Relation d’un voyage du Levant/20

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Relation d’un voyage du Levant, fait par ordre du Roy
Imprimerie Royale (Tome IIp. 389-419).

Lettre XX.

A Monseigneur le Comte de Pontchartrain, Secretaire d’Etat et des Commandemens de Sa Majesté, etc.

Monseigneur,

Comme nous écrivions tous les soirs, pendant le séjour que nous fîmes à Erzeron, ce que nous apprenions pendant la journée en nous entretenant avec les Armeniens et principalement dans le Couvent où nous logions ; il se trouva à la fin que nos remarques jointes à celles que nous avions faites dans les autres Couvens et sur nos differentes routes, me fournirent assez de matiere pour vous adresser une Lettre touchant le genie, les mœurs, la religion, et le commerce de cette Nation. Je vous prie donc, Msgr, de vouloir agréer le fruit de nos conversations.

Les Armeniens sont les meilleures gens du monde, honnêtes, polis, pleins de bon sens et de probité. Je les estimerois heureux de ne sçavoir par manier les armes, s’il n’étoit nécessaire, de la maniére dont les hommes sont faits, de s’en servir quelquefois pour éviter leur cruauté. Quoiqu’il en soit les Armeniens ne se mêlent que de leur commerce, et s’y appliquent avec toute l’attention dont ils sont capables. Non seulement ils sont les maîtres du commerce du Levant, mais ils ont beaucoup de part à celui des plus grandes villes de l’Europe. On les voit venir du fond de la Perse jusqu’à Livourne ? Il n’y a pas long-temps qu’ils étoient établis à Marseille. Combien en trouve-t’on en Hollande et en Angleterre ? Ils passent chez le Mogol, à Siam, à Java, aux Philippines, et dans tout l’Orient, excepté la Chine.

Le centre des Marchands Armeniens n’est pas en Armenie, mais à Julfa celebre fauxbourg d’Hispaham, que tous les voyageurs ont décrit. Ce fauxbourg qui merite bien le nom de ville, puisqu’il renferme plus de trente mille habitans, est une Colonie d’Armeniens que le plus grand Roy de Perse Cha-Abbas, premier du nom, établit dabord dans Hispaham, et que l’on transporta peu de temps aprés au delà de la riviere de Zenderou, pour les séparer des Mahometans qui les méprisoient à cause de leur religion. On prétend que ce changement se fit sous le petit Cha-Abbas ; d’autres asseûrent qu’il est plus ancien. Il est certain du moins que le premier auteur de la Colonie est le grand Cha-Abbas contemportain de Henri IV. à qui il envoya le P. Juste Capucin en qualité d’Ambassadeur ; mais il n’arriva qu’aprés la mort du Roy. Cha Abbas travailla efficacement à deux choses pour le bien de son Royaume : il le mit à couvert des insultes des Turcs, et il l’enrichit beaucoup par l’établissement du commerce. Pour empécher les Turcs, que les Persans appellent Osmalins, de pénétrer avant dans les Etats, il crut qu’il étoit nécessaire de leur ôter le moyen d’entretenir de grandes armées sur ses Frontieres ; et comme l’Armenie est une des principales, sur laquelle les Turcs se jettoient ordinaiement, il a dépeupla autant qu’il le jugea nécessaire à son dessein. Le sort tomba sur la ville de Julfa la plus grande et la plus puissante du pays, dont les ruines se voyent encore sur l’Araxe, entre Erivan et Tauris. Les habitans de Julfa eurent ordre de passer à Hispaham, et depuis ce temps-là, cette ville qu’ils abandonnérent s’appelle l’Ancienne Julfa. Les peuples de Nacsivan et des environs d’Erivan furent dispersez en differens endroits du Royaume. On asseûre que ce Prince fit passer plus de vingt mille familles d’Armeniens dans la seule Province de Guilan, d’où viennent les plus belles soyes de Perse.

Comme Cha-Abbas n’avoit d’autre veûë que d’enrichir ses États, et qu’il étoit convaincu qu’il ne le pouvoit faire que par le commerce ; il jetta les yeux sur la soye, comme la marchandise la plus pretieuse, et sur les Armeniens, comme gens les plus propres pour la débiter ; tres-mal satisfair d’ailleurs du peu d’application de ses autres sujets et de leur peu de genie pour le commerce. La frugalité des Armeniens, leur œconomie, leur bonne foi, leur vigueur pour entreprendre, et pour soutenir de grands voyages, lui parurent des talens propres pour son dessein. La Religion Chrétienne qui leur facilitoit la communication avec toutes les nations de l’Europe, lui parut encore une disposition assez favorable pour parvenir à ses fins. En un mot, de laboureurs qu’étoient les Armeniens, il en fit des marchands, et ces marchands sont devenus les plus celebres commerçans de la Terre.

C’est ainsi que ce Prince, dont le génie étoit fort étendu pour les affaires de la guerre et pour la politique, sçut profiter des talens de ses peuples et des marchandises du crû de son Royaume. Pour bien fonder le commerce il confia aux Armeniens de Julfa la Nouvelle, une certaine quantité de balles de soye pour faire voiturer par Caravanes dans les pays étrangers, et sur tout en Europe, à condition qu’il les accompagneroient eux-mêmes, et qu’à leur retour ils payeroient les balles au prix qui auroit eté arrêté, avant leur départ, par des personnes judicieuses. Pour les encourager à pousser ce commerce, il leur remit tout ce qu’ils pouvoient gagner au delà du prix qui auroit eté fixé. Le succés répondit aux esperances du Prince et des marchands. Quoique la soye soit encore aujourd’hui la meilleure marchandise de Perse, elle étoit encore bien plus recherchée dans ce temps-là. Il n’y avoit presque pas de Meuriers en Europe ; par contre l’or et l’argent qui étoient alors fort rares en Perse, commencérent à y briller par le retour des Caravanes, de même que celles d’aujourd’hui font la richesse de ce Royaume. Les Armeniens, à leur retour, se chargérent aussi de draps d’Angleterre et de Hollande, de Brocards, de Glaces de Venise, de Cochenille, de Montres, et de tout ce qu’ils jugérent propre pour leur pays et pour les Indes. Peut-on voir un plus bel établissement ? à combien de Manufactures n’a-t-il pas donné naissance en Europe et en Asie ? Abbas le grand fit changer de face à toute la terre ; toutes les marchandises d’Orient furent connuës en Occident, et celles d’Occident servirent de nouvelle décoration à l’Orient.

Julfa la Nouvelle s’étendit bientôt sur la riviere de Zenderou. Il parut par la magnificence de ses Maisons et par la beauté de ses Jardins, que les habitans avoient pris le gout des meilleures villes d’Europe. On voit aujourd’hui au centre de la Perse ce qu’il y a de plus curieux dans les pays où ces marchands ont étendu leurs correspondances. Le Roy ne s’en mêle plus ; les bourgeois de Julfa, par le moyen de leurs procureurs ou agens, soutiennent ce grand commerce, et font distribuer dans le reste du monde tout ce qu’il y a de plus curieux en Orient. Ces procureurs sont des Armeniens qui se chargent, moyennant un certain profit, d’accompagner les marchandises en Caravane, et de les débiter au plus grand avantage de ceux qui les leur confient.

