs camarades.

Comme nous allions toûjours à nôtre but, qui étoit de prendre langue et de nous instruire des particularitez de cette Montagne, nous leur fîmes proposer plusieurs questions ; mais tout bien consideré, ils nous conseillérent de nous en retourner, plûtost que d’oser entreprendre de monter jusques à la neige. Ils nous avertirent qu’il n’y avoit aucune fontaine dans la montagne, excepté le ruisseau de l’abîme, où l’on ne pouvoit aller boire qu’auprés du Couvent abbandonné, dont on vient de parler, et qu’ainsi un jour ne suffiroit pas pour aller jusque sà la neige, et pour descendre au fond de l’abîme. Qu’il faudroit pouvoir faire comme les Chameaux, c’est à dire boire le matin pour toute la journée, n’étant pas possible de porter de l’eau en grimpant sur une montagne aussi affreuse, où ils s’égaroient eux-mêmes assez souvent. Que nous pouvions juger de la misere du pays, par la necessité où ils étoient de creuser la terre de temps en temps pour trouver une source qui leur fournît de l’eau pour eux et pour leurs troupeaux. Que pour des Plantes il étoit tres-inutile d’aller plus loin, parce que nous ne trouverions au dessus de nos têtes que des rochers entassez les uns sur les autres. Enfin qu’il y avoit de la folie à vouloir faire cette course ; que les jambes nous manqueroient, et que pour eux ils ne nous y accompagneroient pas pour tout l’or du Roy de Perse.

Nous observâmes ce jour-là d’assez belles Plantes ; mais nous nous attendions à bien d’autres choses pour le lendemain, quoiqu’en dissent les Bergers. Qui est-ce qui au seul nom du Mont Ararat ne s’y seroit pas attendu ? Qui est-ce qui ne se seroit pas imaginé de trouver des Plantes les plus extraordinaires sur une Montagne qui servit, pour ainsi dire, d’escalier à Noé pour descendre du ciel en terre avec le reste de toutes les creatures ? Cependant nous eûmes le chagrin de voir sur cette route le ' Cotonaster folio rotundo IB. La Conyza acris, coerulea CB. l’Hieracium fruticosum, angusti folium, majus CB. La Jacobaea, Sencionis folio. Le Fraisier, l’Orpin, l’Euphraise, et je ne sçai combien de plantes les plus communes, mêlées parmi d’autres beaucoup plus rares que nous avions déja veües en plusieurs endroits. En voici deux qui nous parurent toutes nouvelles.

Lychnis Orientalis, maxima, Buglossi folio undulato. Coroll. Inst. Rei Herbar. 23.

La racine de cette Plante est longue d’un pied et demi, blanchâtre, partagée en deux grosses fibres assez cheveluës, grosse au collet comme le pouce, divisée en plusieurs testes d’où naissent des tiges hautes de trois pieds, droites, fermes, épaisses de quatre lignes, creuses vert pâle, veluës, gluantes, garnies de feüilles deux à deux, longues d’environ cinq pouces sur un pouce de large, semblables à celles de la Buglosse, ondées, frisées sur les bords, relevées en dessous d’une coste assez grosse, laquelle fournit plusieurs vaisseaux répandus dans la longueur des feüilles. Elles diminüent considérablement vers le milieu de la tige, et de leurs aisselles naissent de chaque côté des branches ou brins partagez ordinairement en trois pedicules, dont chacun soutient une fleur ; ainsi toutes ces fleurs paroissent disposées comme par étage. Chaque fleur est à cinq feüilles blanches, longues d’environ deux pouces, larges vers le haut de demi pouce, échancrées profondément et terminées en bas par une queüe verdâtre. Du milieu de ces feüilles sort une touffe d’étamines de même couleur, menuës, mais beaucoup plus longues que les feüilles, et chargées de sommets celadon. Le calice est un tuyau d’un pouce de long sur trois lignes de large, blanchâtre, rayé de vert, découpé en pointes, du fond duquel sort un pistile de quatre lignes de long sur une ligne d’épaisseur, vert-pâle, surmonté de trois filets blancs aussi longs que les étamines.

Geum Orientale, Cymbalariae folio molli et glabro, flore magno albo. Coroll. Inst. Rei Herb. 18.

Cette belle espece de Geum sort des fentes des rochers les plus escarpez. Sa racine est fibreuse, blanchatre, longue de 4 ou 5 pouces, cheveluë. Ses feüilles naissent en foule, si semblables à celles de la Cymbalaria ordinaire qu’elles imposent : Cependant elles sont plus fermes. La pluspart ont 9 ou 10 lignes de largeur, sur 7 ou 8 lignes de long, découpées à grosses crenelures en arcade gotique, luisantes et soutenuës par une queüe d’un pouce ou deux pouces et demi de long. Les tiges sont hautes d’un empan, et n’ont gueres plus d’un tiers de ligne d’épais, foibles, couchées presque sur les rochers, puis relevées, accompagnées de peu de feüilles dont les crenelures sont plus pointuës que celles des feüilles d’en bas. Le haut de la tige et des branches, est velu et chargé de fleurs à cinq feüilles longues de demi pouce, larges à leur extremité d’environ 3 lignes, blanches, veinées de vert à leur base. Les etamines qui s’élevent du milieu de ces feüilles sont blanches, et n’ont gueres plus de deux lignes de long, chargées de sommets verdâtres et menus. Le calice est découpé jusques au centre en cinq parties étroites et velües. Le pistile est vert-pâle, assez arrondi par le bas et de la figure d’une aiguiere à deux becs, comme celui des especes du même genre. Il devient une capsule de même forme, membraneuse, brune, divisée en deux loges, hautes de trois lignes, dans chacune desquelles il y a un placenta spongieux, chargé de semences menuës et noirâtres. Les feüilles de cette Plante ont un gout d’herbe tant soit peu salé. Les fleurs sont sans odeur. Les racines sont douceâtres et puis stiptiques.

