Relation d’un voyage du Levant/18

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Relation d’un voyage du Levant, fait par ordre du Roy
Imprimerie Royale (Tome IIp. 240-322).

Lettre XVIII.

A Monseigneur le Comte de Pontchartrain, Secretaire d’Etat et des Commandemens de Sa Majesté, etc.

Monseigneur,

Les villes de ce pays-ci sont assez-bien policées et l’on n’y entend point parler de voleurs ; ils se tiennent tous à la campagne et n’en veulent qu’aux voyageurs ; on prétend même qu’ils sont moins cruels que nos voleurs de grands chemins. Pour moi je suis persuadé du contraire, et que l’on n’iroit pas bien loin si l’on s’exposoit seul ici sur une grande route. Si ces malheureux n’assassinent pas les gens, c’est faute d’en trouver l’occasion, car on ne marche qu’en bonne compagnie. Ces compagnies, qu’on appelle Caravanes, sont des convois ou assemblées de voyageurs, plus ou moins nombreuses suivant le danger. Chacun y est armé à sa maniére, et se deffend comme il peut dans l’occasion. Quand les Caravanes sont considérables, elles ont un Chef qui en ordonne la marche. On y est moins exposé au centre qu’à la queüe, et la meilleure précaution que l’on puisse prendre, n’est pas toujours d’attendre les Caravanes les plus nombreuses, comme la pluspart des voyageurs se l’imaginent ; c’est de profiter de celles où il y a beaucoup de Turcs et de Francs, c’est à dire gens propres à se bien deffendre. Les Grecs et les Armeniens n’aiment point à se battre : on les condamne souvent à payer le sang, comme l’on parle dans le pays, d’un voleur qu’ils n’ont pas tué. On n’est pas exposé à ces malheurs en Amerique ; ces Americains que nous traitons de sauvages ; ces Iroquois dont le nom fait peur aux enfans, ne tuent que les gens d’une nation avec laquelle ils sont en guerre. S’ils mangent des Chrétiens, ce n’est pas en temps de paix. Je ne sçai s’il y a moins de cruauté à poignarder un homme pour avoir sa bourse, que de le tuer pour le manger. Qu’importe à un malheureux d’être mangé ou dépoüillé aprés sa mort ?

On est donc contraint de marcher en Caravane dans le Levant ; les voleurs en font de même afin de pouvoir se rendre les maîtres des autres par la loi du plus fort. Nous joignîmes la Caravane du Pacha d’Erzeron le 3 Juin à une journée de Trebisonde, et nous trouvâmes en chemin je ne sçai combien de marchands qui venoient des provinces voisines pour profiter d’une si belle occasion. Les voleurs nous fuyoient avec la même diligence qu’ils suivent les autres Caravanes, par la raison que lors qu’un Pacha marche, autant de voleurs pris, autant de testes coupées sur le champ. On leur fait cet honneur aprés les avoir appellez Jaours, c’est à dire Infidelles. Outre que nous étions fort en repos de ce côté-là, nous étions encore ravis de ce que le Pacha ne faisoit qu’environ douze ou quinze milles par jour ; ce qui nous donnoit tout le temps de considérer le pays à nôtre aise.

Nôtre Caravane étoit de plus de six cens personnes, mais il n’y en avoit qu’environ trois cens de la Maison du Pacha, les autres étoient des marchands et des passagers ; tout cela faisoit un assez beau spectacle. C’étoit une nouveauté pour nous de voir des chevaux et des mulets parmi je ne sçai combien de chameaux. Les femmes étoient dans des littieres terminées en berceau, dont le dessus étoit couvert de toile cirée, le reste étoit grillé de tous côtez avec plus de soin que ne le sont les parloirs des Religieuses les plus austeres. Quelques-unes de ces littieres ressembloient à des cages posées sur le dos d’un cheval, et elles étoient couvertes d’une toile peinte soutenuë par des cerceaux ; on ne sçavoit si elles renfermoient des singes, ou des animaux raisonnables.

Le Chaia étoit le premier Officier de la maison. Nous n’avons pas de Charge parmi nous qui réponde à celle-là, car il est plus qu’Intendant, et comme le subdelegué du Maître. Souvent même il est le maître du Maître. Le Divan Effendi, ou Chef du Conseil, étoit le second Officier. Le Pacha avoit son Cotja ou Aumônier qu’ils appellent aussi Mouphti, plusieurs Secretaires, soixante et dix Bossinois pour sa garde, une infinité de Chaoux, de musiciens ou joüeurs d’instrumens, une effroyable quantité de valets de pied ou Chiodars, sans compter les Pages. Son Medecin étoit de Bourgogne, et son Apoticaire de Provence : Où est-ce qu’il n’y a pas de François ?

Le Chaoux Bachi ou Chef des Chaoux, marchoit une journée par avance portant une queuë de cheval pour marquer le Conac, c’est à dire le lieu où le Pacha devoit camper. Le maître Chaoux en recevoit l’ordre tous les soirs, comme font nos Maréchaux de Logis. Il avoit à sa suite plusieurs Officiers pour disposer le camp, et beaucoup d’Arabes pour dresser les tentes. Tous ces gens marchoient à cheval avec des lances et des bâtons ferrez. La musique du Pacha n’étoit desagréable qu’en ce qu’on répetoit toujours le même air ; comme si les musiciens n’eussent sçu qu’une seule chanson. Quoique leurs instrumens soient differens des nôtres, nos oreilles s’en accommodoient assez. Un jour le Pacha m’ayant fait l’honneur de me demander comment je trouvois sa musique, je lui répondis qu’elle étoit excellente, mais un peu trop uniforme. Il me répliqua, que c’étoit dans l’uniformité que consistoit la beauté des choses. Il est vrai que l’uniformité est une des principales vertus de ce Seigneur, car il paroît d’une humeur inalterable. La premiere chamade commençoit ordinairement une heure avant la marche, c’étoit pour éveiller tout le monde. On entendoit la seconde environ demi heure aprés, elle servoit de signal pour défiler. La troisiéme commençoit au départ du Pacha qui étoit toujours à la queuë de la Caravane, à la distance de 4 ou 5 cens pas. La musique cessoit et recommençoit plusieurs fois pendant la route, suivant le caprice des musiciens qui redoubloient leur simphonie en arrivant au Conac, où l’on plantoit devant la Tente du Pacha les deux autres queuës de cheval qui avoient servi à la marche. Le Chaoux Bachi ayant receû l’ordre, prenoit la troisiéme queuë, et s’en alloit marquer le giste du lendemain.

Nous fûmes bientost faits à ce manege. Nous nous levions à la premiere chamade, et nous montions à cheval à la seconde comme des moutons, en criant Aideder, Aideder, c’est à dire marchez, marchez. Ils ne permettent à qui que ce soit de se mêler parmi les gens de la Maison, et l’on s’exposeroit à quelque coups de bâton si l’on y étoit surpris. Les Turcs sont gens d’ordre en tout ce qu’ils font, et sur tout dans leurs marches. Les Catergis ou voituriers se levoient une heure avant le signal, et tout étoit chargé avant que la chamade de la marche sonnast. J’admirois souvent leur exactitude ; tout cela se passoit sans bruit, et bien souvent nous n’étions avertis que l’on chargeoit, que par la lueur des fanaux.

On passa ce jour-là 4 Juin par des montagnes fort élevées, et l’on avança toujours vers le Sud-Est. Nous ne prîmes pas la route la plus courte pour aller à Erzeron ; le Pacha voulut suivre la plus commode et la moins rude ; la pluspart des marchands en étoient chagrins, et nous en étions ravis, dans l’esperance de voir beaucoup de pays, persuadez d’ailleurs que nous ne trouverions jamais de Caravane plus seûre. On observa ce jour-là les mêmes plantes que l’on avoit veuës autour de Trebisonde ; mais ce qui nous fit plus de plaisir, c’est que nous connûmes par la marche de la Caravane que nous aurions dans la suite assez de temps pour découvrir des plantes, tant sur les grands chemins, que sur les collines voisines. En effet, nous mettant le matin à la teste de la Caravane, nous prenions chacun un sac et nous nous détachions à quelques pas, tantôt à droit, tantôt à gauche, pour amasser ce qui se presentoit. Les marchands rioient de nous voir descendre de cheval et remonter, pour ne faire que cueillir des plantes qu’ils méprisoient fort, parce qu’ils ne les connoissoient pas. Nous menions quelquefois nos chevaux par la bride, ou nous les faisions mener par nos voituriers, afin de faire nôtre récolte plus à nôtre aise. Au premier giste nous décrivions nos plantes tout en mangeant, et Mr Aubriet en dessinoit le plus qu’il pouvoit.

J’apprehende, Msgr, que le détail de nôtre marche par journées ne soit languissant ; mais il ne sera pas inutile pour la Geographie et pour la cognoissance du pays. Je suis persuadé même que ce grand détail vous ennuyera moins que les autres, vous qui sçavez faire un si bon usage des moindres circonstances dont on a l’honneur de vous rendre compte. De plus habiles gens que moi profiteront peut-être aussi de ce Journal ; une montagne, une grande plaine, des gorges, une riviere, servent souvent à déterminer des endroits où se sont passées de grandes actions.