Ces Armeniens soit qu’ils travaillent pour eux ou pour les marchands de Julfa, sont infatigables dans les voyages, et méprisent les rigueurs des saisons. Nous en avons veû plusieurs et des plus riches, passer de grandes rivieres à pied ayant l’eau jusques au col, pour relever les chevaux qui s’étoient abbatus, et sauver leurs balles de soye ou celles de leurs amis ; car les voituriers Turcs ne s’embarrassent pas des marchandises qu’ils conduisent, et ne répondent de rien. Les Armeniens dans les passages des rivieres escortent leurs chevaux, et rien n’est plus édifiant que de voir avec quelle charité ils se secourent entre eux et même les autres nations, pendant les Caravanes. Ces bonnes gens ne se dérangent guere dans leurs maniéres ; toujours égaux, ils fuyent les étrangers qui sont trop turbulens, autant qu’ils estiment ceux qui sont pacifiques ; ils les logent volontiers avec eux et leur donnent à manger avec plaisir. Quand nous soulagions quelqu’un de leurs malades, toute la Caravane nous en remercioit. Lors qu’ils sont avertis qu’une Caravane doit passer, ils vont un jour ou deux au devant de leurs confreres leur porter des rafraichissemens, et sur tout du meilleur vin : non seulement ils en offrent aux Francs, mais ils les obligent même par leurs honnêtetez d’en boire à leur santé. On les accuse mal à propos d’amer trop le vin, il ne nous a jamais paru qu’ils en abusassent ; au contraire il faut convenir que de tous les voyageurs, les Armeniens sont les plus sobres, les plus œconomes, les moins glorieux. S’ils portent, en sortant de chez eux, des provisions pour les plus grands voyages, ils en rapportent souvent une bonne partie ; il est vray que ces provisions ne leur coûtent rien à voiturer, car ordinairement quand on loüe six chameaux, on en donne un septiéme sur le marché pour porter le bagage, les ustenciles, les hardes. Les provisions dont les Armeniens se chargent chez eux, sont de la farine, du biscuit, des viandes fumées, du beurre fondu, du vin, de l’eau de vie, des fruits secs.

Quand ils séjournent dans les villes, ils se mettent par chambrées et vivent à peu de frais. Ils ne vont jamais sans filets ; ils peschent sur les routes, et ils nous ont fait souvent manger d’excellens poissons. Ils troquent sur les chemins des épiceries pour de la viande fraîche, ou pour d’autres denrées qui leur conviennent. En Asie ils débitent la quinquaillerie de Venise, de France, d’Allemagne. Les petits miroirs, les bagues, les colliers, les émaux, les petits couteaux, les ciseaux, les épingles, les éguilles sont plus recherchez dans les villages que la bonne monnoye. En Europe ils portent du musc et des épiceries. Quelques fatigues qu’ils ayent, ils observent les jeûnes de l’Eglise comme s’ils étoient en repos dans une bonne ville, et ne connoissent pas de dispenses, même pendant leurs maladies. La seule chose qu’on peut reprocher aux Armeniens, en fait de commerce, c’est que lorsque leurs affaires tournent mal dans les pays étrangers où ils négocient, ils ne retournent plus chez eux ; ils ont beau dire que c’est parce qu’ils n’ont pas le front de se montrer aprés une banqueroute, cependant leurs creanciers n’en sçauroient tirer aucune raison ; mais d’un autre côté il faut leur rendre justice, les banqueroutes sont tres rares parmi eux.

Les Marchands de Julfa ont fait un Traité avec le Grand Duc de Moscovie pour faire passer dans ses États toutes les marchandises qu’ils trouveront à propos, et pour cela il n’est permis à aucun Marchand d’Europe, de quelque nation qu’il soit, d’avancer plus avant qu’à Astracan ville puissante que les Moscovites possedent depuis l’an 1554. Elle est située au delà de la mer Caspienne sur les frontieres de l’Asie et de l’Europe. Le Grand Duc favorise autant qu’il peut ce commerce ; ceux de Julfa payent la doüanne de tout ce qu’ils font entrer en Moscovie, mais ils ne payent rien des marchandises qu’ils font passer de Moscovie en Perse. Voici le chemin qu’ils tiennent pour aller et venir. D’Hispaham ils font porter leurs marchandises à Tauris, à Schamakée et à Nosava Port sur la mer Caspienne à trois journées de Schamakée. On embarque à Nosava la soye et les autres marchandises de Perse et du Mogol pour les faire passer à Astracan. D’Astracan on les transporte par terre à Moscou, et delà à Archangel qui est le dernier Port de Moscovie sur l’Ocean septentrional. Les Anglois et les Hollandois y font un grand commerce ; on y embarque les marchandises pour Stokolm, et delà par le Détroit d’Elfeneur on les fait passer en Hollande et en Angleterre.

Frideric Duc de Holstein, comme dit Olearius, fit bâtir la ville de Fridericstad dans le Duché de Holstein, pour y êtablir un commerce de soye plus considérable que tous ceux qui se font en Europe. Pour cet effet il résolut d’entretenir correspondance avec le Roy de Perse afin d’en faciliter le transport par terre ; mais cela ne se pouvant faire sans la permission du grand Duc de Moscovie, il jugea à propos en l’année 1633. de lui envoyer une Ambassade solemnelle, à laquelle il nomma Crusius l’un de ses Conseillers d’Etat, et Brugman Marchand d’Hambourg ; ce dernier par son mauvais procedé joint aux dangers qu’il y avoit à essuyer en passant chez les Tartares du Dagesthan, fut cause que l’établissement des soyes échoüa ; convaincu ensuite de malversations, il fut condamné à mort et executé à Gottorp le 5. May 1640. Les Hollandois qui ont voulu depuis ce temps-là se rendre les maîtres des soyes de Perse qui viennent à Astracan, sont obligez d’en prendre une certaine quantité tous les ans, ce qui fait qu’ils gagnent peu sur cette marchandise, parce que les Armeniens leur font prendre la bonne et la mauvaise sans distinction. Mr Prescot nous asseûra que les Anglois chargeoient beaucoup de marchandises d’Asie à Archangel, et qu’ils y trouvoient les meilleurs Caviars qu’on puisse manger. Celui que l’on vend en Turquie vient de la mer Noire ; il est mal-propre et enfermé dans des outres : aucontraire le Caviar de la mer Caspienne est fait avec beaucoup de soin, et on l’enquaisse proprement. Nous mangeâmes chez Mr Prescot des œufs d’Esturgeons qui avoient eté salez aux environs de la mer Caspienne, et des Caviars salez dans les mêmes endroits, lesquels nous trouvâmes excellens ; les Saucissons faits à Marseille ne sont pas meilleurs.

Nous ne pouvions nous empécher de rire dans les Caravanserais d’Erzeron, en voyant faire les marchez parmi les Armeniens. On commence, de même que chez les Turcs, à mettre de l’argent sur la table : aprés cela on chicane autant qu’on peut, en ajoutant une piece sur l’autre ; cette chicane ne se fait pas sans bruit. Nous croyions, à les entendre parler, qu’ils étoient prêts à se couper la gorge, mais il ne s’agit de rien moins entre eux. Aprés s’être poussez et repoussez avec violence, les Courretiers ou Entremetteurs du marché, serrent avec tant de force les mains de celui qui veut vendre, qu’ils le font crier et ne le quittent pas qu’il n’ait consenti que l’acheteur ne payera qu’une certaine somme ; ensuite chacun rit de son côté. Ils prétendent, avec raison, que la veüe de l’argent fait plutôt conclurre les marchez.