Aprés avoir mis nôtre Journal au net, nous tinmes conseil à table nous trois, pour déliberer sur la route que nous devions prendre le lendemain. Nous ne courions certainement aucun risque d’être entendus, car nous parlions François ; et qui est-ce qui peut se vanter dans le Mont Ararat d’entendre cette Langue, par même Noé s’il y revenoit avec son Arche ? D’un autre côté nous examinions les raisons des Bergers, lesquelles nous paroissoient tres pertinentes, et sur tout l’insurmontable difficulté de ne pouvoir boire que le soir ; car nous comptions pour rien celle d’escalader une Montagne aussi affreuse. Quel chagrin, disions-nous, d’être venus de si loin, d’être montez au quart de la Montagne, de n’avoir trouvé que trois ou quatre Plantes rares, et de s’en retourner sans aller plus avant ? Nous fîmes entrer nos Guides dans le conseil : ces bonnes gens qui ne vouloient pas s’exposer à mourir de soif et qui n’avoient pas la curiosité de mesurer, aux dépens de leurs jambes, la hauteur de la Montagne, furent d’abord du sentiment des Bergers, et ensuite ils conclurent qu’on pouvoit aller jusques à des certains rochers qui avoient plus de saillie que les autres, et que l’on reviendroit coucher au même gîte où nous êtions. Cet expedient nous parut fort raisonnable : on se coucha la-dessus, mais comment dormir dans l’inquietude où nous étions ? Pendant la nuit l’amour des Plantes l’emporta sur toutes les autres difficultez ; nous conclumes tous trois séparément, qu’il étoit de nôtre honneur d’aller visiter la Montagne jusques aux neiges, au hazard d’être mangez des Tigres. Dés qu’il fut jour, de peu de mourir de soif pendant le reste de la journée, nous commençames par boire beaucoup, et nous nous donnâmes une espece de question volontaire. Les Bergers, qui n’étoient plus si farouches, rioient de tout leur cœur, et nous prenoient pour des gens qui cherchions à nous perdre. Neantmoins aprés cette précaution il fallut disner, et ce fut un pareil supplice pour nous de manger sans faim, que d’avoir bû sans soif ; mais c’étoit une necessité absoluë, car outre qu’il n’y avoit point de gîte en chemin, bien loin de se charger de provisions, on a de la peine à porter même ses habits dans des lieux aussi scabreux. Nous ordonnâmes donc à deux de nos Guides d’aller nous attendre avec nos chevaux au Couvent abbandonné qui est au bas de l’abîme ; il faut le désigner ainsi, pour le distinguer de celui d’Acourlou qui est aussi abbandonné, et qui ne sert plus que de retraite aux voyageurs.

Nous commençames aprés cela à marcher vers la premiere barre de rochers avec une bouteille d’eau que nous portions tout à tour pour nous soulager ; mais quoique nos ventres fussent devenus des cruches, elles furent à sec deux heures aprés ; d’ailleurs l’eau battuë dans une bouteille est une fort désagreable boisson : toute nôtre esperance fut donc d’aller manger de la neige pour nous desalterer. Le plaisir qu’il y a en herborisant, c’est que sous pretexte de chercher des Plantes, on fait autant de détours que l’on veut, ainsi on se lasse moins que si par honneur il falloit monter en ligne droite ; d’ailleurs on s’amuse agréablement, sur-tout quand on découvre des Plantes nouvelles. Nous ne trouvions pourtant pas trop de nouveautez, mais l’esperance d’une belle moisson nous faisoit avancer vigoureusement. Il faut avoüer que la veüe est bien trompée quand on mesure une montagne de bas en haut, surtout quand il faut passer des sables aussi facheux que les Syrtes d’Afrique. On ne sçauroit placer le pied ferme dans ceux du Mont Ararat et l’on perd, en bonne Phisique, bien plus de mouvement que lorsqu’on marche sur un terrein solide. Quel cadeau pour des gens qui n’avoient que de l’eau dans le ventre, d’enfoncer jusques à la cheville dans le sable ? En plusieurs endroits nous étions obligez de descendre au lieu de monter, et pour continuer nôtre route il falloit souvent se détourner à droit ou à gauche ; si nous trouvions de la pelouse, elle limoit si fort nos bottines, qu’elles glissoient comme du verre, et malgré nous il falloit nous arrêter. Ce temps-là n’étoit pourtant pas tout-a-fait perdu, car nous l’employions à rendre l’eau que nous avions beüe ; mais à la verité nous fûmes deux ou trois fois sur le point d’abbandonner la partie. Je crois même que nous aurions mieux fait, pourquoi lutter contre un sable si terrible et contre une pelouse si courte que les moutons les plus affamez n’y sçauroient broutter ? cependant le chagrin de n’avoir pas tout veû nous auroit trop inquietez dans la suite, et nous aurions toujours crû d’avoir manqué les plus beaux endroits. Il est naturel de se flatter, dans ces sortes de recherches, et de croire qu’il ne faut qu’un bon moment pour découvrir quelque chose d’extraordinaire et qui dédommage de tout le temps perdu. D’ailleurs cette neige qui se presentoit toujours devant nos yeux, et qui sembloit s’approcher, quoiqu’elle en fut tres-éloignée, avoit de grands attraits pour nous, et nous fascinoit continuellement les yeux : plus nous en approchions, moins cependant nous découvrions de Plantes.

Pour éviter les sables qui nous fatiguoient horriblement, nous tirâmes droit vers de grands rochers entassez les uns sur les autres, comme si l’on avoit mis Ossa sur Pelion, pour parler le langage d’Ovide. On passe au dessous comme au travers des cavernes, et l’on y est à l’abri des injures du temps, excepté du froid ; nous nous en apperçumes bien, mais ce froid adoucit un peu l’alteration où nous êtions. Il fallut en déloger bientôt, de peur d’y gagner la pleuresie ; nous tombâmes ensuite dans un chemin tres fatiguant, c’étoient des pierres semblables aux moilons que l’on employe à Paris pour la maçonnerie, et nous êtions contraints de sauter d’un pavé sur l’autre. Cet exercice nous paroissoit tres-incommode, et nous ne pouvions nous empêcher de rire de nous voir obligez à faire un si mauvais manége ; mais franchement on ne rioit que du bout des dens. N’en pouvant plus je commençay le premier à me reposer, cela servit de pretexte à la compagnie pour en faire autant.

Comme la conversation se renouë quand on est assis, l’un parloit des Tigres qui se promenoient fort tranquillement, ou qui se joüoient à une distance assez raisonnable de nous. Un autre se plaignoit que ses eaux ne passoient pas, et qu’il ne pouvoit plus respirer. Pour moi je n’ai jamais tant apprehendé que quelque vaisseau limphatique ne se cassât dans mon corps. Enfin parmi tous ces petits contes avec lesquels nous tâchions de nous amuser, et qui sembloient nous donner de nouvelles forces ; nous arrivâmes sur le midi dans un endroit plus réjoüissant, car il nous sembloit que nous allions prendre la neige avec les dens. Nôtre joye ne fut pas longue, c’étoit une crête de rocher qui nous déroboit la veuë d’un terrein éloigné de la neige, de plus de deux heures de chemin, et ce terrein nous parut d’un nouveau genre de pavé. Ce n’étoient pas de petits cailloux, mais de ces petits éclats de pierres que la gelée fait briser et dont la vive-arête coupe comme celle de la pierre à fusil. Nos Guides disoient qu’ils étoient nuds pieds, et que nous serions bientost de même ; qu’il se faisoit tard et que nous nous perdrions indubitablement pendant la nuit, ou qu’au moins nous nous casserions le col dans les tenebres, si mieux n’aimions nous reposer pour servir de pasture aux Tigres qui font ordinairement leurs grands coups pendant la nuit. Tout cela nous paroissoit assez vrai-semblable, cependant nos bottines n’étoient pas encore trop mal-traitées. Aprés avoir jetté les yeux sur nos montres, qui étoient fort bien reglées, nous assûrâmes nos Guides que nous ne passerions pas au-delà d’un tas de neige que nous leur montrâmes, et qui ne paroissoit gueres plus grand qu’un gâteau ; mais quand nous y fûmes arrivez nous y en trouvâmes plus qu’il n’en falloit pour nous rafrîchir, car le tas avoit plus de 30 pas de diametre. Chacun en mangea tant et si peu qu’il voulut, et d’un commun consentement il fut résolu qu’on n’iroit pas plus loin. Cette neige avoit plus de quatre pieds d’épaisseur ; et comme elle étoit toute cristalisée, nous en pilâmes un gros morceau dont nous remplimes nôtre bouteille. On ne sçauroit croire combien la neige fortifie quand on la mange. Quelque temps aprés on sent dans l’estomac une chaleur pareille à celle que l’on sent dans les mains, quand on l’y a tenuë un demi quart d’heure, et bien loin d’avoir des tranchées, comme la pluspart des gens se l’imaginent, on en a le ventre tout consolé. Nous descendîmes donc avec une vigueur admirable, ravis d’avoir accompli nôtre vœu, et de n’avoir plus rien à faire que de nous retirer au Monastere.