Le 5 Juin nous marchâmes depuis 4 heures du matin jusques à midi à travers de grandes montagnes couvertes de Chênes, de Hestres, de Sapins ordinaires, et d’autres qui ont le fruit fort petit, dont nous avions veû de pareils dans les montagnes du Monastere de Saint Jean de Trebisonde. Nous observâmes dans nôtre route, outre le Charme commun, une autre espece beaucoup plus petite dans toutes ses parties. Ses feüilles n’ont qu’un pouce de long, et ses fruits sont tres courts. Ce Charme a levé de graine dans le Jardin du Roy, et n’a pas changé. Les especes de Chamærhododendros à fleur purpurine et à fleur jaune, se faisoient voir assez frequemment le long des ruisseaux. Nous campâmes ce jour-là dans une plaine couverte de neige, dont la terre n’avoit encore rien produit. Quoique ces montagnes soient moins hautes que les Alpes et que les Pyrenées, elles sont aussi tardives, car la neige n’y fond qu’à la fin du mois d’Aoust. Parmi plusieurs Plantes rares, nous observâmes une belle espece de Renoncule à gros bouquets de fleurs blanches.

Ses feüilles sont larges de trois ou quatre pouces, semblables par leurs découpures à celles de l’Aconit Tüeloup, vert gai, lisses, veinées proprement, parsemées de poils sur les bords et en dessous, soutenuës par un pedicule long de 4 ou 5 pouces, vert pâle, velu, épais de deux lignes, assez rond, fistuleux, large de 4 lignes à sa base, où il est plié en maniére de goutiere. La tige est d’environ un pied de haut, creuse aussi, vert pâle et veluë, épaisse d’environ deux lignes, toute nuë, si ce n’est vers le haut où elle soutient un bouquet de sept ou huit fleurs, entouré de 4 ou 5 feüilles, longues seulement de deux pouces ou deux pouces et demi sur un pouce de large, découpées en trois principales parties, et recoupées encore à peu prés comme les autres feüilles. Quoique le bouquet soit assez serré, chaque fleur est pourtant soutenuë par un pedicule long d’environ 15 lignes. Les fleurs ont deux pouces de diametre, composées de 5 ou 6 feüilles blanches d’un pouce de long sur 8 ou 9 lignes de largeur, arrondies à leur pointe, mais pointuës à leur naissance. Le milieu de ces feüilles est occupé par un pistile ou bouton à plusieurs graines, terminées par un filet crochu et couvertes d’une touffe d’étamines blanches de demi pouce de long, chargées de sommets jaune-verdâtre, longs d’une ligne. Ces fleurs sont sans calice, sans odeur, sans acreté, de même que le reste de la plante. Il y a des pieds dont les fleurs tirent sur le purpurin. Nous n’eûmes pas le temps d’en arracher la racine.

Le 6 Juin nous partimes à trois heures du matin, et nous traversâmes jusques à midi de grandes montagnes toutes pelées, et dont la veuë est fort desagréable, car on n’y découvre ni arbres ni arbrisseaux, mais seulement une méchante pelouse brulée par la neige qui étoit nouvellement fonduë. Il y en avoit encore beaucoup dans les fonds, et nous campâmes tout auprez. Cette pelouse étoit couverte en quelques endroits de cette belle espece de Violette à grandes fleurs, jaunes sur certains pieds, violet-foncé sur d’autres, panachées de jaune et de violet sur quelques-uns, jaune rayé de brun avec l’étendart violet et d’une odeur tres agréable.

On se leva sur les deux heures du matin le 7 Juin, pour partir à trois heures ; l’on continüa la route par des montagnes pelées et parmi la neige. Le froid étoit âpre, et les broüillards si épais, qu’on ne voyoit pas à quatre pas les uns des autres. Nous campâmes sur les 9 heures et demi dans une vallée assez agréable par sa verdure, mais fort incommode pour les voyageurs. On n’y trouve pas une branche de bois, pas même une bouze de vache ; et comme nous ne manquions pas d’appetit, nous eûmes le chagrin de ne pouvoir, faute de brossailles, faire cuire des agneaux dont nous avions fait provision. On ne vécut ce jour-là que de confitures chez le Pacha. Nous ne découvrîmes rien de nouveau. Toute la pelouse étoit couverte des mêmes Violettes, ainsi nous passâmes la journée fort tristement ; les Turcs ne s’accommodant pas de ce jeûne, non plus que nous. Le 8 Juin nous commençâmes à la pointe du jour à nous appercevoir que nous étions veritablement en Levant. De Trebisonde jusques ici le pays nous avoit paru assez semblable aux Alpes et au Pyrenées ; pour ce jour-là il nous sembla que la terre avoit tout d’un coup changé de face, comme si l’on eût tiré un rideau qui nous eût découvert un nouveau paysage. Nous descendîmes dans de petites vallées couvertes de verdure, coupées par des ruisseaux agréables, et remplies de tant de belles Plantes, si differentes de celles auxquelles nôtre veuë étoit accoûtumée, que nous ne sçavions sur lesquelles nous jetter. On arriva sur les dix heures du matin à Grezi village qui n’est, à ce qu’on nous assûra, qu’à une journée de la mer Noire ; mais le chemin n’est pratiquable que pour les gens de pied. Je fus si ébloüi d’une espece d’Echium qui se trouve sur les chemins, que je ne sçaurois m’empécher d’en faire ici la description.

Sa racine a plus d’un pied de long, elle est épaisse de deux pouces, accompagnée de grosses fibres blanchâtres en dedans, mucilagineuse, douçâtre, couverte d’une écorce brune et gersée. La tige qui est haute d’environ trois pieds, est grosse comme le pouce, vert-pâle, dure, solide, et remplie d’une chair gluante et comme glaireuse. Les feüilles inferieures ont 15 ou 16 pouces de longueur, sur 4 à 5 pouces de largeur, pointuës, vert blanchâtre, douces, molles, veluës, comme satinées en dessus, cotoneuses par dessous, relevées d’une grosse côte, laquelle fournit une nerveure assez semblable à celle des feüilles du Boüillon-blanc ; ces feüilles diminüent considérablement le long de la tige, où elles n’ont guere plus de demi pied de long, moins cotoneuses que les premieres, mais beaucoup plus pointuës. De leurs aisselles naissent des branches longues d’environ demi pied, herissées de poils assez fermes, de même que le haut de la tige, accompagnées de feüilles d’environ un pouce et demi de longueur. Toutes ces branches se divisent en petits brins recourbez en queuë de Scorpion, chargez des plus grandes fleurs qu’on ait observées jusques ici sur les especes de ce genre. Chaque fleur a un pouce et demi de haut, vers le bas c’est un tuyau de 4 ou 5 lignes de diametre et tant soit peu courbé, lequel se dilate ensuite en maniére de cloche, dont l’ouverture est divisée en cinq parties égales, taillées en arcade gothigue. Cette fleur est bleu-pâle tirant sur le gris-de-perle, mais trois de ses découpures sont traversées dans leur longueur par deux bandes rouges sang-de-bœuf, sur un fond purpurin fort clair. Des bords interieurs du tuyau, naissent cinq étamines blanches, recourbées en crochet, chargées chacune d’un sommet jaunâtre. Le calice est presque aussi long que la fleur, et découpé en cinq parties jusques vers le bas, lesquelles n’ont qu’environ deux lignes de large, pointuës, vert-pâle, herissées de poils fort gros. Le pistile pousse du fond de ce calice, formé par 4 embrions arrondis et verdâtres, du milieu desquels sort un filet presque aussi long que la fleur, légerement velu, purpurin et fourchu. Les graines, quoique peu avancées, étoient assez semblables à celles d’une Vipere. La fleur n’a point d’odeur. Les feüilles ont un goût d’herbe assez agréable.

Le 9 Juin nous partîmes à trois heures du matin, et passâmes par des vallées fort seches et toutes découvertes. On campa sur les neuf heures au dessous de Baibout dans la plaine, le long d’une petite riviere. Baibout est une petite ville tres forte par sa situation sur une roche fort escarpée. On fit courir le bruit que le Pacha y séjourneroit cinq ou six jours pour tenir les Grands-jours, et l’on y amena des prisonniers de plusieurs endroits ; ainsi nous passâmes le reste de la journée à courir pour chercher des Plantes ; mais nous fûmes trompez, car il fallut partir un jour aprés sans pouvoir monter à la ville. Peut-être que nous y aurions trouvé quelques restes d’antiquité, ou quelques inscriptions qui nous eussent fait connoître son ancien nom. Suivant sa situation, elle paroit marquée dans nos Cartes sous le nom de Leontopolis et Justinianopolis, qui avoit eté nommée Byzane ou Bazane. Nous fûmes aussi surpris que chagrins d’entendre la chamade qui nous avertissoit qu’il falloit monter à cheval. Voici une des plus belles Plantes qui naisse autour de Baibout, et qui ne contribua pas peu à nous consoler de nôtre départ précipité.