A l’égard de la Religion, tout le monde sçait que les Armeniens sont Chrétiens, et ce seroient de tres bons Chrétiens sans le schisme qui les sépare de nous. On les accuse d’être Eutychiens, c’est à dire de ne reconnoître qu’une nature en Jesus-Christ, ou pour mieux dire deux natures si bien confonduës, que quoiqu’ils admettent les proprietez de chacune en particulier, ils ne veulent pourtant entendre parler que d’une seule nature. Leurs plus habiles Evêques prétendent se laver de cette heresie, et soutiennent que toute l’erreur vient de la disette de leur langue, laquelle manquant de termes propres, fait qu’ils confondent souvent le mot de nature, avec celui de personne. Lorsqu’ils parlent de l’Union hypostatique, ils croyent la prouver assez en confessant que Jesus-Christ dans l’Incarnation est Dieu parfait et homme parfait, sans mêlange, sans changement, et sans confusion. La verité est qu’ils ne s’expliquent pas tous également, et que la pluspart ont grande vénération pour deux fameux Eutychiens Dioscore et Barsuma. Quand on leur reproche qu’ils excommuniérent les Peres du Concile de Calcédoine pour avoir condamné les premiers de ces heretiques ; ils avoüent que quoiqu’il paroisse ridicule d’excommunier les morts, la coûtume s’en étoit introduite parmi eux pour se vanger des Grecs, qui dans toutes leurs fêtes excommunient l’Eglise Armenienne ; que pour eux ils n’avoient pas dessein d’excommunier précisément les Peres du Concile de Calcedoine qui avoient condamnée Dioscore Patriarche d’Alexandrie sans trop examiner ses raisons ; mais que leur intention étoit d’excommunier les Evêques Grecs d’aujourd’hui, comme successeurs des Prelats de la plus fameuse assemblée qui se soit jamais tenüe en Grece ; que les Peres Grecs avoient fait une grande injustice à Dioscore de confondre ses sentimens avec ceux d’Eutyches, puisque Dioscore avoit toujours soutenu que le Verbe Incarné étoit Dieu parfait et homme parfait. La source de l’inimitié irréconciliable des Armeniens et des Grecs vient depuis ce Concile ; et cette inimitié est si grande, que si un Grec entre dans une Eglise Armenienne, ou un Armenien dans une Eglise Grecque, les uns et les autres la croyent profanée et la bénissent de nouveau.

Quand on veut approfondir leurs croyances, on trouve qu’il y a bien des articles de schisme qu’il ne faut pas attribuer à l’Eglise Armenienne, mais à des particuliers ; par exemple il n’est pas vray qu’ils excommunient trois fois l’année l’Eglise Latine ; les bonnes gens n’y pensent pas, et l’on ne trouve point cette pratique dans leurs Rituels, quoiqu’il ne soit que trop vray que certains phrnétiques Evêques ou Vertabieds déclarez contre l’Eglise Latine, l’ayent pratiqué ou le pratiquent encore ; car dans une Eglise mal reglée, souvent chacun fait comme il l’entend. Le Patriarche Ozuietsi ennemi juré des Latins, a peut-être ajouté à cette excommunication le nom du Pape saint Leon, parce qu’il avoit confirmé la condamnation de Dioscore. Quelque estime qu’ils ayent pour le grand Docteur Altenasi, ce seroit leur faire tort que d’attribuer à toute l’Eglise Armenienne les injures que ce fanatique à vomi contre l’Eglise Romaine.

Il n’y a que les plus sots ou les plus ignorans des Armeniens qui croyent le petit Evangile. Ce petit Evangile est un livre rempli de fables et d’extravagances touchant l’enfance de Nôtre Seigneur ; par exemple que la Vierge en étant enceinte, Salomé sa sœur l’accusa de s’être abandonnée à quelqu’un ; la Vierge luy dit alors qu’elle n’avoit qu’à mettre la main sur son ventre, et qu’elle connoîtroit bien le fruit qu’elle portoit. Salomé y ayant appliqué sa main, il en sortit un feu qui la consuma jusqu’à la moitié du bras. Elle reconnut sa faute et retira sa main et son bras parfaitement gueris, aprés les avoir appliquez sur le même endroit par ordre de la Vierge. Ils prétendent que le Fils de Dieu se seroit fait tort de passer par le sein d’une femme, qu’il n’en fit que le semblant, et que les Juifs firent mettre quelqu’un à sa place ; ils ont tiré des Mahometans cette derniere réverie. Ils disent aussi que Jesus-Christ étant à l’école pour apprendre l’Armenien, ne voulut jamais prononcer la premiere lettre de leur alphabet, que le maître ne lui eût dit la raison pourquoi elle répresente une M renversée ; ce bon homme qui ne connoissoit pas l’Enfant Jesus, lui donna un souflet. Hé bien, dit Jesus sans s’émouvoir, puisque vous ne le sçavez pas je vais vous l’apprendre, cette lettre répresente la Trinité par ses trois jambes. Le maître d’école admira sa science et le rendit à sa mere, avoüant qu’il étoit plus habile que lui. Mr Thevenot qui rapport aussi ce conte, asseûre qu’il y a un manuscrit Armenien dans la Bibliotheque du Roy où l’histoire et les inventeurs de leurs caracteres sont expliquez, mais il n’en fait remonter l’invention qu’à environ 400 ans ; ils se servoient auparavant de caracteres Grecs.

Les Armeniens content que Jesus-Christ étant à la chasse avec saint Barthelemy et saïnt Thadée, il tua cinq perdrix le long de l’Aras, et qu’une infinité de monde vint autour de lui pour l’entendre prêcher, mais que la nuit étant survenuë, les deux Apôtres l’avertirent qu’il falloit renvoyer ces gens. Jesus leur répondit ; qu’aprés avoir donné à leurs ames la pâture necessaire il falloit prendre soin de leurs corps, et que pour cela ils n’avoient qu’à faire boüillir les cinq perdrix avec une oque de ris. Tout le monde en fut rassasié, et comme il ne faisoit pas clair, chacun crût qu’on lui avoit servi une perdrix entiere. Le Roy d’Armenie qui aimoit fort la chasse en fut tres fâché, et oronna qu’on fist mourir les Apôtres et leur Maître. Jesus se sauva dans l’Arche sur les hauteurs du Mont Macis ; mais saint Barthelemy et saint Thadée payérent pour lui.

La plus plaisante histoire qu’ils racontent, est celle de Judas : ce malheureux, à ce qu’ils disent, se repentant d’avoir trahi son Maître, crut qu’il n’y avoit pas de meilleur expédient pour sauver son ame, que de se pendre et d’aller aux Limbes où il sçavoit bien que Jesus Christ devoit descendre pour délivrer les armes ; mais le diable qui le vouloit mener en enfer lui joüa un tour de son mêtier ; il le soutint par les pieds, tout pendu qu’il étoit, jusqu’à ce que Jesus-Christ eût fait sa visite dans les Limbes, aprés quoi il le laisse cheoir et l’entraîna à tous les diables. Les Georgiens font mille contes aussi ridicules, tirez de leur petit Evangile. Je crois que ces deux ouvrages sont fabriquez de la même main.