Comme un bonheur est ordinairement suivi de quelqu’autre, je ne sçai comment j’apperçeûs une petite verdure qui brilloit parmi ces débris de pierres. Nous y courûmes tous comme à un trésor, et certainement la découverte nous fit plaisir. C’étoit une espece admirable de Veronique à feüille de Telephium, à laquelle nous ne nous attendions pas, car nous ne pensions plus qu’à nôtre retraite, et nôtre vigueur pretenduë ne fut pas de longue durée. Nous retombâmes dans des fables qui couvroient le dos de l’abîme et qui étoient pour le moins aussi fâcheux que les premiers. Quand nous voulions glisser, nous nous y enterrions jusqu’à la moitié du corps, outre que nous n’allions pas le bon chemin, parce qu’il falloit tourner sur la gauche pour venir sur les bords de l’abîme que nous souhaitons de voir de plus prés. C’est une effroyable veüe que celle de cet abîme, et David avoit bien raison de dire que ces sortes de lieux montroient la grandeur du Seigneur. On ne pouvoit s’empécher de frémir quand on le découvroit, et la tête tournoit pour peu qu’on voulût en examiner les horribles précipices. Les cris d’une infinité de Corneilles qui volent incessamment de l’un à l’autre costé, ont quelque chose d’effrayant. On n’a qu’à s’imaginer une des plus hautes Montagnes du monde, qui n’ouvre son sein que pour faire voir le spectacle le plus affreux qu’on puisse se répresenter. Tous ces précipices sont taillez aplomb, et les extrémitez en sont hérissées et noirâtres, comme s’il en sortoit quelque fumée qui les salît, il n’en sort pourtant que des torrens de boüe. Sur les six heures aprés midi nous nous trouvâmes tres-épuisez, et nous ne pouvions pas mettre un pied devant l’autre, mais il fallut faire de nécessité vertu, et mériter les noms de Martyrs de la Botanique.

Nous nous aperçeûmes d’un endroit couvert de pelouse, dont la pente paroissoit propre à favoriser nôtre descente, c’est à dire le chemin qu’avoit tenu Noé pour aller au bas de la Montagne. Nous y courûmes avec empressement ; on s’y reposa ; on y trouva même plus de Plantes qu’on n’avoit fait pendant toute la journée ; et ce qui nous fit plaisir, c’est que nos Guides nous firent voir de là, quoique de fort loin, le Monastere où nous devions aller nous désalterer. Je laisse à deviner de quelle voiture Noé se servit pour descendre, lui qui pouvoit monter sur tant de sortes d’animaux puisqu’il les avoit tous à sa suite. Nous nous laissâmes glisser sur le dos pendant plus d’une heure sur ce tapis vert ; nous avancions chemin fort agréablement, et nous allions plus vîte de cette façon là que si nous avions voulu nous servir de nos jambes. La nuit et la soif nous servoient comme d’éperons pour nous faire hâter. On continua donc à glisser autant que le terrein le permit ; et quand nous rencontrions des cailloux qui meurtrissoient nos épaules, nous glissions sur le ventre, ou nous marchions à reculon à quatre pattes. Peu à peu nous nous rendîmes au Monastere, mais si étourdis des coups et si fatiguez de ces alleûres, que nous ne pouvions remuer ni bras ni jambes. Nous trouvâmes assez bonne compagnie dans ce Monastere, dont les portes sont ouvertes à tout le monde, faute de battans pour les fermer. C’étoient des gens du village qui s’y étoient venus promener ; ils étoient sur leur départ et malheureusement pour nous ils n’avoient ni eau ni vin. Il fallut donc envoyer au ruisseau, mais nous n’avions pour tout ustencile que nôtre bouteille de cuir qui ne tenoit qu’environ deux pintes. Quel supplice pour celui de nos Guides sur qui le sort tomba pour l’aller remplir ? Il eut à la verité le plaisir de boire le premier, mais personne ne le lui envia, car il le paya bien cher, la descente du Monastere au ruisseau étant de prés d’un quart de lieuë perpendiculaire et le chemin fort herissé. On peut juger de là si le retour devoit être agréable. Il faut demi heure de temps pour ce voyage, et la premiere bouteille fut presque beuë d’un trait ; cette eau nous parut du nectar ; il fallut donc attendre encore demi heure pour en avoir autant : Quelle misere ! Nous montâmes à cheval pendant la nuit pour aller au village chercher du pain et du vin, car aprés ce manége nous avions le ventre assez vuide ; nous n’y arrivâmes que sur le minuit, et celui qui gardoit la clef de l’Eglise où nous devions souper et coucher, dormoit tout à son aise à l’autre bout du village. On fut trop heureux, à cette heure-là, de pouvoir trouver du pain et du vin. Aprés ce leger repas nous ne laissâmes pas de dormir d’un profond sommeil, sans réve, sans inquiétude, sans indigestion, et même sans sentir les piqueures des cousins.

Le lendemain 12 Aoust nous partîmes d’Acourlou à six heures du matin, pour retourner aux Trois Eglises, où nous n’arrivâmes que le 13 aprés avoir passé l’Araxe à gué ; ce qui nous fit perdre bien du temps, car cette riviere est connüe pour indocile depuis le siécle d’Auguste ; elle est trop rapide pour souffrir des Ponts, et autrefois elle a renversé ceux que les Maîtres du monde y avoient fait construire. Cet Araxe, sur les bords duquel on a veû les plus fameux Conquerans de l’antiquité, Xerxés, Alexandre, Lucullus, Pompée, Mithridate, Antoine ; cet Araxe, dis-je, séparoit l’Arménie du pays des Medes, ainsi les Trois Eglises et Erivan se trouvent dans la Medie. Les anciens auteurs font venir, avec raison, cette riviere de ces fameuses Montagnes où l’Euphrate a ses sources, car nous la trouvâmes à Assancalé proche d’Erzeron d’où l’Euphrate n’est pas éloigné, comme nous l’avons remarqué plus haut. Les Geographes qui disent que l’Araxe coule du Mont Ararat, se trompent fort ; ils ont pris le ruisseau d’Acourlou pour l’Aras, lequel est plus large entre le Mont Ararat et Erivan, que la Seine ne l’est à Paris.