C’est un buisson d’un pied de hauteur seulement, mais étendu à la ronde jusques à deux ou trois pieds, touffu et tout-à-fait semblable à la Tragacantha. Ses tiges vers le bas sont grosses comme le pouce, blanches en dedans, couvertes d’une écorce noirâtre, gercées, tortuës dans la suite, divisées en plusieurs branches nuës et partagées en vieux brins épineux et secs. Les sommitez de ces brins soutiennent de jeunes jets tortus et branchus, terminez en piquants vert-pâle, garnis de feüilles rangées sur une côte longue de 9 ou 10 lignes, sur laquelle on compte ordinairement deux ou trois paires de feüilles opposées vis-à-vis, longues de 4 ou 5 lignes sur moins d’une ligne de large, pointuës par les deux bouts, un peu pliées en goutiere. La côte se termine par une semblable feüille. Le haut des piquants soutient une ou deux fleurs légumineuses, purpurines, rayées, avec un étendart velu, relevé, long d’environ 9 lignes sur trois lignes de largeur, échancré et même denté. Les aîles et la feüille inferieure sont plus pâles et plus petites. Le pistile devient un fruit semblable à celui de nôtre Sainfoin, mais il est lisse, et nous ne l’avons pas veû dans sa maturité. Le calice est rougeatre, long de deux lignes, découpé en 5 pointes. Les feüilles sont d’un goût d’herbe un peu aigrelet.

Nous fûmes donc obligez de quitter Baibout le 11 Juin. On nous assûra que le Pacha avoit fait grace à tous les prisonniers. Plusieurs de nos Caravaniers loüoient sa clemence ; quelques-autres le blâmoient de n’avoir pas fait d’exemple. On fit passer en reveuë ces scelerats, dont la pluspart avoient au moins merité la roüe, à en juger par leur mauvaise mine. Nous imposâmes ce jour-là le nom à une des plus belles plantes que le Levant produise ; et parce que Mr Gundelscheimer le découvrit le premier, on convint que par reconnoissance elle devoit porter son nom. Malheureusement nous n’avions que de l’eau pour celebrer la feste, mais cela convenoit mieux à la ceremonie, puisque la plante ne vient que dans des lieux secs et pierreux. La musique du Pacha ne s’éveilla que dans ce temps-là, ce que nous prîmes pour un bon augure ; cependant nous eûmes beaucoup de peine à trouver un nom latin qui répondît à celui de ce galant homme. Il fut enfin conclu que la Plante s’appelleroit Gundelia.

La tige de cette plante est haute d’un pied, épaisse de cinq ou six lignes, lisse, vert-gai, rougeâtre en quelques endroits, dure, ferme, branchuë, accompagnée de feüilles assez semblables à celles de l’Acanthe épineuse, découpées jusques vers la côte, et recoupées en plusieurs pointes, garnies de piquants tres fermes. Les plus grands de ces piquants ont demi pied ou huit pouces de largeur, sur environ un pied de long. La côte est purpurine, la nerveure veluë, blanchâtre, relevée, cotoneuse, le fond des feuilles vert-gai, leur consistance dure et ferme ; elles diminüent jusques au bout des branches lesquelles quelquefois sont couvertes d’un petit duvet. Toutes ces parties soutiennent des chapiteaux semblables à ceux du Chardon à Bonnetier, longs de deux pouces et demi, sur un pouce et demi de diametre, environnez à leur base d’un rang de feüilles de même figure et tissure que le bas, mais de la longueur seulement de deux pouces. Chaque chapiteau est à plusieurs écailles longues de sept ou huit lignes, creuses et piquantes, parmi lesquelles sont enchassez les embrions des fruits ; ils sont d’environ cinq lignes de long, vert-pâle, pointus en bas, épais d’environ 4 lignes, relevez de quatre coins, creusez à leur sommité de cinq fosses ou chatons à bords dentez, de chacun desquels sort une fleur d’une seule piece longue de demi pouce. C’est un tuyau blanchâtre ou purpurin-clair, évasé jusques à une ligne et demi de diametre, fendu en cinq pointes purpurin-sale, lesquelles bien loin de s’écarter en pavillon d’entonnoir, se rapprochent plutôt ; le dedans de la fleur est d’un purpurin plus agréable. De ses parois se détachent cinq filets ou piliers qui soutiennent une gaine jaunâtre, rayée de purpurin, surmontée par un filet jaune et poudreux. Ce qui fait voir que ces fleurs sont de vrais fleurons qui portent chacun sur une jeune graine enfermée dans les embrions des fruits ; et ces embrions sont divisez en autant de capsules ou loges qu’il y a de fleurons. La pluspart de ces embrions avortent, excepté celui du milieu, qui pressant les autres les fait perir. Toute la plante rend du lait fort doux, lequel se grumele en grains de mastic comme celui de la Carline de Columna. La Gundelia varie, il y en a des pieds à testes veluës et à fleurs rouge-brun.

On partit ce jour-là sur les huit heures du matin, nous passâmes par des vallées étroites, incultes, sans bois, et qui n’inspiroient que de la tristesse. On campa sur le midi, et nous n’eûmes d’autre plaisir que celui de déterminer encore un nouveau genre de plante lequel fut nommé Vesicaria, à cause de son fruit. C’est une vessie longue d’un pouce et presque aussi large, membraneuse, vert-pâle, traversée dans sa longueur par quatre cordons tirans sur le purpurin, qui par leur réunion viennent former une petite pointe au bout de la vessie, et qui distribuent en passant des vaisseaux entrelassez en maniére de raizeau. Ce fruit renferme quelques graines ovales, longues d’environ une ligne et demi, attachées chacune par un cordon tres mince qui part du gros cordon purpurin. La pluspart de ces graines étoient encore vertes ou avortées. Ce fruit n’est autre chose que le pistile de la fleur gonflée en vessie. Les fleurs sont à quatre feüilles jaunes disposées en bouquet, soutenu par une tige sans branches. Toute la plante n’a qu’environ 4 pouces de haut, sans compter la racine qui a deux pouces de long, roussâtre, épaisse de trois ou quatre lignes au collet, divisée en quelques fibres peu cheveluës. Elle pousse plusieurs testes garnies de feüilles disposées en rond, souvent rabatuës en bas, longues de 9 ou 10 lignes, larges ordinairement d’une ligne, vert-gai, dentées proprement sur les bords à peu prés comme celles de la Corne de Cerf. Celles qui sont le long des tiges n’ont qu’environ 3 ou 4 lignes de long sur deux lignes de large, et sont presque sans denture. Elles diminüent jusques au haut de la tige, laquelle est toute simple et sans branches. Si la racine de cette plante étoit charnuë, elle seroit de même genre que le Leontopetalon.

Le 12 Juin nous partîmes à trois heures du matin, et l’on arriva au Conac à six heures avant mihi : Quel plaisir pour des gens comme nous qui ne soupirions qu’aprés des plantes, et à qui on donnoit tout un jour pour en chercher ? Nous ne fîmes gueres plus de trois milles dans cette marche de trois heures, et suivîmes toujours la même vallée, dans laquelle serpente une riviere qu’il faut passer sept ou huit fois. Le lendemain nous ne fatigâmes pas davantage, car on ne marcha que depuis deux heures et demi du matin jusques à sept ; ce fut sur une montagne tres haute où l’on voit beaucoup de ces sortes de Pins qui sont à Tarare auprés de Lyon. On voit aussi, sur celle dont nous parlons, une belle espece de Cedre qui sent aussi mauvais que nôtre Sabine, et dont les feüilles lui ressemblent tout-à-fait ; mais c’est un grand arbre du port et de la hauteur de nos plus grands Cyprés. On nous fit partir ce jour-là, je ne sçai par quel caprice, à onze heures du soir, et nous arrivâmes le 14 Juin, sur les sept heures du matin, à un village appellé Iekmansour. La Lune étoit si belle cette nuit-là, qu’elle invita les Turcs qui n’avoient fait que ronfler tout le jour, à se mettre en chemin : Mais comment herboriser au clair de la Lune ? Nous ne laissâmes pas pourtant de remplir nos sacs ; nos marchands ne cessoient de rire en nous voyant tous trois marcher à quatre pattes et fourrager dans un pays sec et brûlé en apparence, mais enrichi pourtant de tres belles plantes. Quand le jour fut venu, nous fîmes la reveüe de nôtre moisson, et nous nous trouvâmes assez riches. Peut-on rien voir de plus beau, en fait de plantes, qu’un Astragale de deux pieds de haut, chargé de fleurs depuis le bas jusques à l’extrémité de ses tiges ?

Ces fleurs sont grosses comme le petit doit, canelées, fermes, solides, vert-pâle, couvertes d’un duvet blanc, garnies de feüilles attachées sur une côte d’un empan de long, vert-pâle aussi, et veluë, accompagnée de deux aîles à sa base, longues d’un pouce sur deux ou trois lignes de largeur, terminées en pointe. Les feüilles sont la pluspart rangées par paires sur cette côte, et l’on y en compte jusques à 13 ou 14 paires. Les plus grandes, qui sont vers les aîles, ont un pouce de long sur sept ou huit lignes de largeur, presque ovales, mais un peu plus étroites vers le haut, vert-brun, lisses, couvertes en dessus de poils blancs, et pliées ordinairement en goutiere. Elles diminüent jusques au bout de la côte où elles n’ont que cinq ou six pieds de long. La tige est branchuë dés le bas, mais ensuite elle ne pousse des aisselles des côtes, que des pedicules longs d’environ deux ou trois pouces, chargez chacun de cinq ou six fleurs, dispersées en long et soutenuës par une queüe longue de deux lignes, laquelle sort de l’aisselle d’une feüille assez petite, tres deliée et fort veluë. Toutes ces fleurs sont jaunes, longues de 15 lignes, avec un étendart relevé, échancré, presque ovale, large de 7 ou 8 lignes. Les aîles et la feüille inferieure sont beaucoup plus petites. Le calice a 8 lignes de long, vert-pâle, membraneux, large d’environ 5 lignes, parsemé de poils blancs et découpé en cinq pointes tres menuës. Le pistile est un bouton piramidal épais de deux lignes, blanc et velu, terminé par un filet blanc-sale, enveloppé dans une graine membraneuse blanche, frangée en etamines à sommets purpurins. Le pistile devient un fruit long d’un pouce, épais de 8 ou 9 lignes, terminé par une pointe longue de 4 ou 5 lignes. Ce fruit est arrondi sur le dos, plat et silloné de l’autre côté, cotoneux, divisé en deux loges, dont les parois sont charnus, épais de trois lignes lorsque le fruit est encore vert. On trouve dans chaque loge un rang de 5 ou 6 semences de la forme d’un petit rein, attachées chacune par un cordon. Dans leur maturité ces graines sont brunes de même que le fruit. Toute la plante sent mauvais. Elle a levé de graine dans le Jardin Royal où elle se porte bien, malgré l’éloignement et la difference des climats.