Quoique les Armeniens ne veuillent pas entendre parler du Purgatoire, ils ne laissent pas de prier sur les tombeaux, et de faire dire des Messes pour les morts ; c’est peut-être l’avarice de leurs Prêtres qui, ayant aboli leurs dogmes, ont fait continüer l’usage d’une chose tres lucrative. Selon la pluspart de ces Prêtres, il n’y a présentement ni paradis ni enfer ; ils croyent que l’enfer fut détruit aprés que Jesus-Christ en eut enlevé les ames des Saints, aussi bien que celles des damnez. Par rapport à la création des ames, ils sont du sentiment d’Origene, sans sçavoir qu’il y ait eû un Origene dans le monde ; car ils s’imaginent que toutes les ames ont eté creées au commencement du monde. Il y a des Millenaires parmi eux sans connoître Papias ni St. Irenée. Ils croyent qu’aprés le Jugement universel, Jesus-Christ restera pendant mille ans sur la terre avec les prédestinez pour les faire joüir de la beatitude. La pluspart des Docteurs Armeniens sont pourtant du sentiment, que les ames attendent le Jugement universel dans un endroit qu’ils placent entre le Ciel et la Terre, où elles se flattent de joüir un jour de la gloire, quoiqu’elles soient dans la crainte d’être condamnées à un supplice eternel.

Saint Nicon qui étoit de la petite Armenie, et qui avoit passé quelques années de sa vie à faire des Missions dans la grande Armenie pendant le X. siécle, nous a laissé un Traité en Grec touchant les Erreurs des Armeniens ; l’original est dans la Bibliotheque du Roy, et Mr Cottelier en a donné une version Latine. S. Nicon rapporte des choses fort singulieres sur la croyance de ces peuples, et ne les accuse pas seulement d’être disciples d’Eutyches, de Dioscore, de Pierre l’Armenien, et de Mantacunez, mais aussi d’être dans l’heresie des Monothelites. Il raconte quelques-unes des fables qui font encore partie de leur petit Evangile.

Cependant ces peuples ont des grandes graces à rendre au Seigneur qui leur envoya deux de ses Apôtres peu de temps aprés sa Passion. Baronius asseûre que S. Barthelemy et S. Thadée souffrirent le martyre en Armenie 44 ans aprés la mort de Jesus-Christ, en récompense de la foy qu’ils y avoient annoncée. Malheureusement elle n’y fist pas de grands progrés, car Eusebe nous apprend qu’un saint Evêque appellé Meruzane y sema le bon grain sous l’Empire de Dece, et Dieu répandit tant de benedictions sur ces peuples, qu’on ne voyoit que des Chrétiens parmi eux sous Diocletien. Maximien se mit en teste de les détruire, mais les Armeniens prirent les armes pour la défense de leur foy ; et ce fut, comme dit Eusebe, la premiere guerre qu’on eût entreprise pour la religion. Enfin Dieu acheva d’ouvrir les yeux à ces peuples par le ministere de S. Gregoire l’Illuminateur Armenien de naissance, mais élevé à Cesarée en Cappadoce où il avoit eté sacré par S. Leonce. S. Gregoire revenu dans son pays sous l’Empire du grand Constantin, convertit Tyridate Roy d’Armenie par un miracle éclatant, et ce Prince qui l’avoit d’abord fait maltraiter, en fut si touché, qu’il obligea par un Edit tous ses sujets à embrasser le Christianisme. Le Saint acheva par sa doctrine, par son exemple, et par ses miracles, ce que le Roy ne pouvoit qu’ordonner. Une esclave qui se fit chrétienne à Constantinople en même temps, ne contribua pas peu par ses miracles à la propagation du Christianisme dans le même pays.

Il ne faut pas confondre S. Gregoire l’Illuminateur premier Patriarche des Armeniens, avec un autre Saint du même pays et du même nom, qui dans le X siécle vint mourir en France, reclus dans une solitude auprés de Pluviers en Beauce dans le Diocese d’Orleans. Il passa sept ans dans cet hermitage, jeûnant à la mode de son pays, c’est à dire d’une maniére que les Chrétiens d’Occident ne sçauroient presque imiter. Il ne mangeoit rien du tout les Lundi, Mercredi, Vendredi et Samedi ; et même s’il rompoit son jeune les mardi et vendredi aprés le soleil couché, c’étoit pour manger trois onces de pain d’orge, quelques herbes cruës, une poignée de lentilles trempées dans de l’eau et germées au soleil ; les jours de Fêtes et de Dimanche il se nourrissoit un peu mieux, mais il ne mangeoit jamais de viande.

Le Clergé d’Armenie est composé du Patriarche, des Archevêques, des Evêques, des Vertabiets ou Docteurs, des Prêtres Seculiers, et des Moines. Le Patriarche porte le nom de Catholicos depuis fort long-temps ; car Procope remarque que les Armeniens ont emprunté ce terme des Grecs. Les Armeniens ont plusieurs Patriarches aujourd’huy sur les terres du Roy de Perse, et sur celles du Grand Seigneur. Outre celui d’Itchmiadzin qui est le plus celebre de tous, on compte en Perse celui de Schamakée proche de la mer Caspienne, et celui de Nacsivan que les Armeniens Catholiques Romains reconnoissent pour Patriarche aprés le Pape. En Turquie il y a deux Prelats qui se font eriger en Patriarches par le grand Visir, qui donneroit ce titre à tous les Prelats s’ils vouloient l’acheter comme font l’Evêque de Cis proche de Tarse en Cilicie, et l’Evêque Armenien de Jerusalem, lesquels à force de presens reçoivent leur mission et leur authorité de la Porte. Les Armeniens ont encore un autre Patriarche à Caminiec en Pologne, car le Pere Pidou Parisien Religieux Theatin et Missionnaire Apostolique, ménagea si bien les esprits des Armeniens de Pologne, et sur tout celui de leur Archevêque, qu’il les ramena à leur mere l’Eglise Romaine en 1666. On purgea leurs livres de toutes les erreurs qui séparent les Schismatiques d’avec nous. Ce Patriarche reconnut le Pape pour Chef de la veritable Eglise, et porta le Saint Sacrement dans les ruës à la Procession générale que l’on fit pour en remercier Dieu plus solemnellement.

Le Patriarche d’Itchmiadzin est le plus riche de tous dans un sens, car on asseûre qu’il a prés de six cens mille écus de revenu. Tous les Armeniens qui le reconnoissent et qui passent l’âge de 15 ans, lui payent cinq sols par an. Les aisez lui donnent jusques à trois ou quatre écus. Cependant il est pauvre dans un autre sens, et veritablement pauvre, puisqu’il est obligé de payer la Capitation pour retenir dans son troupeau ceux qui ne sont pas en état de satisfaire à ce tribut. Souvent il y consomme ses revenus et y ajoute ses épargnes. Les Archevêques et Evêques lui envoyent tous les ans l’état des pauvres familles de leurs dioceses, lesquelles on menace de faire vendre ou de leur faire changer de religion faute de payement de la Capitation. Ce Patriarche est vêtu aussi simplement que les autres Prêtres ; il vit tres frugalement et n’a qu’un petit nombre de domestiques mais c’est un Prelat des plus considérables du monde par l’authorité qu’il a sur sa nation, laquelle tremble sous lui à la moindre menace d’excommunication. On asseûre qu’il y a quatre-vingt mille villages qui le reconnoissent. Pour se maintenir en place, combien ne donne-t-il pas au Gouverneur d’Erivan et aux puissances de la Cour ? Il faut être bien esclave de l’ambition pour acheter de semblables postes.