Le 14 Aoust nous séjournâmes aux Trois Eglises pour y attendre six chevaux que nous avions envoyé chercher à Erivan, dans le dessein de nous en retourner à Cars. Nous eûmes le chagrin de partir sans compagnie, car toutes les Caravanes qui étoient aux Trois Eglises alloient à Tauris, et quelqu’honnêtes gens que soient les Persans, nous apprehendions fort leurs frontieres, et sur tout le voisinage de Cars. Il tomba ce jour-là tant de neige sur le Mont Ararat, que son petit sommet en étoit tout blanc. Nous rendîmes graces au Seigneur d’en être revenus, car peut-être que nous nous serions perdus, ou que nous serions morts de faim sur cette Montagne. On partit le lendemain à six heures du matin, et nous marchâmes jusques à midi dans une plaine fort seche, couverte de differentes especes de Soude, d’Harmala, de cette espece de Ptarmica que Zanoni a prise pour la premiere espece d’Aurone de Dioscoride. L’Alhagi Maurorum de Bauvolf, qui fournit la Manne de Perse, s’y trouve par tout. J’en ay donné ci-devant la description. On campa ce jour-là sur le bord d’un ruisseau auprés d’un village assez agréable par la verdure qui étoit aux environs. Nous n’y restâmes qu’environ une heure, et laissant toujours le Mont Ararat à main gauche, nous tirions vers le couchant pour venir à Cars. On continua de marcher jusques à six heures aprés midi, mais ce fut dans des plaines remplies de cailloux et de rochers.

Il me semble que le pays que Procope appelle Dubios, ne devoit pas être éloigné du Mont Ararat. C’est une Province, dit-il, non seulement fertile, mais tres-commode par la bonté de son climat et de ses eaux, éloignée de Theodosiopolis de huit journées. On n’y voit que de grandes plaines où l’on a bâti des villages assez prés les uns des autres, habitez par des Facteurs qui s’y sont établis pour faciliter le commerce des marchandises de la Georgie, de la Perse, des Indes et de l’Europe, lesquelles on y transporte comme dans le centre du negoce. Le Patriarche des Chrétiens qui sont dans ce pays-là, est appellé Catholique, parce qu’il est généralement reconnû pour le Chef de leur Religion. Il paroit par là que le commerce des marchandises de Perse et des Indes n’est pas nouveau. Peut-être que ce Dubios étoit la plaine des Trois Eglises, et que les Romains s’y rendoient avec leurs marchandises, comme à la plus celebre Foire du monde. Il n’y a pas de lieu plus propre pour servir d’entrepost commun aux nations d’Europe et d’Asie.

Le 16 Aoust nous partîmes à trois heures du matin, sans escorte ni Caravane. Nos voituriers nous firent marcher jusques à sept heures dans des campagnes seches, pierreuses, incultes et fort desagréables. Nous montâmes à cheval sur le midi, et passâmes par Cochavan qui est le dernier village de Perse. La peur commença à s’emparer de nous sur cette frontiere, mais je ne m’attendois pas au malheur qui devoit m’arriver au passage de la riviere d’Arpajo ou d’Arpasou. Il s’y noye quelqu’un tous les ans, à ce qu’on dit, et je courus grand risque d’être du nombre de ceux qui payent ce tribut : non seulement le gué est dangereux par sa profondeur, mais outre cela la riviere charrie de temps en temps de gros quartiers de pierres qui roulent des montagnes, et que l’on ne sçauroit découvrir au fond de l’eau. Les chevaux ne sçauroient placer leurs pieds sûrement dans ce fond ; ils s’abbattent souvent et se cassent les jambes, quand elles se trouvent engagées parmi ces pierres. Nous marchions tous de file deux à deux ; mon cheval qui suivoit son rang, aprés s’estre abbattu d’abord, se releva heureusement sans se blesser ; mais ce ne fut pas sans peur de ma part. Je m’abbandonnay alors à sa sage conduite, ou plutôt à ma bonne fortune, et je le laissai aller comme il voulut, le piquant avec le talon de la bottine, dont le fer, qui est en demi cercle, excede tant soit peu, car on ne connoit pas les éperons dans le Levant. Ma pauvre beste qui s’enfonça une seconde fois dans un trou, n’avoit que la teste hors de l’eau et ne sortit de là qu’aprés de grands efforts, pendant lesquels je faisois de tres mauvais sang. Les cris, pour ne par dire les hûrlemens de nos voituriers, augmentoient ma peur bien loin de la dissiper ; je n’entendois ni ne comprenois rien de tout ce qu’ils vouloient me dire, et mes camarades ne pouvoient pas me secourir. Mais mon heure n’étoit pas encore venuë ; le Seigneur vouloit que je revinsse herboriser en France, et j’en fus quitte pour laisser un peu secher mon habit et mes papiers que je portois dans mon sein, suivant la mode du pays, car nous avions laissé nôtre bagage à Erzeron, et nous marchions fort à la légere.