Nous découvrîmes ce jour-là pour la premiere fois, une tres belle espece de Toute-Bonne, dont je n’avois veû que des avortons il y avoit quelques années, dans le Jardin de Leyden. MrHermans Professeur de Botanique en l’Université de la-dite ville, tres habile homme, et qui avoit observé de si belles plantes dans les Indes Orientales, a donné la figure de celle dont nous parlons. Il semble que Rauvolf, Medecin d’Ausbourg, en ait fait mention dans la Relation de son Voyage du Levant, sous le nom de Belle espece d’Ormin à feüilles étroites, veluës et découpées profondément.

La racine de cette plante pique en fond, longue d’un pied, grosse au collet deux fois comme le pouce, blanche en dedans, couverte d’une ecorce-rouge-orangé ou couleur de Safran. Le nerf de cette racine est dur et blanc, les fibres sont assez grosses et s’étendent sur les côtez. Elle pousse une ou deux tiges hautes d’un pied et demi, grosses vers le bas comme le petit doit, purpurines, couvertes d’un gros duvet blanc, accompagnées de feüilles d’une propreté qui fait plaisir, longues de huit ou neuf pouces, découpées jusques vers la côte en parties longues de deux ou trois pouces sur demi pouce de largeur, relevées de grosses bosses toutes chagrinées, vert-blanchâtre. La côte et la nerveure sont comme transparantes ; cette côte a deux pouces de large à sa naissance, purpurine en quelques endroits, chargée d’un duvet tres blanc, de même que le dessous des feüilles. Celles qui viennent ensuite sont aussi longues et embrassent une partie de la tige par deux aîles arrondies, mais elles diminüent de leur longueur vers le milieu de la tige où elles sont larges de deux pouces. Ensuite les tiges deviennent toutes branchuës, arrondies, et touffuës, accompagnées de feüilles longues d’environ un pouce, coupées, pour ainsi dire, en arcade gothique, dont la pointe est fort aiguë ; ces feüilles ne sont pas bosselées, mais veinées seulement et veluës. Les fleurs naissent par anneaux et par étages le long des branches, disposées à simple rang. Quelquefois même il n’y a qu’une ou deux fleurs à chaque verticille. La fleur est longue d’environ un pouce, épaisse d’une ligne et demi à sa naissance, blanche, évasée en deux levres dont la supérieure est courbée en faucille, large de deux lignes, parsemée de poils fort courts, colorée d’un petit œil citron, presque imperceptible, échancrée et arrondie ; la levre inferieure est beaucoup plus courte, divisée en trois parties dont la moyenne, qui est la plus grande, est jaune-citron ; les deux autres parties sont blanches et relevées en maniére d’oreilles. Les etamines sont de même couleur, et entrelassées comme les divisions de l’Os Hyoide. Le pistile est à 4 embrions surmonté par un filet violet, et fourchu à sa pointe, lequel se courbant dans la faucille déborde de trois ou quatre lignes. Le calice est long de demi pouce, rayé, vert-pâle, velu, partagé en deux levres, dont l’une a trois pointes assez courtes, et l’autre en a deux seulement, mais beaucoup plus longues. Le haut des tiges est un peu gluant et sent mauvais. La racine de cette plante est amere. Les feüilles ont un goût d’herbe et sentent le bouquin, comme la Toute-Bonne Ordinaire.

Il faut avoüer, Msgr, que l’erudition est d’un grand secours pour allonger les Lettres. Le pays où nous sommes fourniroit beaucoup de matiere à un plus habile homme que moi. Combien de grandes armées ont dû passer par ici ? Peut-être que Lucullus, Pompée et Mithridate y reconnoîtroient encore les restes de leurs camps. Enfin nous sommes dans la grande Armenie ou Turcomanie. Les Romains et les Perses en ont protegé les Roys en differens temps. Les Sarrasins l’ont possedée à leur tour. Quelques-uns croyent que Selim l’ajoûta à ses conquêtes aprés son retour de Perse, où il venoit de gagner cette fameuse bataille contre le grand Sophi Ismaël. Sansovin convient que du temps de Selim qui mourut en 1520, il y avoit un Roy de la grande, et un autre Roy de la petite Armenie appellée Aladoli. Selim fit trancher la teste au Roy d’Aladoli, et l’envoya à Venise pour marque de la victoire qu’il venoit de remporter en Levant. Il y a beaucoup d’apparence que les Turcs se saisirent en même temps de la grande Armenie, afin de pouvoir passer en Perse sur leurs propres terres, sans se fier aux Princes voisins. Quoiqu’il en soit, l’Armenie ne tarda pas de tomber sous la domination des Turcs ; car les Annales Turques, citées par Calvisius, marquent que Selim fils de Selim, conquit l’Armenie en 1522.

On nous fit partir le 14 Juin à deux heures aprés minuit, et nous marchâmes jusques à sept heures dans des prairies fertiles, semées de toutes sortes de grains. On campa tout proche du pont d’Elija sur une des branches de l’Euphrate, à six milles de la ville d’Arzeron ou d’Arzerum, que d’autres appellent Erzeron, quoique Arzerum soit le vrai nom de cette ville, comme je le dirai plus bas. Elija n’est qu’un méchant village dont les maisons sont tout-à-fait écrasées, moitié enterrées, bâties de boüe ; mais le Bain qui est auprés du village rend ce lieu recommendable. Les Turcs l’appellent le Bain d’Arzerum. Le bâtiment est assez propre, octogone, vouté et percé en dessus. Le bassin qui est de la même figure, c’est à dire à huit pans, pousse deux boüillons d’eau presque aussi gros que le corps d’un homme ; cette eau est douce et d’une chaleur supportable. Dieu sçait comme les Turcs y courent ; ils viennent d’Erzeron s’y baigner, et la moitié de nôtre Caravane ne laissa pas échapper une si belle occasion.

Le lendemain nous arrivâmes à Erzeron. C’est une assez grande ville à cinq journées de la mer Noire, et à dix de la frontiere de Perse. Erzeron est bâti dans une belle plaine au pied d’une chaîne de montagnes qui empeschent l’Euphrate de se rendre dans la mer Noire, et l’obligent de se tourner du côté du Midi. Les collines qui bordent cette plaine étoient encore couvertes de neige en plusieurs endroits. On nous assûra même qu’il y en étoit tombé le premier jour de Juin, et nous étions fort surpris d’avoir les mains engourdies jusqu’à ne pouvoir écrire sur le point du jour : cet engourdissement duroit encore une heure aprés le soleil levé, quoique les nuits y fussent assez douces et les chaleurs incommodes depuis les dix heures du matin jusques à quatre heures aprés midi. La plaine d’Erzeron est fertile en toutes sortes de grains. Le bled y étoit moins avancé qu’à Paris, et n’avoit pas deux pieds de haut, aussi n’y fait-on la recolte qu’en Septembre. Je ne suis pas surpris de ce que Lucullus trouva étrange que les champs fussent encore tous nuds au milieu de l’Eté, lui qui venoit d’Italie où la moisson est faite dans ce temps-là. Il fut encore bien plus êtonné de voir de la glace dans l’Equinoxe d’automne ; d’apprendre que les eaux par leur froideur faisoient mourir les chevaux de son armée ; qu’il falloit casser la glace pour passer les rivieres, et que ses soldats étoient forcez de camper parmi la neige qui ne cessoit de tomber. Alexandre Severe ne fut pas plus satisfait de ce pays-ci. Zonare remarque que son armée repassant par l’Armenie fut si maltraitée du froit excessif qui s’y faisoit sentir, qu’on fut obligé de couper les mains et les pieds à plusieurs soldats que l’on trouvoit à demi gelez sur les chemins.

Outre la rigueur des hivers, ce qu’il y a de plus facheux à Erzeron, c’est que le bois y est rare et fort cher. On n’y connoît que le bois de Pin que l’on va chercher à deux outrois journées de la ville, tout le reste du pays est découvert. On n’y voit ni arbres ni buissons, et l’on n’y brûle communément que de la bouze de vache dont on fait des mottes, mais elles ne valent pas celles des tanneurs dont on se sert à Paris, encore moins celles du marc des olives que l’on prépare en Provence. Je ne doute pas que l’on ne trouvât de la hoüille si l’on vouloit se donner la peine de foüiller les terres. C’est un pays où les mineraux ne manquent pas, mais ils sont accoûtumez à leur bouze. On ne sçauroit s’imaginer quel horrible parfum fait cette bouze dans des maisons qu’on ne peut comparer qu’à des renardieres, et sur tout les maisons de la campagne. Tout ce qu’on y mange sent la fumée ; leur crême seroit admirable sans cette cassolette, et l’on feroit fort bonne chere si l’on pouvoit y faire cuire, avec du bois, la viande de boucherie qui y est fort bonne.