C’étoit autrefois le seul Patriarche parmi les Armeniens qui eût le pouvoir de faire le St. Chresme ou Mieron, du Grec Myron, composition liquide ou huile parfumée. Il en fournissoit tous les Etats de Perse et de Turquie ; les Grecs même l’achetoient avec vénération, et l’on disoit communément que des Trois Eglises il sortoit une fontaine d’huile sacrée, laquelle arrosoit tout l’Orient. Le Patriarche l’envoyoit aux Archevêques et aux Evêques Armeniens, pour le répandre et pour l’employer dans le Baptême et dans l’Extrême-Onction : mais depuis plus de 40 ans Jacob Vertabiet et Evêque Armenien qui faisoit sa résidence à Jerusalem, s’avisa de s’ériger en Patriarche sous le bon plaisir du grand Visir, et refusa de prendre le Mieron du Patriarche des Trois Eglises. Comme l’huile est à bon marché dans la Palestine, et que cette liqueur ne se corrompt pas, il en fit plus qu’il n’en falloit pour oindre, pendant plusieurs années, tous les Armeniens qui sont en Turquie. Voilà le sujet d’un grand Schisme parmi eux. Les Patriarches s’excommuniérent réciproquement ; celui des Trois Eglises forma un grand procés à la Porte contre celui de Jerusalem. Les Turcs qui sont trop habiles pour vouloir décider la question, se contentent de recevoir les presens que leur font les Parties à mesure qu’elles reviennent à la charge : en attendant chacun débit son huile comme il peut.

Ils la préparent depuis les Vespres du Dimanche des Rameaux, jusques à la Messe du Jeudi Saint, laquelle ce jour là se celebre sur le grand vaisseau où l’on conserve cette liqueur. On n’employe ni bois ni charbon ordinaire pour faire boüillir la chaudiere où on la prépare, et cette chaudiere est plus grande que la marmite des Invalides. On la fait boüillir avec des bois benits, et même avec tout ce qui a servi aux Eglises, vieilles images, ornemens usez, livres déchirez et trop gras ; tout est reservé pour cette céremonie. Ce feu ne doit pas sentir trop bon ; mais l’huile est parfumée par des herbes et par des drogues odoriferantes que l’on y mêle. Ce ne sont pas de petits clers qui travaillent à cette merveilleuse composition ; c’est le Patriarche lui-même, vêtu pontificalement et assisté au moins de trois Prelats en habits Pontificaux, qui récitent tous ensemble des priéres pendant toute la céremonie. Le peuple en est plus frappé que de la présence réelle de Jesus-Christ ; tant il est vrai que les hommes ne sont susceptibles que des choses sensibles !

Il n’y a rien à dire en particulier des Archevêques et des Evêques Armeniens, si ce n’est qu’il y en a plusieurs qui sont sans Diocese et qui logent dans des Monasteres dont ils sont Abbez. Tous ces Prelats sont subordonnez au Patriarche, comme dans les autres Eglises chrétiennes. Il seroit à souhaiter seulement qu’ils s’acquitassent de leurs devoirs ; mais ils n’ont aucun zéle et sont plongez dans une ignorance pitoyable ; aussi les considere-t-on bien souvent moins que les Vertabiets. Quelquefois ils sont Evêques et Vertabiets tout ensemble, c’est à dire Evêques et Docteurs. Ces Vertabiets qui font tant de bruit parmi les Armeniens, ne sont pas véritablement de grands Docteurs ; mais ce sont les plus habiles gens du pays, ou du moins ils passent pour tels. Pour être receû à ce degré si eminent il ne faut pas avoir étudié la Theologie pendant longues années ; il suffit de sçavoir la langue Armenienne litterale, et d’apprendre par cœur quelque sermon de leur grand Maître Gregoire Atenasi, dont toute l’éloquence brilloit dans les blasphémes qu’il vomissoit contre l’Eglise Romaine. La Langue litterale est chez eux la Langue des sçavans, et l’on prétend qu’elle n’a aucun rapport avec les autres Langues Orientales ; c’est ce qui la rend si difficile. On asseûre qu’elle est fort expressive et enrichie de tous les termes de la religion, des sciences et des arts, ce qui montre que les Armeniens étoient autrefois bien plus habiles qu’ils ne sont aujourd’hui. Enfin c’est un grand merite chez eux d’entendre cette langue ; elle ne se trouve que dans leurs meilleurs manuscrits. Les Vertabiets sont sacrez, mais ils disent rarement la Messe, et sont proprement destinez pour la predication. Leurs sermons roulent sur des paraboles mal imaginées, sur des passages de l’Ecriture mal entendus et mal expliquez, et sur quelques histoires vrayes ou fausses qu’ils sçavent par tradition ; cependant ils les prononcent avec beaucoup de gravité, et ces discours leur donnent presque autant d’authorité qu’au Patriarche : ils usurpent sur tout celle d’excommunier. Aprés s’être exercez dans quelques villages, un ancien Vertabiet les reçoit Docteurs avec beaucoup de céremonies, et leur met entre les mains le bâton pastoral. La céremonie ne se passe pas sans Simonie, car le degré de Docteur étant regardé parmi eux comme un Ordre sacré, ils ne font aucun scrupule de le vendre de même que les autres Ordres. Ces Docteurs ont le privilege d’être assis en prêchant et de tenir le bâton pastoral ; au lieu que les Evêques qui ne sont pas Docteurs prêchent debout. Les Vertabiets vivent de la quête que l’on fait pour eux aprés le sermon, et cette quête est considérable, sur tout dans les lieux où les Caravanes se reposent. Ces Predicateurs gardent le celibat et jeûnent fort rigoureusement les trois quarts de l’année, car ils ne mangent alors ni œufs, ni poisson, ni laitage. Quoiqu’ils parlent dans leurs sermons, moitié langue litterale et moitié langue vulgaire, ils ne laissent pas souvent de prêcher en langue vulgaire pour mieux se faire entendre : mais la Messe, le chant de l’Eglise, la vie des Saints, les paroles dont on se sert pour l’administration des Sacremens, sont en langue litterale.

Les Curez et les Prêtres Seculiers se marient de même que les Papas Grecs, et ne sçauroient passer à de secondes noces ; aussi choisissent-ils des filles dont le teint promette une longue vie et une forte santé. Ils travaillent tous à quelque mêtier pour gagner leur vie et pour entretenir leur famille, et cela les occupe si fort qu’à peine sçavent-ils faire les fonctions Ecclesiastiques. Pour approcher de l’autel plus purement, ils sont obligez de coucher dans l’Eglise la veille des jours qu’ils doivent celebrer.

Les Religieux Armeniens sont ou Schismatiques ou Catholiques. Les Schismatiques suivent la Regle de Saint Basile ; les Catholiques celle de Saint Dominique. Leur Provincial est nommé par le Géneral des Dominicains qui se tient à Rome. Environ l’an 1320 le P. Barthelemy Dominicain réunit beaucoup d’Armeniens à l’Eglise Romaine que le Pape Jean xxii. gouvernoit alors, et ce grand Missionnaire y établit plusieurs Couvents de son Ordre ; il y en a encore quelques-uns dans la Province de Nacsivan entre Tauris et Erivan. Mr Tavernier en a compté jusques à dix, autour de la ville de Nacsivan et de l’ancienne Julfa qui n’en est qu’à une journée ; tous ces Monasteres sont gouvernez par des Dominicains Armeniens. Pour former de bons sujets on envoye de temps en temps à Rome de jeunes enfans de cette nation que l’on éleve dans les Sciences et dans l’esprit de l’Ordre de Saint Dominique. Chaque Monastere est dans un bourg, et l’on compte dans ce quartier-là environ six mille Catholiques. Leur Archevêque, qui prend le titre de Patriarche, va se faire confirmer à Rome aprés son élection et l’on suit dans son Diocese le Rite Romain en toutes choses, excepté la Messe et l’Office que l’on chante en Armenien afin que le peuple l’entende. Ce petit troupeau vit saintement, il est bien instruit et il n’y a pas de meilleurs Chrétiens dans tout l’Orient.