Cette lessive étoit d’autant plus incommode, que nous n’osâmes pas entrer dans le village de Chout-louc situé sur les terres des Turcs. Nos voituriers qui étoîent d’Erivan, et qui apprehendoient qu’on leur fît payer la Capitation en Turquie, quoique les Persans n’éxigent rien des Turcs qui viennent sur leurs terres ; ces voituriers, dis-je, voulurent s’arrêter sur le bord d’un ruisseau à un quart de lieuë de ce village. L’air de ce ruisseau ne m’échauffoit guerre, et contribuoit encore moins à sécher mes habits. Il fallut donc passer la nuit sans feu ni viande chaude, nous n’avions pas même du vin de reste. Pour comble de disgraces, le demi bain que j’avois pris malgré moi, m’avoit causé une indisposition qui m’obligea de me lever plus souvent que je n’aurois voulu. Nous nous serions pourtant consolez de tous ces malheurs, si un homme du pays, je ne sçai de quelle religion, ne s’étoit avisé de nous rendre une visite assez chagrinante, quelque soin que nos voituriers eussent pris pour se cacher. Ce fut, à ce qu’il disoit, pour nous avertir charitablement que nous n’étions pas là en seûreté ; que nous serions trop heureux, si l’on ne venoit pas nous dépoüiller pendant la nuit ; qu’il ne répondoit pas de nos vies ; que nous devions nous retirer au village dont le Sous-Bachi étoit ennemi juré des voleurs, mais qu’il ne pouvoit pas répondre de ceux de la campagne, entre les mains desquels nous tomberions peut-être le lendemain sur la route de Cars. Nous fîmes dire aux voituriers de seller nos chevaux pour nous retirer au village, où non seulement nous serions en seûreté, mais en lieu propre à secher mes habits ; ces malheureux, quelques instances qu’on pût faire, ne voulurent jamais se lever, et traitérent le donneur d’avis de visionnaire. Inutilement nous emportâmes-nous ; ils ne s’en emeûrent point ; les cinq écus de Capitations leur tenoient plus au cœur que nos vies. J’eus beau les faire asseûrer que je payerois pour eux, supposé que le Sous-Bachi les voulût exiger, ils crurent que c’étoit un leurre de ma part pour les engager à partir. Il y en eut un, qui pour faire le bon valet, apporta une brassée de brossailles, qu’il avoit amassées avec assez de peine, et qu’il avoit destinées à secher mes hardes ; mais le donneur d’avis, dont nous admirions la charité, ne jugea pas à propos qu’on l’allumât, de peur de nous faire découvrir à quelques malhonnêtes gens qui auroient pû faire leur ronde ; il asseûra même, que si le Sous-Bachi avoit eté averti du parti que nous avions pris, qu’il nous auroit obligez d’aller coucher au village ; qu’il falloit que nous fussions chargez de tous les diamants du Royaume de Golconde pour fuir le monde avec tant de précaution. Tout cela ne toucha pas nos Persans ; ils ne songeoient qu’à leur Capitation, mais nous en fûmes bien vangez le lendemain, quand on les saisit au colet aux portes de Cars, et qu’on les obligea de payer.

Ils eurent beau se renommer du Roy de Perse, et faire valoir les bons traitemens que les sujets du Grand Seigneur recevoient dans leur pays. Les Turcs de Cars ont l’ame dure ; il fallut payer cinq écus par tête, et prendre un billet de Carach qui leur tint lieu de quittance, pour ne pas payer une seconde fois. Ils furent assez sots de nous proposer de les indemniser de ce tribut, parceque c’étoit pour nôtre service qu’on leur faisoit cette avanie ; nous répondîmes que nous n’avions pas mis cette clause dans nôtre marché, mais que pourtant nous aurions volontiers donné cet argent s’ils nous avoient fait coucher dans le village et non pas en pleine campagne à la merci des voleurs et des loups.

A la verité nous passâmes une cruelle nuit prés de ce ruisseau. Elle nous parut encore plus longue aprés la retraite du donneur d’avis ; car enfin ce bon homme, voyant que sa rhetorique ne servoit de rien, se retira. Nous ne sçavions s’il étoit venu pour nous reconnoître, et pour avertir ses amis que nous avions une charge de marchandises outre nôtre bagage. Cependant ce qui paroissoit marchandise n’étoit que nôtre Recüeil de Plantes seches enfermées dans deux coffres à la Turque. Le donneur d’avis n’avoit pas laissé de les soupeser en nous faisant ses remontrances et il en avoit admiré la légereté. Pour parler tout naturellement, je crois que nôtre air de pauvreté nous sauva, car tout nôtre bagage ne valoit pas la peine qu’on auroit prise de venir du village pour l’enlever. Neanmoins comme les nuits sont froides en Levant, et que celle-là me paroissoit encore plus froide à moi qu’à aucun de la compagnie, parce que mes habits n’étoient pas encore bien secs, j’étois dans une étrange perplexité. Le chemin que nous avions à faire jusques à Cars augmentoit mon inquiétude ; on ne parloit que de brigands, et nous n’avions point de lettre pour prendre de l’argent à Cars, en cas qu’on nous eût dépoüillez.

Nous eûmes aussi le chagrin d’être venus à Chout-louc sans voir les ruines d’Anicavac ou Anicagué, c’est à dire la ville d’Ani qui est le nom de je ne sçai quel Roy d’Armenie. Ces ruines sont sur les terres de Perse à demi lieüe du chemin que nous avions tenu ; mais nos voituriers ne s’aviserent de nous en parler que lorsque nous fûmes arrivez au gîte. Je ne crois pas qu’il y ait rien de curieux à voir dans ces ruines pour des voyageurs ; il n’y a que les débris des villes grecques qui meritent d’être veûs, parce qu’on y trouve toujours quelques restes d’Inscriptions, lesquelles bien souvent sont d’un grand secours pour débroüiller l’ancienne Geographie.

Nous partîmes done le 17 Aoust à quatre heures du matin, et nous marchâmes jusques à sept heures sans rencontrer ni voleurs, ni honnêtes gens. La clarté du jour nous encouragea, et comme la peur de me noyer m’avoit laissé une incommodité qui m’obligeoit à descendre assez souvent de cheval, je proposai à la compagnie de nous reposer. La campagne étoit agréable, on y étendit la nappe, et les restes de nos provisions y furent consommez. Aprés ce repas nous continuâmes nôtre route dans un pays plat, réjoüissant et bien cultivé. On découvre trois ou quatre villages assez considérables, et l’on sent bien que l’on approche d’une des meilleures villes du pays. Nous trouvâmes des pâturages charmans au pied d’une colline fort agréable et les Bergers, qui n’étoient pas éloignez du grand chemin, avoient la physionomie d’être de bonnes gens.

Nous arrivâmes à Cars sur les quatre heures et nous y séjournâmes jusques au 22 Aoust pour attendre compagnie. Un gros parti de Curdes s’étoit avisé de venir camper dans les montagnes à deux journées de Cars, sur la route d’Erzeron ; et comme nous n’avions plus d’Evêque Armenien qui pût interceder pour nous, nous crûmes qu’il y auroit de l’imprudence de risquer le passage sans Caravane. En attendant qu’il s’en presentât quelqu’une, nous vîmes plusieurs malades avec succés, au moins par rapport à leur santé ; car toutes nos visites ne nous procuroient que quelques plats de fruits, ou quelques pintes de lait. Les environs de Cars sont propres pour herboriser, et nous nous promenions en liberté à la faveur des amis que nous nous y étions faits en venant d’Erzeron. L’Aga qui avoit une fistule au fondement, quoiqu’il n’eust ressenti aucun soulagement de nos remedes, vint pourtant nous en remercier et nous protesta qu’il ne permettroit pas que nous partissions sans bonne escorte. Un autre Seigneur que nous avions fort soulagé des hemorroïdes dont il étoit cruellement tourmenté, voulut lui-même nous accompagner avec trois ou quatre personnes de sa maison jusques à ce qu’il nous crut hors de danger ; tant il est vrai qu’il y a d’honnêtes gens par tout, et qu’une boëte de remedes bien choisis, bien préparez, et donnez à propos, est un excellent passeport. Il n’y a point de lieu sur la terre où l’on ne se fasse de bons amis avec le secours de la medecine ; le plus grand Jurisconsulte de France passeroit pour un personnage fort inutile en Asie, en Affrique, et en Armenie ; les plus profonds et les plus zelez Theologiens n’y feroient pas de grands progrés si le Seigneur ne touchoit efficacement le cœur des infidelles : mais comme on fuit la mort par tout pays, on y recherche et on y révere les Medecins. Le plus grand éloge qu’on puisse faire des gens de nôtre profession, c’est de convenir qu’ils sont nécessaires, car le Seigneur n’a établi la medecine que pour le soulagement du genre humain. Je vous prie, Msgr, de me pardonner cette petite digression en faveur de mon mestier.