Les fruits qu’on y apporte de Georgie sont excellens. C’est un pays plus chaud et moins tardif qui produit en abondance des Poires, des Prunes, des Cerises, des Melons. Les collines voisines fournissent à Erzeron de tres belles sources, lesquelles non seulement arrosent la campagne, mais encore les ruës de la ville. C’est un grand avantage pour les étrangers que les eaux soient bonnes, car on y boit le plus détestable vin du monde. On se consoleroit de toutes les glaces et de tous les frimats et on compteroit la fumée pour rien, si l’on trouvoit du vin passable ; mais il est puant, moisi, aigre, pourri ; le vin de Brie y passeroit pour du nectar ; l’eau de vie ne vaut pas mieux, elle est chancie et amere, encore en coûte-t-il bien des soins et de l’argent pour avoir ces boissons détestables. Les Turcs y affectent plus de sevérité qu’autre part, et se font un plaisir de surprendre et de bâtonner ceux qui font ce commerce : franchement ils n’ont pas trop de tord, car c’est rendre un grand service au public que d’empescher le débit d’aussi mauvaises drogues.

La ville d’Erzeron vaut mieux que celle de Trebizonde ; l’enceinte de cette premiere place est à doubles murailles deffenduës par des tours quarrées ou pentagones, mais les fossez ne sont ni profonds ni bien entretenus. Le Beglierbey ou le Pacha de la Province, est logé dans un vieux Serrail fort mal entendu. Le Janissaire Aga se tient dans une espece de Fort au haut de la ville. Quand le Pacha ou les personnes les plus considérables du pays vont dans ce Fort, c’est pour y laisser leurs testes. Le Janissaire les fait avertir de s’y rendre par ordre du Grand Seigneur : le Capigi arrivé de la Cour leur montre ses ordres et les execute sans autre cérémonie. On croit qu’il y a dix-huit mille Turcs dans Erzeron, six milles Armeniens, et quatre cens Grecs. On estime qu’il y a soixante mille Armeniens dans la Province, et dix mille Grecs. Les Turcs qui sont dans Erzeron sont presque tous Janissaires ; on y en compte environ douze mille, et plus de cinquante mille dans le reste de la Province. Ce sont presque tous gens de mêtier, qui la pluspart donnent de l’argent au Janissaire Aga bien loin d’en retirer ; cela s’appelle achetter le privilege de ne rien valoir et de commettre toutes sortes d’insolences. Les plus honnêtes gens sont obligez de s’engager dans ce corps, parce qu’outre qu’ils ne seroient pas bien venus du Commandant qui est presque absolu dans la ville, ils se trouveroient tous les jours exposez aux violences de leurs voisins et n’auroient aucune justice des Officiers. Le Grand Seigneur ne donne par jour aux veritables Janissaires du pays, que depuis cinq aspres jusqu’à vingt ; l’Aga profite de cet argent.

Les Armeniens ont un Evêque et deux Eglises dans Erzeron. Ils ont quelques Monasteres à la campagne comme le grand Couvent, et le Couvent rouge. Ils reconnoissent tous le Patriarche d’Erivan. Pour les Grecs, ils ont aussi leur Evêque dans la ville, mais ils n’y ont qu’une Eglise qui est fort pauvre. Ils sont presque tous Chauderonniers et occupent le fauxbourg où ils travaillent à mettre en vaisselle le cuivre qu’on y apporte des montagnes voisines. Ces pauvres gens font un tintamarre horrible jour et nuit, car ils ne cessent de forger, et les Turcs aiment trop la tranquillité pour souffrir qu’on batte l’enclume dans la ville. Outre cette vaisselle que l’on transporte en Turquie, en Perse et même chez le Mogol, on fait un grand commerce à Erzeron de fourrures et sur tout de celles de Jardava ou Zerdava, ce sont des peaux d’une espece de Martre assez commune dans le pays. Les peaux les plus foncées sont les plus estimées ; on compose les plus prétieuses fourrures avec les seules queües, à cause qu’elles tirent sur le noir, c’est ce qui les rend si cheres, car il faut bien assembler des queües de ces animaux pour en doubler une veste. On apporte aussi à Erzeron beaucoup de Gales de cinq ou six journées de la ville, et l’on y conserve les Chesnes avec soin par ordre du Pacha ; le bois seroit d’ailleurs trop cher si on l’y apportoit pour brûler.

Cette ville est le passage et le reposoir de toutes les marchandises des Indes, sur tout lorsque les Arabes courent autour d’Alep et de Bagdat. Ces marchandises dont les principales sont la soye de Perse, le Coton, les Drogues, les Toiles peintes, ne font que passer en Armenie. On y en vend tres-peu en détail, et l’on laisseroit mourir un malade faute d’un gros de Rhubarbe, quoiqu’il y en eût plusieurs balles toutes entieres. On n’y débite que le Caviar, qui est un ragoût détestable. C’est un proverbe dans le pays, que si l’on vouloit donner à déjeuner au diable, il faudroit le régaler avec du Caffé sans sucre, du Caviar et du Tabac ; je voudrois y ajoûter du vin d’Erzeron. Le Caviar n’est autre chose que les œufs salez des Esturgeons que l’on prépare autour de la mer Caspienne. Ce ragoût brûle la bouche par son sel, et empoisonne le nez par son odeur. Les autres marchandises dont on vient de parler, sont portées à Trebisonde où on les embarque pour Constantinople. Nous fûmes surpris de voir arriver à Erzeron une si grande quantité de Garance, qu’ils appellent Boïa : elle vient de Perse, et sert pour les teintures des cuirs et des toiles. La Rhubarbe y est apportée du pays d’Usbeq en Tartarie. La Semencine ou la Graine aux vers vient du Mogol. Il y a des Caravaniers qui de pere en fils ne se mêlent que de voiturer les drogues, et qui croiroient dégenerer s’ils se chargeoient d’autres marchandises.

Le Gouvernement d’Erzeron rend trois cens bourses par an au Pacha, que nous appellerons dans la suite le Beglierbey ou le Viceroy de la Province, pour le distinguer des autres Pachas du pays qui sont sous ses ordres. Chaque bourse est de 500 écus, de même que dans tout le reste de la Turquie ; ainsi ces trois cens bourses font cent cinquante mille écus. Elles se prennent 1°. sur les marchandises qui entrent dans la Province, ou qui en sortent ; la pluspart payent trois pour cent, quelquefois le double. On exige de gros droits pour les especes d’or et d’argent. La soye de Perse Chorbafi qui est la plus fine, et l’Ardachi qui est la plus grossiere, payent 80 écus par charge de Chameau, qui est du poids de 800 jusques à 1000 livres. 2°. Le Beglierbey dispose de toutes les Charges des villes de la Province ; ces Charges s’afferment suivant l’usage du pays, et se donnent au plus offrant et dernier encherisseur, comme par tout ailleurs. 3°. Excepté les Turcs, tous ceux qui doivent sortir de la Province pour aller en Perse, sont obligez de payer dans Erzeron au moins cinq écus, quoiqu’ils n’ayent point de marchandises ; c’est comme une espece de capitation qu’on leur impose. Ceux qui ne portent de l’or et de l’argent que pour les frais de leur voyage, doivent cinq pour cent sur la somme dont ils sont porteurs.

Nôtre Beglierbey à son arrivée abolit la pluspart de ces droits, parce qu’il les jugea tyranniques ; peut-être que son successeur les a rétablis ou augmentez depuis son départ. Outre ces taxes, avant l’arrivée de Cuperli on exigeoit de tous les étrangers la Capitation ordinaire, de quelque nation qu’ils fussent, lorsqu’ils entroient dans Erzeron, et cette Capitation étoit réglée sur l’estimation que les Turcs faisoient de chaque personne. Celui-ci, disoient-ils, doit payer dix écus sur sa bonne mine ; l’autre qui n’a pas beaucoup de hardes n’en payera que cinq. On rançonnoit impunément les pauvres étrangers, et les Missionnaires étoient les plus maltraitez : pour ne pas s’y tromper, on commençoit par découvrir la teste des passans pour voir s’ils étoient tonsurez, en sorte que ces hommes Apostoliques destinez pour les pays étrangers, étoient souvent obligez de laisser partir leur Caravane pour tâcher d’obtenir quelque modération, ou pour attendre quelque gros marchand Armenien ou Franc qui eût la charité de payer pour eux. On ne sçauroit avoir de justice sur les frontieres d’un si grand Empire, lorsque les Commandans authorisent les vexations, et ces gens-là ne les authorisent que parce qu’ils en profitent. Quand on part de Constantinople pour la Perse, la meilleure précaution qu’on puisse prendre, n’est pas seulement d’obtenir un Commandement de la Porte, mais encore des Lettres de recommendation de nôtre Ambassadeur pour les Beglierbeys des frontieres par où l’on doit passer. Les Religieux Italiens sont trop circonspects pour manquer à se mettre sous la protection de nôtre Ambassadeur. Le Roy de France est bien plus connu et plus estimé des Musulmans, que le Saint Pere qu’ils appellent simplement le Moufti de Rome.