Les Armeniens Schismatiques sont assez à plaindre, ils jeûnent comme les Religieux de la Trappe, et tout cela ne leur servira de rien s’ils ne se rangent du bon parti. Ils font maigre deux jours de la semaine, le mercredi et le vendredi, et ils ne mangent ni poisson, ni œufs, ni huile, ni laitage. Les carêmes des Grecs sont des temps de bonne chere, en comparaison de ceux des Armeniens ; outre leur longueur extraordinaire, il ne leur est permis dans ce temps-là que de manger des racines, et même il leur est deffendu d’en manger autant qu’il faut pour satisfaire leur appetit. L’usage des coquillages, de l’huile, du vin leur est interdit, excepté le Samedi Saint ; ils reprennent ce jour-là le beurre, le fromage et les œufs. Le jour de Pasques ils mangent de la viande, mais seulement de celle dont on a tué les animaux ce jour-là, et non pas les jours précedens. Pendant le grand carême ils ne mangent du poisson et n’entendent la Messe que le Dimanche. Elle se dit à midi, et ils la nomment la Messe basse, parce que l’on tire un grand rideau devant l’autel et que le Prêtre, que l’on ne voit pas, ne prononce tout haut que l’Evangile et le Credo. Les fidelles ne communient que le Jeudi Saint à la Messe qui ne se dit qu’à midi ; mais celle du Samedi Saint se celebre à cinq ou six heures du soir, et l’on y donne aussi la communion. Ensuite l’on rompt le carême, comme l’on vient de dire, en mangeant du poisson, du beurre ou de l’huile. Outre le grand carême, ils en ont quatre autres de huit jours chacun pendant le reste de l’année ; ils sont instituez pour se préparer aux quatre grandes fêtes de Noël, de l’Ascension, de l’Annonciation, et de Saint George. Ces carêmes sont aussi rigoureux que le grand, il ne faut parler pour lors, ni d’œufs, ni de poisson, pas même d’huile ou de beurre ; il y en a qui ne prennent aucune nourriture pendant trois jours de suite.

Les Armeniens ont sept Sacremens comme nous, le Baptême, la Confirmation, la Penitence, l’Eucharistie, l’Extrême-Onction, l’Ordre et le Mariage.

Le Baptême chez eux se fait par immersion comme chez les Grecs, et le Prêtre prononce les mêmes paroles, Je te baptise au nom du Pere, du Fils, et du Saint Esprit ; il plonge trois fois l’enfant dans l’eau en memoire de la sainte Trinité. Quoique nos Missionnaires les ayent desabusez de répeter les mêmes paroles à chaque immersion, il y a encore beaucoup de Prêtres qui le font par pure ignorance. Pendant que le Curé récite quelques priéres de son Rituel, il fait un cordon, moitié de coton blanc, et moitié de soye rouge, dont il a lui-même tordu les fils séparément. Aprés l’avoir passé au col de l’enfant, il fait les onctions avec le St Chrême, au front, au menton, à l’estomac, aux aisselles, aux mains et aux pieds, en faisant le signe de la croix sur chacune de ces parties. La céremonie du cordon se fait, disent-ils, en memoire du sang et de l’eau qui sortirent du côté de Jesus-Christ lorsqu’il receut le coup de Lance sur la Croix. On ne baptise que le Dimanche, à moins que l’enfant ne soit en danger de mort, et le Prêtre impose toujours le nom du Saint du jour, ou de celui duquel on doit faire la fête le lendemain, supposé qu’il n’y ait point de Saint particulier le jour du baptême. La Sage-femme porte l’enfant à l’Eglise, mais c’est le Parrain qui le rapporte chez la mere au son des tambours, des trompettes, et des autres instrumens du pays. La mere se prosterne pour recevoir son enfant, et le Parrain dans ce temps-là baise le dessus de la tête de la mere ; ensuite on se met à table avec les parens, les amis, et le Clergé. Il faut que le Clergé soit de la fête, parce que les Armeniens croyent qu’il n’y a que les Prêtres qui puissent baptiser valablement dans quelque rencontre que ce soit. J’ai même oüi dire qu’il y avoit des Prêtres qui baptisoient les enfans morts, et je n’ai pas de peine à le croire, puisqu’ils ne donnent l’Extrême-Onction qu’aux trépassez.

Les Baptêmes qui se font le jour de Noël sont les plus magnifiques, et l’on renvoye à ce jour-là les enfans dont la santé permet qu’on differe la céremonie. Les fêtes les plus célebres se font principalement dans les lieux où il y a quelque étang ou quelque riviere. On dresse pour cela un petit autel sur un bateau tout couvert de beaux tapis ; le Clergé s’y rend dés que le soleil se leve, accompagné des parens, des amis et des voisins pour qui l’on prépare des bateaux ornez de même. Quelque rude que soit la saison, aprés les priéres ordinaires, le Prêtre plonge l’enfant trois fois dans l’eau, et lui fait les onctions. Les peres n’en sont pas quittes à bon marché, car la fête se passe en festins et en présens ; aussi y a-t-il beaucoup de peres qui n’attendent pas la fête de Noël, et qui supposent que leur enfant est mourant. En effet quelle folie de s’incommoder sans nécessité ? Les Gouverneurs des Provinces s’y trouvent souvent, le Roy même vient quelquefois à Julfa pour voir ces sortes de fêtes : Il faut alors faire beaucoup de présens, outre les festins et les colations. Les femmes accouchées ne vont à l’Eglise que 40 jours aprés leur accouchement ; elles observent plusieurs superstitions judaïques.

Il paroît par ce que l’on vient de dire, que les Armeniens conférent deux Sacremens à la fois, le Baptême et la Confirmation, puisqu’ils donnent le Saint Chrême aux enfans. Ils croyent que tous les Prêtres peuvent administrer ce Sacrement, mais ils sont persuadez qu’il n’y a que le Patriarche qui puisse benir le Saint Chrême.