Voici la description de quelques belles Plantes qui naissent autour de Cars.

Campanula Orientalis, foliorum crenis amplioribus et crispis, flore patulo subcæruleo. Coroll. Inst. Rei Herb. 3.

La racind e cette Plante qui est enfoncée dans les fentes des rochers, a prés d’un pied de long, elle est grosse comme le pouce au collet, partagée en plusieurs têtes assez charnuës, divisées en grosses fibres assez cheveluës, blanches en dedans, mais tirant sur le jaunâtre vers le cœur. L’écorce en est brune et roussatre. Les tiges hautes d’un pied et demi ou doux, sortent en bottes sept ou huit ensemble, épaisses d’environ deux ou trois lignes, fermes, pleines de moëlle blanche, lisses, vert-pâle, garnies en bas de feüilles assez fermes, longues de quatre pouces en comptant leur queüe. Elles sont assez semblables à celles de l’Ortie, lisses, vert-gai, crenelées profondément à grosses crenelures pointuës et inégales, recoupées, frisées, et même partagées vers le bas en quelques pieces menuës et inégales. Ces feüilles diminüent le long de la tige, et perdent tout-a-fait leur queüe vers le haut, où elles ressemblent aux feüilles de la Verge dorée, mais elles conservent toujours leur frisure. De leurs aisselles naissent, dés le bas, des fleurs attachées à des pedicules fort courts, évasées en bassin de plus d’un pouce de diametre sur un demi pouce de hauteur, et découpées en cinq parties. Du fond de ce bassin sortent autant d’étamines chargées de sommets jaunes. Le pistile est aussi long que les fleurs, et terminé par une espece d’ancre à trois crampons. Le calice est une autre espece de bassin d’environ cinq lignes de haut, vert-pâle, fendu en cinq pointes. Quand cette Plante a eté broutée, comme cela arrive souvent autour de Cars, elle pousse des branches dés le bas. Nous en avons veû des pieds dont les fleurs étoient fort blanches, et d’autres sur lequel elles étoient bleüatres. Les feüilles sont d’un gout d’herbe assez fort. La racine est fort douceatre, les fleurs sans odeur. Toute la Plante rend un lait assez doux, mais qui a l’odeur de l’Opium.

Ferula Orientalis, Cachryos folio et facie. Coroll. Inst. Rei Herb. 22.

Sa racine est grosse comme le bras, longue de deux pieds et demi, branchuë, peu cheveluë, blanche, couverte d’une ecorce jaunatre et qui rend du lait de la même couleur. La tige s’éleve jusques à trois pieds, épaisse de demi pouce, lisse, ferme, rougeatre, pleine de moëlle blanche, garnie de feüilles semblables à celle du Fenoüil, longues d’un pied et demi ou deux, dont la côte se divise et se subdivise en brins aussi menus que ceux des feüilles de la Cachrys, Ferulæ folio, semine fungoso lævi de Morison, à laquelle cette Plante ressemble si fort qu’on se tromperoit si on n’en voyoit pas les semences. Les feüilles qui accompagnent les tiges sont beaucoup plus courtes et plus éloignées les unes des autres. Elles commencent par une étamine longue de trois pouces, large de deux, lisse, roussatre, terminée par une feüille d’environ deux pouces de long, découpée aussi menu que les autres. Au-delà de la moitié de la tige, naissent plusieurs branches des aisselles des feüilles ; ces branches n’ont gueres plus d’un empan de long, et soutiennent des ombelles chargées de fleurs jaunes, composées depuis cinq jusques à sept ou huit feüilles, longues de demi ligne. Pour les graines, elles sont tout-a-fait semblables à celles de la Ferule Ordinaire, longues d’environ demi pouce sur deux lignes et demi de large, minces vers les bords, roussatres, légerement rayées sur le dos, ameres et huileuses.

Lychnis Orientalis, Buplevri folio. Coroll. Inst. Rei Herb. 24.

La tige de cette Plante est haute de trois pieds, épaisse de deux lignes, dure, ferme, droite, noüeuse, lisse, couverte d’une poussiere blanche comme celle qui est sur la tige des Oeillets, accompagnée en bas de feüilles longues de quatre pouces sur quatre lignes de large, vert-de-mer, pointuës, semblables à celles du Bupleurum angustifolium, Herbariorum Lob. relevées d’un côté, car d’ailleurs elles [elles] ne sont pas veinées. Celles qui sont aux premiers nœuds de la tige sont les plus longues, mais elles n’ont que quatre ou cinq lignes de largeur ; les autres deviennent plus étroites ; les dernieres ressemblent à celles des Oeillets. De leurs aisselles, tout le long de la tige depuis la moitié en haut, naissent des branches longues de demi pied, dont les feüilles sont tres menuës, et ces branches soutiennent chacune trois ou quatre fleurs, dont le calice est un tuyau long d’un pouce ou de quinze lignes, épais d’une ligne vers le bas, et de deux lignes vers le haut où il est découpé en cinq pointes, vert-de-mer et lisse. Du fond du tuyau sortent cinq feüilles qui débordent de demi pouce, échancrées en deux parties assez arrondies, blanches en dessus, mais vert-jaunatre en dessous, relevées chacune de deux appendices blancs qui servent à former la couronne de la fleur. Les etamines sont blanches chargées de sommets jaunâtres. Le pistile qui est vert-pâle, oblong, surmonté de deux houppes blanches, devient un fruit long seulement de demi pouce et de trois lignes de haut. Ce fruit est une coque dure, ovale, roussatre, qui s’ouvre par la pointe en cinq ou six parties, et laisse échapper des semences grisâtres assez semblables à celles de la Jusquiame. Toute la Plante est saveur d’herbe assez mucilagineuse.

Le 23 Aoust nous partîmes de Cars avec une petite Caravane destinée pour escorter une voiture d’argent que le Carachi-Bachi ou le Receveur de la Capitation envoyoit à Erzeron. C’étoient tous gens choisi, bien armez, et déterminez à se bien battre ; au lieu que les Caravanes des marchands sont composées de gens qui épargnent leur peau, comme l’on dit, et qui aiment mieux être rançonnez que d’en venir aux mains. Tout bien consideré, ce parti leur convient mieux, un marchand gagne toujours beaucoup, quand il sauve sa vie et ses marchandises pour une poignée d’écus. Nous ne marchâmes que quatre heures ce jour-là, et nous campâmes auprés de Benecliamet village dans une assez grande Plaine où nous trouvâmes une nouvelle escorte de Turcs, gens bien faits et bien résolus.