Les Missionnaires ont beaucoup gagné à la mort de Fasullah-Effendi, Moufti de Constantinople, qui fut traîné dans les ruës à Andrinople sous le regne précedent. Il avoit part, disoit-on, à toutes les extorsions qui se faisoient dans la Province d’Erzeron d’où il étoit natif, et où il possedoit des biens immenses. Cet homme insatiable qui étoit le maître absolu de l’Empereur Mustapha, s’étoit declaré ouvertement contre tous les Religieux, et sur tout contre les Jesuites. On ne manqua pas de s’informer si nous étions Papas, c’est à dire Prêtres, mais ce ne fut que pour la forme ; car outre que le Beglierbey nous honnoroit de sa protection, nous n’étions pas certainement tonsurez.

La Province d’Erzeron rend en argent plus de 600 bourses au Grand Seigneur. Outre les 300 bourses du Carach que l’on exige des Armeniens et des Grecs, il retire encore six pour cent des marchandises de la Doüanne. Ainsi tout compte fait, ces marchandises payent neuf pour cent, sçavoir six au Grand Seigneur et trois au Beglierbey. Le Grand Seigneur joüit aussi du droit de Beldargi ou Taille réelle que payent les biens possedez par les Spahis.

La ville d’Erzeron n’est pas sur l’Euphrate, comme les Geographes la placent ; mais plutost dans une presqu’isle formée par les sources de cette fameuse riviere. La premiere de ces sources coule à une journée de la ville, et l’autre à une journée et demi ou deux. Les sources de l’Euphrate sont du coté du Levant dans des montagnes moins élevées que les Alpes, mais couvertes de neige pendant presque toute l’année. La plaine d’Erzeron est donc renfermée dans deux beaux ruisseaux qui forment l’Euphrate. Le premier coule du Levant au Midi, et passant par derriere les montagnes, au pied desquelles la ville est située, va se rendre vers le Midi à une bourgade appellée Mommacotum. L’autre ruisseau aprés avoir coulé quelque temps vers le Nord, pareil à peu prés à celui des Gobelins, vient passer sous le Pont d’Elija, d’où coulant vers le Couchant, le long du chemin de Tocat, il est obligé par la disposition des lieux de se tourner vers le Midi à Mommacotum, où il se joint à l’autre branche qui est bien plus considérable. Ces deux branches s’appellent Frat du même nom que la riviere qu’elles forment. Aprés leur jonction, qui est à trois journées d’Erzeron, le Frat commence à porter de petites Saïques, mais son lit est plein de rochers et l’on ne sauroit êtablir de route par eau, pour descendre d’Erzeron à Alep, sans rendre cette riviere navigable. Les Turcs laissent le monde comme il est et les marchands font comme ils l’entendent. Cependant la voye de la riviere seroit la plus courte et la plus seure, car les Caravanes sont 35 jours en chemin d’Erzeron à Alep, et la route est fort dangereuse à cause des voleurs qui dépoüillent les marchands jusques aux portes des villes.

Les voleurs de nuit sont quelquefois plus à craindre que ceux qui volent le jour. Si l’on ne fait bonne garde dans les tentes, ils viennent tout doucement et sans bruit pendant que l’on repose et tirent des balots de marchandises avec des crochets, sans qu’on s’en apperçoive : si les balots sont attachez ou comme enchaînez avec des cordes, ils ne manquent pas de bons rasoirs pour les couper. Quelquefois ils les vuident à quelques pas des tentes, mais quand ils découvrent qu’il y a du Musc, alors ils les emportent et ne laissent que la coque du balot. Quand on part avant le jour, comme c’est l’ordinaire, les voleurs se mêlent avec les voituriers et détournent souvent des mulets chargez de marchandises, qu’ils dépaïsent à la faveur des tenebres. Ils ne s’attaquent pas à la pire, car ils connoissent les balots de soye aussi-bien que les marchands. Il part, toutes les semaines, des Caravanes d’Erzeron pour Gangel, Teflis, Tauris, Trebisonde, Tocat, et pour Alep. Les Curdes ou peuples du Curdistan, qui descendent à ce qu’on prétend des anciens Caldéens, tiennent la campagne autour d’Erzeron, jusques à ce que les grandes neiges les obligent à se retirer, et sont à l’affût pour piller ces pauvres Caravaniers. Ce sont de ces Jasides errans qui n’ont point de religion, mais qui par tradition croyent en Jasid ou Jesus, et ils craignent si fort le diable, qu’ils le respectent de peur qu’il ne leur fasse du mal. Ces malheureux s’étendent tous les ans depuis Mousoul ou la Nouvelle Ninive jusques aux sources de l’Euphrate. Ils ne reconnoissent aucun maître, et les Turcs ne les punissent pas, même lorsqu’ils sont arrêtez pour meurtre ou pour vol, ils se contentent de leur faire rachetter leur vie pour de l’argent et tout s’accommode aux dépens de ceux qui ont été volez. Il arrive même souvent que l’on traite avec les voleurs qui attaquent une Caravane, sur tout lorsqu’ils sont les plus forts, ou qu’ils sont bien les méchans ; on en est quitte alors pour une somme d’argent, et c’est le meilleur parti qu’on puisse prendre. Il faut que chacun vive de son mêtier ; pourveû qu’il n’y ait personne de tué ou de blessé, ne vaut-il pas mieux vuider sa bourse que de verser son sang ? il n’en coûte quelquefois que deux ou trois écus par teste. D’ailleurs rien ne convient mieux aux voleurs que de rançonner les plus foibles, parce que ne trouvant pas aisément à qui vendre les marchandises, ils en sont tres-souvent embarrassez. Presentement toutes les Caravanes du Levant passent par Erzeron ; même celles qui sont destinées pour les Indes Orientales, parce que les chemins d’Alep et de Bagdat, quoique plus courts, sont occupez par les Arabes qui se sont révoltez contre les Turcs et rendus maîtres de la campagne.

Le 19 Juin nous partîmes à midi pour aller visiter les montagnes qui sont à l’Est de la ville. A peine la neige y étoit fonduë, et nous campâmes sur les six heures à 15 imlles dans un pays si tardif que les plantes ne commençoient qu’à pousser et les collines n’étoient encore couvertes que de gazon ; il est mal-aisé de rendre raison de la paresse, s’il faut ainsi dire, de cette terre. Nous couchâmes sous nos tentes dans une vallée au milieu d’un hameau, dont les chaumieres sont plus ecartées les unes des autres que les Bastides de Marseille. L’eau dans laquelle nous avions mis nos plantes pour les conserver et pour les décrire le lendemain, se gela la nuit de l’épaisseur de deux lignes, quoiqu’elle fust à couvert dans un bassin de bois. Le lendemain 20 Juin aprés avoir herborisé, quoique avec peu de profit à cause du froid qui ne permettoit pas à la terre de pousser, nous prîmes le parti de nous rapprocher d’Erzeron par une route differente de celle que nous avions tenuë. Nous allâmes donc voir un ancien Monastere d’Armeniens, lequel n’est qu’à une journée de cette ville, et qui porte le nom de Saint-Gregoire. Toute la campagne est découverte, et l’on ne voit pas la moindre brossaille dans tout le terrein que la veüe peut découvrir. Ce Monastere est assez riche, mais j’aimerois autant habiter au pied du Mont Caucase, car il ne sçauroit être plus froid. Je crois qu’outre le sel fossile qui n’est pas rare dans ces quartiers, la terre est pleine de sel Ammoniac qui entretient les neiges, pendant dix mois de l’année, sur des collines à peu prés semblables au Mont Ualerien. Plusieurs experiences font voir que le sel Ammoniac rend tres-froides les liqueurs où il est dissous, et cela par sa partie saline fixe, plutôt que par sa partie volatile, comme il paroît par la solution de la tête morte d’où l’on a tiré l’esprit et le sel volatile aromatique huileux ; car on sent un froid tres-considérable, au milieu de l’été, en appliquant les mains autour de la cornuë de verre dans laquelle on a fait la solution de cette tête morte.

Nous allâmes coucher ce même jour à un autre Monastere d’Armeniens, appellé le Monastere Rouge parce que le dôme, qui est fait en lanterne sourde, est barboüillé de rouge ; je ne sçaurois trouver de comparaison plus juste, car le comble de ce dôme aboutit en pointe, ou en cone gauderonné comme un parapluye à moitié ouvert. Ce vent n’est qu’à trois heures de chemin d’Erzeron, et l’Evêque, qui passe pour le plus sçavant homme qui soit parmi les Armeniens, y fait sa résidence ; ce n’est pas beaucoup dire, car on ne se pique guere de science en Armenie ; mais comme on nous assûra qu’il étoit fort bien venu parmi les Curdes qui étoient campez selon leur coûtume aux sources de l’Euphrate, nous n’oubliâmes rien pour l’engager à venir s’y promener avec nous. On ne sçauroit faire ce voyage avec trop de précautions, car les Curdes sont des animaux peu raisonnables ; ils ne reconnoissent pas même les Turcs, et ils les dépoüillent tout comme les autres lorsqu’ils en trouvent l’occasion. Enfin ces brigands n’obeïssent ni à Beglierbey ni à Pacha, et il faut avoir recours à leurs amis lorsqu’on veut avoir l’honneur de les voir, ou pour mieux dire le pays où ils se trouvent. Quand ils ont consommé les pâturages d’un quartier, ils vont camper dans un autre. Aulieu de s’appliquer à la science des Astres comme les Caldéens, de qui on les fait descendre, ils ne cherchent qu’à piller, et suivent les Caravanes à la piste, pendant que leurs femmes s’occupent à faire du beurre, du fromage, à élever leurs enfans, et à prendre soin de leurs troupeaux.