Pour la Communion, les Prêtres donnent aux fidelles un morceau de l’Hostie consacrée, et trempée dans le vin consacré : mais il est scandaleux qu’ils communient les enfans à l’âge de deux ou trois mois entre les bras de leurs meres, parce qu’ils rejettent le plus souvent les especes consacrées. Les Prêtres Armeniens consacrent avec du pain sans levain, et font eux-mêmes les hosties la veille du jour qu’ils doivent consacrer ; elles sont semblables aux nôtres, si ce n’est qu’elles ont trois ou quatre fois plus d’épaisseur. Avant que de commencer la Messe, le Prêtre prend soin de mettre l’hostie sur une patene, et le vin tout pur dans un calice. Jesus-Christ, disent-ils, fit la Cene avec le vin, et réserva l’eau pour le Baptême. Le Prêtre couvre les especes d’un grand voile et les enferme dans une armoire prés de l’autel du côté de l’Evangile. A l’Offertoite il va prendre le calice et la patene en céremonie, c’est à dire suivi des Diacres et des Sousdiacres, dont quelques-uns portent des flambeaux, et les autres des plaques de cuivre attachées à des bâtons assez longs, et garnies de clochettes qu’ils font rouler d’une maniére assez harmonieuse. Le Prêtre précedé des encensoirs et au milieu des flambeaux et de ces instrumens de musique, porte les especes en procession autour du sanctuaire. C’est alors que le peuple mal instruit se prosterne et adore les especes non consacrées. Le Clergé encore plus coupable chante à genoux un Cantique qui commence, le Corps du Seigneur est present devant nous. Il semble que les Armeniens ayent pris cette abominable coutume des Grecs ; car les Grecs, comme nous l’avons remarqué, par une ignorance inexcusable adorent aussi les especes avant la consecration. Leur erreur vient de ce qu’autrefois ils croyoient qu’il n’étoit permis de celebrer que le Jeudi Saint, et consacroient ce jour-là autant d’hosties qu’il en falloit pour tous les jours de l’année ; on les gardoit dans une armoire à côté de l’Evangile, et le peuple avoit raison de les adorer quand le Prêtre les portoit de cette armoire à l’autel. Aprés cette petite procession le Prêtre met les especes sur l’autel, et prononce les paroles sacramentelles ; se tournant vers le peuple qui se prosterne, baise la terre et frappe sa poitrine ; il leur montre l’hostie et le calice, en disant, Voici le Corps et le Sang de Jesus-Christ qui a eté donné pour nous. Il se tourne ensuite vers l’autel et communie en mangeant l’hostie trempée dans le vin. Quand il donne la communion aux fidelles, il répete trois fois les paroles suivantes pour en mieux faire sentir l’énergie. Je crois fermement que ceci est le Corps et le Sang du Fils de Dieu qui ôte les pechez du monde, et qui non seulement est mon propre salut, mais celui de tous les hommes. Le peuple répete tout bas ces paroles mot pour mot.

Malgré cette sainte précaution les Armeniens Schismatiques ne paroissent gueres pénétrez de la grandeur de cet adorable mistere. Il se présentent la pluspart à la communion sans préparation, et on la donne aux enfans de 15 ou 16 ans, sans confession, quoiqu’à cet âge ils ne soient pas si innocens que les peuples le supposent. Les Armeniens communient rarement à la campagne, parceque souvent le peuple n’a pas de quoi faire dire la Messe, et les Prêtres leur persuadent qu’une Messe mal payée n’a pas grande vertu.

Nos Missionnaires se font admirer par leur Science, par leur zéle et par leur genérosité ; mais les Schismatiques détruisent, par leur argent, ce que ces hommes Apostoliques édifient de plus solide. Les Missions les plus fleurissantes tomberont à la fin si Dieu ne change le cœur des Schismatiques. Ces malheureux qui n’apprehendent rien tant que les saints progrés de nos Prêtres, interessent des puissances de l’Etat et ne cessent de leur réprésenter combien il seroit dangereux de souffrir que les Latins se multipliassent chez eux ; que ces gens malintentionnez pour le gouvernement sont dévoüez au Pape et aux Princes Chrétiens ; qu’il faut les regarder comme autant d’espions, qui sous pretexte de religion viennent pour reconnoître les forces du pays ; qu’ils n’inspirent à ceux de leur Rite que l’esprit de sédition et de révolte ; que les plus puissans Princes d’Europe ne s’interesseroient pas pour eux s’ils ne s’en servoient comme d’autant d’Emissaires propres à étendre un jour leurs conquêtes. Toutes ces fausses raisons appuyées de force sequins, font ouvrir les yeux aux Mahometans ; et malgré toutes les recommendations du monde, on oblige les Missionnaires à se retirer. Neantmoins ces Apôtres ne se rebutent point ; on voit tous les jours en Levant de nouveaux Capucins, des Dominicains, des Carmes, des Jesuites, des Prêtres des Missions étrangeres de Paris. Ils instruisent ceux qui se présentent, ils baptisent, ils raménent au bercail les brebis égarées, ils ouvrent les portes du Ciel aux Elus.

Quel dommage que les Armeniens n’ouvrent pas les yeux, car d’ailleurs ils sont d’un bon naturel et portez à la dévotion ! Leurs Eglises sont d’une grande propreté depuis qu’ils ont veû les nôtres ; il n’y a dans chaque Eglise qu’un seul autel placé au fond de la nef dans le sanctuaire, où l’on monte par cinq ou six marches. Ils font des dépenses considérables pour orner ce sanctuaire. Il n’est permis à auncun séculier, de quelque qualité qu’il soit, d’y entrer. On voit bien par les richesses de ce lieu, que les Armeniens manient plus d’écus, que les Grecs de doubles. La misere paroît chez les Grecs dans ce qu’ils ont de plus sacré, à peine ont-ils deux petites bougies pour dire la Messe. Chez les Armeniens, au contraire, on voit de belles illuminations et de grosses torches ; leur chant est bien plus agréable aussi, et la simphonie des sonnettes attachées à l’instrument dont on a parlé, et dont on donne ici la figure, inspire je ne sçai quoi qui attendrit le cœur ; on en joüe à l’Evangile et quand on transporte les especes.

Les Armeniens n’apportent pas plus de préparation pour la Confession que pour la Communion ; on peut même dire, sans calomnie, que la pluspart de leurs confessions sont autant de sacrileges. Les Prêtres ignorent l’essentiel de ce Sacrement, et les penitens qui sont de grands pecheurs aussi-bien que nous, ne sçavent pas distinguer le peché de qui ne l’est pas. Malheureusement ni les uns ni les autres ne sont pas capables de faire un bon acte de contrition. Les declarations des pechez sont vagues et indéterminées ; sans insister même sur ceux qu’ils ont commis, quelques-uns en disent trois fois plus qu’ils n’en ont fait, et récitent par cœur une liste de crimes enormes, qui a eté composée autrefois pour servir de modéle à faire leur examen. S’ils se confessent d’avoir volé ou tué, bien souvent les Confesseurs répondent que Dieu est tout plein de misericorde ; mais il n’y a point avec eux de remission pour avoir rompu le Jeune, ou pour avoir mangé du beurre le mercredi ou le vendredi ; car leurs Prêtres qui font consister la religion à faire de grandes abstinences, leur imposent des penitences effroyables pour ces sortes de fautes ; ils ordonnent aussi quelquefois des mois entiers de penitence à ceux qui s’accusent d’avoir fumé, d’avoir tué un chat, une souris, un oiseau.

Ce seroit ici l’endroit de parler de l’Extrême-Onction des Armeniens, puisqu’ils la comptent parmi les Sacremens ; mais je ne vois rien de plus absurde que leur pratique, car ils ne la donnent qu’aprés la mort, et même ce n’est ordinairement qu’aux personnes sacrées ; les autres en sont tout-a-fait exclus.