Le 24 Aoust le Carachi-Bachi qui avoit un Commandement du Pacha de Cars pour prendre dans les villages de la route autant de gens qu’il jugeroit à propos pour assûrer le transport de son argent, fit venir des montagnes environ trente personnes bien armées qui ne laisserent pas de nous faire plaisir, car le bruit couroit que les Curdes vouloient enlever le tresor. Cette nouvelle escorte fut relevée le lendemain par une autre bande aussi forte. Une Caravane de soixante Turcs ne craint pas deux cens Curdes ; ceux-ci n’ont que des lances, et nos Turcs avoient de bons fusils et des pistolets. On ne partit ce jour-là que sur les neuf heures pour aller coucher à Kekez village situé dans la même Plaine à trois heures de distance. Nous eûmes une recrüe de sept ou huit personnes qui conduisoient du Ris à Erzeron ; mais ce n’étoit pas gens à fortifier nôtre troupe.

On ne fit que quatre lieües le lendemain ; nous marchâmes toute la nuit au clair de la lune par des montagnes dont les défilez sont dangereux, et où fort peu de gens auroient pû facilement nous arrêter ; mais les tenebres favorisérent nôtre marche, tandis que les Curdes dormoient à leur aise. On se reposa le 26 jusques à neuf heures du matin, et l’on passa seulement sur une des plus hautes montagnes du pays couverte de Pins, de Peupliers noirs, et de Trembles. Comme nous apprehendions quelque embuscade, on détacha des Turcs pour aller reconnoître les passages, et ces batteurs d’estrade amenérent au Carachi-Bachi quatre paysans qui l’asseurérent que les voleurs étoient restez en arriere, et que nous leurs avions dérobé une grande marche. A cette nouvelle on campa sur les trois heures aprés midi tout prés d’une petite riviere où nous avions déja campé en allant à Cars, le long de laquelle nous trouvâmes une belle espece de Valeriane, dont les racines sont tout-a-fait semblables à celles de la grande Valeriane des Jardins, aussi grosses et aussi aromatiques. Les feüilles en sont plus étroites ; mais comme la grande Valeriane ne se trouve pas, que je sache, en campagne, je crois que ce n’est autre chose que celle-ci qui est cultivée dans les Jardins depuis quelques siécles.

Le 27 Aoust nous marchâmes prés de six heures, et nous retirâmes à Lavander village peu considérable. Le 28 aprés une route aussi longue, on arriva aux bains d’Assancalé bâtis assez proprement sur le bord de l’Araxe, à une petite journée d’Erzeron. Ils sont chauds et fort frequentez. L’Araxe qui tombe des montagnes où sont les sources de l’Euphrate, n’est pas considérable à Assancalé, dont la Plaine est plus fertile que celle d’Erzeron et produit de meilleur froment. Généralement parlant tous les bleds sont bas en Armenie, et la pluspart ne font que quadrupler, surtout auprés d’Erzeron ; mais aussi il y en a une si grande quantité, qu’elle supplée au reste. Si l’on n’avoit pas la commodité d’arroser les terres, elles seroient presque steriles.

Au milieu de la Plaine d’Assancalé s’éleve une roche horriblement escarpée, sur laquelle on a bâti la ville et une forteresse qui menace tous les environs, et où l’on apprehende plus la famine que le canon. Il n’y a pas plus de trois cens hommes de garnison, quoiqu’il en fallust plus de quinze cens pour la deffendre. Les murailles sont comme en limaçon tout autour de la roche, flanquées sur des tours quarrées, dont le canon en empécheroit les approches s’il étoit bien servi, car ces tours ne sont pas plus élevées que les murailels, et paroissent comme des plateformes. Les fossez n’ont gueres plus de deux toises de largeur, et encore moins de profondeur, creusez dans un roc tres dur. Si cette Place étoit sur la frontiere, on la rendroit imprenable à peu de frais. Les marchandises que l’on conduit d’Erzeron à Erivan par Assancalé, doivent demi piastre par charge, soit de cheval ou de chameau, quoique la difference des poids soit fort grande. Celles qui viennent d’Erivan à Erzeron ne payent que la moitié des droits. Nos Plantes seches ne payoient rien du tout ; les Turcs et les Persans ne font pas cas de cette marchandise, que nous estimions pourtant plus que la plus belle soye du Levant.

Le chemin d’Assancalé à Erzeron est fort beau. Nous le fîmes en six heures de temps, et nous courûmes le même jour embrasser Mr Prescot Consul de la nation Angloise, nôtre bon ami, qui avoit bien voulu être le dépositaire de nos hardes, de nôtre argent, et de nos Plantes seches. Nous allâmes le lendemain rendre nos respects au Beglierbey Cuperli nôtre protecteur, qui nous fit mille questions sur ce que nous avions veû dans nôtre route, et sur tout touchant la difference que nous trouvions entre la Turquie et la Perse. Aprés l’avoir remercié de sa recommendation pour le Pacha de Cars, nous lui contâmes une partie de nos avantures ; nous nous loüames fort du bon naturel des Persans, et du bon accueil qu’ils faisoient aux Francs. Il nous dit entre autres choses, que le Patriarche des Trois Eglises étoit un bon marchand d’Huile, faisant allusion au procez qu’il a avec le Patriarche Armenien de Jerusalem, pour le débit de l’Huile sacrée que l’on employe dans l’administration des sacremens parmi les Armeniens.

Nous allâmes visiter la campagne aprés nous être délassez dans la ville, et ne manquâmes pas de parcourir la belle vallé des 40 Moulins où nous avions laissé trop de Plantes rares en fleur, pour oublier d’en aller amasser les graines. Nous passâmes dans le même dessein le premier Septembre au Monastere Rouge des Armeniens, d’où nous montâmes encore vers les sources de l’Euphrate pour continuer nôtre moisson. Les Curdes, graces à Dieu, avoient evacué ces Montagnes, ainsi nôtre seconde récolte fut faite avec plus de tranquillité que la premiere. Cette récolte consistoit plus en graines de plantes que nous avions déja veües, qu’en nouvelles découvertes ; mais ces graines n’étoient pas le moindre fruit de nôtre voyage. C’est par leur moyen que les Plantes d’Armenie se sont répanduës dans le Jardin du Roy, et dans les plus celebres Jardins de l’Europe, aux Intendans desquels nous en avons communiqué une bonne partie. Nous nous amusions de cette maniére autour d’Erzeron, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et nous ne laissions pas de glaner utilement. Voici la description d’une tres belle espece d’Armoise, dont personne, je crois, n’a fait encore aucune mention. Elle se trouve dans le Cimetiere des Armeniens, et dans quelques endroits autour de la ville où elle ne fleurit qu’en automne.