Nous partîmes le 22 Juin à trois heures du matin du Monastere Rouge. La Caravane ne fut pas nombreuse, il falloit se livrer à l’Evêque, ou renoncer à voir les sources de l’Euphrate ; mais dans le fond, que risquions-nous ? les Curdes ne mangent pas les hommes, ils ne font que les dépoüiller, et nous y avions sagement pourveû en prenant nos plus méchants habits : nous n’avions donc à craindre que le froid et la faim. Par rapport à l’Evêque, c’étoit un homme de bien qui n’auroit pas voulu nous exposer à montrer nos nuditez. Nous le priâmes de serrer dans sa cassette quelques sequins que nous avions pris pour nôtre dépense. Nanti de nôtre bourse, il fit faire les provisions dont nous avions besoin, et paroissoit agir de bonne foy, bien informé d’ailleurs que nous étions sous la protection du Beglierbey, et que nous étions connus dans la ville pour ses Medecins. Nous avions donné des remedes gratuitement à tous les cliens du Monastere qui s’étoient adressez à nous. Aprés ces précautions nous nous abandonnâmes avec confiance à sa conduite. Il se mit à la teste de la compagnie, parfaitement bien monté de même que trois de ses domestiques, et il nous fit donner de fort bons chevaux à nous et à nôtre suite. A demi heure de là nous prîmes un venerable vieillard de ses amis dans un assez joli village situé sur cette branche de l’Euphrate, laquelle passe à Elija. On nous régala de quelques Truites que l’on pescha sur le champ, et rien n’est comparable à la bonté de ces poissons lorsqu’on les mange sortant du ruisseau, cuites dans de l’eau où l’on a jetté une poignée de sel. Ce vieillard nous fit beaucoup d’honnêtetez, et aprés nous avoir fait promettre de guerir à nôtre retour un de ses amis, (car c’étoit là le compliment ordinaire) il nous fit assûrer qu’il parloit bien la langue des Curdes ; qu’il trouveroit de ses amis dans les montagnes où nous allions, et que nous n’avions rien à craindre estant accompagnez de l’Evêque et de lui. Nous entrâmes dans de belles vallées, où l’Euphrate serpente parmi des Plantes merveilleuses, et nous fûmes charmez d’y trouver cette belle espece de Pimprenelle à fleur rouge, qui fait un des principaux ornemens des jardins de Paris, et que l’on a apportée depuis long-temps de Canada en France. Ce qui nous fit plus de plaisir, c’est que les plantes y étoient avancées, et nous nous flations de les trouver en bon état dans les montagnes ; mais à mesure que nous montions, nous ne découvrions que pelouse et neige. Les forests en sont bannies pour le reste des siecles, cependant le paysage est agréable, et les ruisseaux qui tombent de tous côtez font un spectacle divertissant. On voit je ne sçai combien de fontaines sur le haut de ces montagnes ; les unes coulent tout simplement, les autres boüillonnent dans de petits bassins bordez de gazon. Nous choisîmes un des plus jolis gazons pour étendre nôtre nappe, et pour nous délasser avec du vin du Monastere qui valoit mieux que tout le vin d’Erzeron. Là revenus de la peur que ce nom de Curdes n’avoit pas laissé d’exciter en nous, nous puisions à pleines tasses dans les sources de l’Euphrate, dont nôtre nectar temperoit la fraîcheur excessive.

Il n’y avoit qu’une chose qui troubloit nos innocens plaisirs, c’est que de temps en temps nous voyions venir à nous certains députez des Curdes, qui s’avançoient à cheval la lance en arrest pour s’informer quelles gens nous êtions. Je ne sçai même si la peur ou le vin n’en faisoit pas paroitre deux pour un, car à mesure que la peur s’emparoit de nôtre ame, il falloit bien avoir recours au cordial. S’il est permis de boire un peu plus qu’à l’ordinaire c’est en pareille rencontre, car sans cette précaution l’eau de l’Euphrate auroit achevé de glacer nos sens. Enfin comme il nous sembla que la députation augmentoit à veuë d’œil, l’Evêque et le vieillard s’avancérent à quelques pas, nous faisans signe de la main de rester où nous êtions. Nous fûmes ravis d’être dispensez d’aller faire la reverence à ces députez. Aprés les premiers compliments, qui ne furent pas bien longs, ils s’avancérent tous ensemble vers nous, et commencérent à raisonner fort gravement sur je ne sçai quelle matiere. Comme les gens qui craignent s’imaginent toujours qu’on parle d’eux, et que d’ailleurs les Curdes nous honoroient de temps en temps de leurs regards, nous affections aussi beaucoup de gravité ; et ne doutant pas que l’Evêque ne leur dît que nous cherchions des Plantes, nous amassions celles qui étoient sous nos yeux et faisions semblant de discourir à leur sujet. Dans le fond nous parlions de la triste situation où nous nous trouvions, et nous nous expliquions en mauvais latin, de peur que nos Interpretes qui étoient faits à nôtre jargon n’y comprissent quelque chose.

La conference de l’Evêque et des Curdes ne laissoit pas de nous inquietter par sa longueur. Il y avoit bien loin de là au Monastere pour se retirer en chemise ; et que sçait-on si ces gens qui sont accoûtumez à faire des Eunuques, n’auroient point eû envie de nous metamorphoser ainsi, dans l’esperance de nous vendre mieux ? Nous fûmes un peu rassurez quand nôtre Drogman Armenien vint nous dire que les Curdes avoient donné un fromage à l’Evêque. En même temps le vieillard s’avança pour prendre un flacon d’eau de vie qu’il leur presenta. Nous fîmes demander à ce bon homme de quoi il s’agissoit, il répondit en souriant que les Curdes étoient de méchantes gens, mais que nous n’avions rien à craindre ; que l’ancienne amitié qui étoit entre eux et la venération qu’ils avoient pour l’Evêque, nous mettroient à couvert de tout. En effet aprés qu’ils eurent bû l’eau de vie, ils se retirérent et l’Evêque revint à nous avec un visage fort gay. Nous ne manquâmes pas de le faire remercier de tous les soins qu’il s’étoit donné pour nous garentir des insultes de ces loups ravissans, et nous continuâmes à faire nos observations sur les Plantes. Il y en a de fort belles autour de ces sources. Leur concours fait la branche de l’Euphrate, que nous avions presque toujours suivie depuis le Monastere, et qui va passer à Elija. On y prend des Truites avec la main, dont nous fîmes grande chere tout le jour, mais nous les trouvâmes si molles le lendemain, que nous n’en voulumes pas gouter. Jusques-là nous fûmes bien contens de nôtre journée. Nous fîmes demander à l’Evêque s’il ne seroit pas possible d’aller voir l’autre branche de l’Euphrate laquelle va se joindre à la premiere, à Mommacotum. Il nous dit en riant qu’il ne connoissoit pas les Curdes de ce quartier-là, et que nous n’y verrions que des sources semblables à celles que nous venions de quitter. Nous le remerciâmes tres-humblement, mais il auroit pû se dispenser de nous jetter dans de nouveaux embarras.

Ce bon homme, par honnêteté comme nous le jugeâmes par la suite, s’avisa d’aller faire ses adieux aux Curdes, et de leur distribuer les restes de nôtre eau de vie : nous aurions fort approuvé son procedé si nous n’avions pas êté de la partie et qu’il n’eût pas fallu s’approcher de leurs pavillons. Ce sont de grandes tentes d’une espece de drap brun foncé, fort épais et fort grossier qui sert de couvert à ces sortes de maisons portatives, dont l’enceinte, qui fait le corps du logis, est un quarré long fermé par des treillis de cannes de la hauteur d’un homme, tapissez en dedans de bonnes nattes. Lorsqu’il faut démesnager ils plient leur maison comme un paravent, et la chargent avec leurs ustencilles et leurs enfants sur des bœufs et sur des vaches. Ces enfants sont presque nuds dans le froid, ils ne boivent que de l’eau de glace, ou du lait boüilli à la fumée des bouzes de vache que l’on amasse avec beaucoup de soin, car autrement leur cuisine seroit tres froide. Voila comment les Curdes vivent en chassant leurs troupeaux de montagne en montagne. Ils s’arrêtent aux bons pâturages, mais il faut en décamper au commencement d’Octobre et passer dans le Curdistan, ou dans la Mesopotamie. Les hommes sont bien montez et prennent grand soin de leurs chevaux ; ils n’ont que des lances pour armes. Les femmes vont, partie sur des chevaux, partie sur des bœufs. Nous vîmes sortir une troupe de ces Proserpines qui venoient pour voir l’Evêque, et sur tout nous qui passions pour des Ours que l’on menoit promener. Quelques-unes avoient une bague qui leur perçoit une des narines ; on nous assûra que c’êtoient des Fiancées. Elles paroissent fortes et vigoureuses, mais elles sont fort laides, et ont dans la phisionomie un certain air de ferocité. Elles ont les yeux peu ouverts, la bouche extrémement fenduë, les cheveux noirs comme jay, et le teint farineux et couperosé.