Ils ont des regles particulieres pour le Mariage. Un homme veuf ne peut épouser qu’une femme, et l’on ne sçauroit chez eux contracter un troisiéme Mariage ; ce seroit vivre dans la fornication. De même une femme veuve ne peut pas épouser un garçon. Il n’y a pas grand mal jusque-là, peut-être même que les Mariages seroient mieux assortis que dans les autres Religions, si les parties se connoissoient avant que de s’unir ; mais on ne sçait ce que c’est que de faire l’amour chez eux. Les Mariages se font selon la volonté des meres qui ne consultent ordinairement que leurs maris. Aprés qu’on est convenu des articles, la mere du garçon vient au logis de la fille, accompagnée d’un Prêtre et de deux vieilles femmes. Elle présente à la future une bague de la part de son fils. Le garçon se montre en même temps tenant sa gravité du mieux qu’il peut, car il n’est pas permis de rire à la premiere entreveüe ; il est vrai que cette entreveüe est fort indifferente, puisque la belle ou la laide ne montre pas même le blanc des yeux, tant elle est voilée. On presente à boir au Curé qui fait les fiançailles. Ce n’est pas la coutume de publier des bancs. La veille des noces le fiancé envoit des habits, et quelques heures aprés il vient recevoir chez sa fiancée le present qu’elle veut lui faire. Le lendemain on monte à cheval et l’on n’oublie rien pour en avoir des plus beaux. Le fiancé sortant de la maison de sa future, marche le premier la tête couverte d’un raiseau d’or ou d’argent, ou d’un voile de gaze incarnat, suivant sa qualité ; ce voile ou ce raiseau descend jusqu’à la moitié du corps. Il tient de la main droit le bout d’une ceinture, dont la fiancée qui le suit à cheval, couverte d’un voile blanc, tient l’autre bout ; ce voile tombe jusques sur les jambes du cheval. Deux hommes marchent à côté du cheval de la fiancée pour en tenir les rênes. Les parens, les amis, la fleur de la jeunesse, à cheval ou à pied, les accompagnent à l’Eglise au son des instrumens, en procession le cierge à la main et sans confusion. On met pied à terre à la porte de l’Eglise, et les fiancez vont jusqu’aux marches du sanctuaire tenant toujours la ceinture par les bouts. Là ils s’approchent de front, et le Prêtre leur ayant mis la Bible sur la tête, leur demande s’ils veulent bien se prendre pour mari et pour femme ; ils inclinent la tête pour marquer leur consentement. Le Prêtre prononce alors les paroles sacramentelles, il fait la céremonie des anneaux et dit la Messe. On se retire ensuite chez l’épousée, dans le même ordre qu’on étoit venu. Le mari se couche le premier, aprés avoir eté déchaussé par sa femme qui est chargée du soin d’éteindre la chandelle, et qui ne quitte son voile que pour entrer dans le lit. Voilà comment se font les Mariages, et les céremonies qu’observent les jeunes mariées en Armenie.

Et cette obscurité qui cache leur ardeur
Semble mettre à couvert leur honte et leur pudeur.

Cependant cela s’appelle en bon françois, cheter chat en poche. On dit qu’il y a des Armeniens qui ne connoîtroient pas leurs femmes s’ils les trouvoient couchées avec un autre homme. Tous les soirs elles éteignent la chandelle avant que de se dévoiler, et la pluspart ne découvrent point leur visage pendant le jour. Un Armenien qui revient d’un grand voyage n’est pas asseûré s’il trouvera la même femme dans son lit, ou si quelqu’autre femme, pour profiter de ses biens, aura pris la place de la defunte.

Quand les filles ont perdu leur mere avant que de se marier, c’est ordinairement la plus proche parente qui prend le soin de leur mariage. Quelquefois les meres accordent leurs enfans à l’âge de deux ou trois ans ; il y a méme des meres qui pendant leur grossesse conviennent ensemble de marier les enfans qu’elles portent, supposé que l’un soit garçon et l’autre fille ; c’est la plus grande marque d’amitié que les honnêtes gens se puissent donner. On les accorde dés qu’ils sont néz, et depuis les accordailles jusques à la consommation du mariage, le garçon envoye tous les ans, le jour de Pasques, un habit à sa maîtresse. Je ne parle pas des festins ni des réjoüissances de la nôce ; la fête dure trois jours, et les hommes ne sont point mêlez avec les femmes. On dit qu’on boit beaucoup de part et d’autre ; ces bonnes dames se dévoilent entre elles, disent de bons mots, et surtout n’épargnent pas les liqueurs.

Les Armeniens ne font pas beaucoup de céremonies aujourd’hui pour les Ordres sacrez ; celui qui se destine à l’Etat Ecclesiastique, se presente au Curé, accompagné de son pere et de sa mere qui authorisent la declaration que leur fils fait de vouloir se consacrer à Dieu. Le Curé bien informé de son dessein, sans se mettre en peine de lui répresenter la pesanteur du fardeau dont il va se charger, sans l’exhorter à demander à Dieu les graces nécessaires pour perseverer dans un état si saint, sans lui ordonner de pratiquer les vertus inséparables de ce ministere, se contente de luy mettre une chappe sur le dos en récitant quelques Oraisons. Voilà la premiere céremonie. On la répete six fois, d’année en année, sans garder aucune regle pour le temps qui se trouve entre deux ; mais lorsque l’Ecclesiastique a atteint l’âge de 18 ans, il peut se faire sacrer ; ces impositions de la Chape, accompagnées de quelques Oraisons particulieres, ne servant que pour les autres Ordres, qui sont la Clericature, le Sousdiaconat et le Diaconat. En attendant si le Prêtre veut se marier, comme cela se pratique toujours chez eux, aprés la quatriéme céremonie on lui fait épouser la fille qu’il souhaite. Aprés l’imposition de la Chape, il s’addresse à un Evêque ou à un Archevêque qui le revêtit de tous les habits sacerdotaux. Cette céremonie coûte plus que les autres, car il faut payer plus cher à mesure qu’on avance dans les Ordres. Autrefois les Prêtres Armeniens ne pouvoient pas se remarier aprés la mort de leurs femmes ; ils ne se sont pas tout-a-fait relâchez sur cet article, mais ils ne peuvent plus dire la Messe quand ils épousent une seconde femme, comme si leur caractere étoit effacé par le second mariage. Les nouveaux Prêtres sont obligez de rester un an dans l’Eglise pour ne s’occuper que du service Divin : aprés lequel temps la pluspart couchent dans l’Eglise la veille du jour qu’ils doivent celebrer ; quelques-uns y restent cinq jours sans venir chez eux, et ne mangent que des œufs durs, et du ris cuit à l’eau et au sel. Les Evêques ne mangent de la viande et du poisson que quatre fois l’année. Les Archevêques ne vivent que de légumes. Comme ils font consister la perfection de la Religion dans les jeûnes et dans les abstinences, ils les augmentent à mesure qu’ils sont élevez en dignité ; sur ce pied-là les Patriarches devroient quasi se laisser mourir de faim. Nos Missionnaires sont obligez d’entrer un peu dans leurs maniéres, car on ne peut meriter leur estime que par des jeûnes outrez.

Les Prelats ne font de l’Eau-benîte qu’une fois l’année, et ils appellent cette céremonie le Baptême de la Croix, parce que le jour de l’Epiphanie ils plongent une croix dans l’eau aprés avoir recité plusieurs oraisons ; et aprés que l’Eau-benîte est faite, chacun remplit son pot et l’emporte chez soi ; les Prêtres, et sur tout les Prelats, retirent de cette céremonie un profit tres considérable.

J’ay l’honneur d’être avec un profond respect, etc.