La racine de cette plante est longue d’environ un pied, dure, ligneuse, grosse comme le petit doit, garnie de fibres cheveluës, blanche en dedans, couverte d’une écorce roussatre. Les tiges naissent en bottes, hautes d’environ deux pieds, droites, fermes, lisses, vert-pâle, rougeatres en quelques endroits, cassantes, accompagnées de feüilles tout-a-fait semblables à celles de la Tanaisie, mais insipides et sans odeur ; les plus grandes ont environ trois pouces de long sur deux pouces de largeur, vert-brun, lisses, découpées profondément jusques à la côte, et recoupées à dents tres menuës ; elles diminuent jusques au bout sans changer de figure. De leurs aisselles naissent des branches longues seulement de demi pied, subdivisées en plusieurs brins tous chargez de fleurs fort serrées et relevées en haut ; ce sont des boutons semblables à ceux de l’Armoise commune, composez de quelques demi-fleurons fort menus et purpurins, renfermez dans un calice à petites écailles vert-foncé. Chaque fleuron port sur un embrion de graine, lequel devient une semence tres menuë, roussatre, longue de demi ligne. On ne découvre point de saveur ni d’odeur dans cette Plante ; elle aime la terre grasse, fraiche, humide.

Au Sud-Est d’Erzeron est la vallée de Caracaia qui est toute remplie de belles Plantes. Nous y observâmes entre autres choses le vrai Napel découpé, comme le represente la figure que Clusius en a donnée. La Caryophyllata aquatica, nutante flore CB. n’y est pas rare. Rien en nous faisoit plus de plaisir que de voir de temps en temps des Plantes des Alpes et des Pyrenées.

En attendant le départ de la Caravane de Tocat, dont nous devions profiter pour aller à Smyrne, nous allions causer dans les Caravanserais pour apprendre des nouvelles. Nous y trouvâmes une troupe de ces gens qui vont chercher les Drogues en Perse et dans le Mogol pour les apporter en Turquie. Ils nous asseûrérent que c’est principalement à Machat ville de Perse, où ceux du pays font leurs principaux magasins ; mais tout cela ne nous instruisoit gueres, car ceux qui remplissent les magasins, et ceux même qui vont encore plus loin chercher les Drogues sur les lieux et dans les villages où les paysans les apportent de la campagne, ne sont gueres mieux informez. Je ne vois rien de si difficile que de faire une bonne Histoire des Drogues, c’est à dire de décrire non seulement tout ce qui compose la matiere medecinale, mais encore de faire la description des Plantes, des Animaux et des Mineraux d’où l’on les tire. Non seulement il faudroit aller en Perse, mais aussi dans le Mogol qui est le plus riche Empire du monde, et où l’on reçoit parfaitement bien les étrangers, sur tout ceux qui sont riches en especes d’or et d’argent. Tout s’y achette argent comptant, et il n’est permis d’en faire sortir que les marchandises, ainsi toutes les monnoyes étrangeres restent dans le pays, où elles sont converties en celles du Prince : mais quelle peine n’auroit-on pas quand on seroit dans ce Royaume, si l’on vouloit s’éclaircir par soi-même de ce qui concerne la connoissance des Drogues ? on se trouveroit obligé de se transporter sur les lieux où elles naissent, pour décrire les Plantes qui les produisent ; et à combien de maladies ne s’exposeroit-on pas ? la vie d’un homme suffiroit à peine pour bien observer celles que l’Asie produit. Il faudroit d’ailleurs parcourir la Perse, le Mogol, les Isles de Ceylan, Sumatra, Ternate, et je ne sçai combien d’autres contrées où l’on ne trouveroit pas les mêmes facilitez que chez le Mogol. La seule Rhubarbe demanderoit un voyage à la Chine ou en Tartarie. Ensuite il faudroit descendre en Arabien, en Égypte, en Ethiopie. Je ne parle pas des Drogues qui ne se trouvent qu’en Amerique, et qui ne sont pas moins pretieuses que celles que nous fournissent les autres parties du monde. En allant en Amerique il faudroit relâcher dans les Isles Canaries pour décrire le Sang de Dragon.

Aprés cela je ne suis pas surpris si ceux qui se mêlent d’écrire l’Histoire des Drogues, font tant de beveües, et moi le premier. On ne rapporte que des faits incertains et des descriptions imparfaites. Il est encore plus honteux pour nous de ne pas connoître celles qui se préparent en France. Où trouve-t-on des relations exactes du Vermillon, du Tournesol, du Vert-degris, de la Poix, de la Terebentine, du Sapin, de la Melize, de l’Agaric, de nos Vitriols ?

En causant dans les Caravanserais d’Erzeron, nous apprîmes par les Caravaniers de Wan, ville de Turquie sur la frontiere de Perse à huit journées d’Erzeron, que l’on amassoit avec soin la terre qui est sur les grands chemins par où passent les Caravanes de Chameaux. On lesive cette terre et l’on en tire tous les ans plus de cent quintaux de Nitre, que l’on débite principalement dans le Curdistan pour faire de la poudre. On nous asseûra que la terre des champs voisins des chemins de Wan, ne donnoit point de Nitre. Il faut cependant qu’elle contienne quelque chose de propre à devenir Nitre par le mêlange de l’urine des chameaux.

La poudre à canon ne vaut pas quinze sols l’oque à Erzeron, aussi n’est-elle bonne que pour charger, il en faut de plus fine pour amorcer. Tout le monde y charge à cartouche, et rien n’est mieux imaginé pour tirer promptement avec nos fusils. Ceux que Mr de la Chaumete vient d’inventer, valent incomparablement mieux, et donnent la superiorité du feu à ceux qui s’en servent. On n’a jamais porté les armes au point de perfection où Mr de la Chaumete les a mises. Les Gibecieres dont on se sert en Levant, sont composées de tuyaux de canne assemblez ordinairement à double rang, assez semblables aux anciennes fluttes de Pan, ou pour me servir d’une comparaison plus intelligible, aux siflets de ces Chaudronniers ambulans qui vont chercher de l’ouvrage de Province en Province. La Gibeciere des Orientaux est légere, courbe, et s’accommode aisément sur le côté. Ses tuyaux sont hauts de quatre ou cinq pouces, et couverts d’une peau assez propre ; chaque tuyau contient sa charge, et cette charge est un tuyau de papier rempli de la quantité de poudre et de plomb necessaire pour ti<rer> un coup. Quand on veut charger un fusil, on tire un de ces tuyaux de la Gibeciere ; avec un coup de dent on ouvre le papier du côté où est la poudre, on la vuide en même temps dans le canon du fusil, et on laisse couler le plomb qui est enfermé dans le reste du tuyau de papier. La charge est faite avec un coup de baguette que l’on donne par dessus et le même papier, qui renfermoit la poudre et le plomb, sert de bourre.

J’ay l’honneur d’être avec un profond respect, etc.