Nous voici pourtant, sans y penser, en pays d’érudition. Qui le croiroit, Msgr, parmi des Proserpines et des Curdes ? La montagne où sont les sources de l’Euphrate doit être une des divisions septentrionales du Mont Taurus suivant Strabon ; et ce Mont Taurus avec ses branches et ses Chesnes occupe presque toute l’Asie mineure. Denys le Geographe nomme le Mont Armenien, celui d’où sort l’Euphrate. Les anciens l’ont appellé Paryardes. Strabon s’explique plus clairement dans un autre endroit, où il dit positivement que l’Euphrate et l’Araxes sortent tous deux du Mont Abos, qui est une portion du Mont Taurus. Pline assûre que l’Euphrate vient d’une Province appellée la Caranitide dans la grande Armenie que Domitius Corbulo, qui avoit eté sur les lieux, appelle le Mont Aba et que Nutianus, qui avoit aussi veû ce pays-là, nomme Capotes. Eustathe, sur Denys Periegete, la nomme Achos.

Mitridate passa par les sources de l’Euphrate en s’enfuyant dans la Colchide, aprés avoir eté battu par Pompée. Il y a beaucoup d’apparence que l’action se passa dans la plaine d’Erzeron ; car les deux branches de l’Euphrate dont on a parlé, peuvent être appellées ses sources par les Historiens. Procope n’a pas connû ces sources, il les fait sortir de la même montagne que celles du Tigre. Il y a, dit-il, une montagne en Armenie à cinq milles et demi de Theodosiopolis, d’où sortent deux grands fleuves ; celui qui passe à droite s’appelle l’Euphrate, et l’autre le Tigre. Strabon a eû raison de dire que les sources de ces rivieres étoient éloignées de deux cens cinquante milles, ou de deux mille cinq cens stades. Pompée, comme dit Florus, fut le premier qui fit dresser un pont de batteaux sur l’Euphrate, dans le temps qu’il poursuivoit Mitridate. Ce fut apparemment vers le coude que cette riviere fait aprés que ses deux branches se sont jointes à Mommacotum. Quelques années auparavant Lucullus avoit sacrifié un Taureau à cette fameuse Riviere pour en obtenir un passage favorable.

On croit ordinairement qu’Erzeron est l’ancienne ville de Theodosiopolis, neantmoins la chose ne paroit pas trop assûrée, si ce n’est que l’on suppose, comme cela se peut, que les habitans d’Artze se fussent retirez à Theodosiopolis aprés qu’on eut détruit leurs maisons. Cedren rapporte que sous l’Empereur Constantin Monomaque qui mourut vers le milieu du onziéme siecle, Artze étoit un grand Bourg plein de richesses, habité non seulement par les marchands du pays, mais aussi par plusieurs autres marchands ou facteurs Syriens, Armeniens, et autres de differentes nations, qui comptant beaucoup sur leurs grand nombre et sur leurs forces, ne voulurent pas se retirer avec leurs effets à Theodosiopolis pendant les guerres que l’Empereur eût avec les Mahometans. Theodosiopolis étoit une grande et puissante ville qui passoit pour imprenable dans ce temps-là, et qui étoit située tout proche d’Artze. Les Infideles ne manquérent pas d’assiéger ce Bourg ; les habitans se deffendirent vigoureusement pendant six jours, retranchez sur les toits de leurs maisons, d’où ils ne cessoient de jetter des pierres et des fleches. Abraham Général des assiégeans, voyant leur opiniâtre résistance et apprehendant que la Place ne fût secouruë, y fit mettre le feu de tous cotez, sacrifiant un si riche butin à sa réputation. Cedren assûre qu’il y périt cent quarante mille ames, ou par le fer ou par le feu. Les maris, dit-il, se précipitoient dans les flâmes avec leurs femmes et leurs enfans. Abraham y trouva beaucoup d’or et des ferrements que le feu n’avoit pû devorer. Il en fit sortir plusieurs chevaux et autres bêtes de somme. Zonare raconte à peu prés la même chose de la destruction d’Artze, mais il ne parle pas de Theodosiopolis. Cet auteur assûre seulement qu’Artze êtoit sans murailles, et que ses habitans en avoient fortifié les avenuës avec du bois ; je crois qu’ils consumérent tout celui qui étoit aux environs, car depuis ce temps-là l’espece s’en est perduë. Comme la Place fut réduite en cendres, et que ce passage est absolument nécessaire pour le commerce, il y a beaucoup d’apparence que les restes de ces pauvres habitans, et les marchands étrangers qui s’y vinrent êtablir dans la suite, pour ne pas tomber dans un pareil malheur, se retirérent à Theodosiopolis qui en étoit tout prés, suivant Cedren.

Les Turcs à qui peut-être le nom de Theodosiopolis parut trop long et trop embarrassant, donnérent le nom d’Artzé-rum à cette Place, c’est à dire Artze des Grecs ou des Chrétiens, car Rum ou Rumili signifie en langue Turque la Romanie ou la terre des Grecs. Ils distinguent la Romelie ou Rumili en celle d’Europe et en celle d’Asie, ainsi d’Artzé-rum on a fait Arzerum, et Erzeron, comme prononcent la pluspart des Francs. Il ne faut pas confondre cette ville de Theodosiopolis avec une autre ville de même nom, qui étoit sur le fleuve Abhorras en Mesopotamie, et que l’Empereur Anastase avoit fait revêtir de fortes murailles, comme l’assûre Procope. Ce même auteur fait mention de la Theodosiopolis dont nous parlons. On croit que c’est Orthogul pere du fameux Othoman premier Empereur des Turcs, qui prit Erzeron, mais cela n’est pas certain, car l’Armenie avoit encore ses Roys sous Selim premier. La ressemblance des noms a persuadé à plusieurs qu’Erzeron étoit la ville d’Aziris, que Ptolomée place dans la petite Armenie.

Vous me permettrez, Msgr, de passer de l’erudition à l’Histoire naturelle. Nous observâmes aux environs de cette ville une tres-belle espece de Pavot que les Turcs et les Armeniens appellent Aphion, de même que l’Opium commun ; cependant ils ne tirent pas d’Opium de l’espece dont nous parlons, mais par ragoût ils en mangent les testes encore vertes, quoiqu’elles soient fort acres et d’un goût brulant.

La racine de cette plante est grosse comme le petit doit et longue d’un pied, blanche en dedans, brune en dehors, fibreuse, pleine d’un laict blanc-sale tres-amer et tres-acre. Ordinairement les tiges sont de la hauteur d’un pied et demi ou deux, épaisses de trois ou quatre lignes, droites, fermes, vert-pâle, herissées de poils blanchâtres, roides, longs de trois lignes, si ce n’est vers le haut où elles sont couvertes de poils ras. Les feüilles ont un pied de haut et sont découpées à peu prés comme celles du Coquelicoc en plusieurs parties jusques vers la côte. Ces pieces ont environ deux pouces et demi de long sur neuf ou dix lignes de large, vert-brun et comme luisantes sur certains pieds, recoupées sur les bords à grosses dents pointuës et terminées par un poil blanc, semblables à ceux qui couvrent les feüilles, et tous ces poils sont aussi roides et aussi longs que ceux des tiges. Chaque tige ne soutient le plus souvent qu’une fleur, dont le bouton qui a dix-huit ou vingt lignes de long, est couvert d’un calice à deux ou trois feüilles membraneuses, creuses, blanchâtres sur le bord, herissées de poils. Elles tombent quand la fleur s’épanoüit, et l’on s’apperçoit alors qu’elle est composée depuis quatre jusques à six feüilles, longues de deux pouces et demi sur trois pouces et demi de large, arrondies comme celles des autres Pavots et de la couleur du Coquelicoc, plus ou moins foncé, avec une grosse tache à l’onglet, laquelle est aussi plus ou moins obscure. Les feüilles intérieures sont un peu plus étroites que les extérieures, et tiennent fortement contre le pedicule ; souvent même elles ne tombent que deux jours aprés que la tige est coupée. Le milieu de la fleur est rempli par un pistile long d’un pouce, oblong, spherique sur quelques pieds, vert-pâle, lisse, arrondi vers le haut en maniére de calote purpurine découpée en pointe sur les bords, et relevée d’environ une douzaine de bandes violet foncé, poudreuses, lesquelles, partant du même centre, viennent se distribuer en rayon et se terminer à une des pointes qui sont sur les bords. Ce pistile est surmonté par une grosse touffe d’étamines à plusieurs rangs, grisdelin luisant, chargées chacune d’un sommet violet foncé, poudreux, long d’une ligne et demi sur demi ligne de large. La Plante rend un suc limpide, mais le pistile est rempli d’un laict blanc-sale tres amer et tres acre, de même que la racine. Ce pistile devient un fruit ou coque. Cette belle espece de Pavot se plaît fort au Jardin du Roy, et même en Hollande où nous l’avons communiquée à nos amis. Mr Commelin, tres-habile Professeur de Botanique à Amsterdam, en a donné la figure.

Nous retournâmes le 24 Juin à Erzeron, où nous apprîmes par Mr Prescot qui est Consul de la nation Angloise depuis 10, ou 12 ans, qu’il y avoit deux Caravanes prêtes à partir, l’une dans trois jours pour Tocat, et l’autre dans 10, ou 12 jours pour Teflis. Nous prîmes le parti d’aller à Teflis, non seulement pour voir la Georgie, qui est le plus beau pays du monde, mais aussi pour cueillir à nôtre retour les graines de tant de belles Plantes que nous avions observées autour d’Erzeron. On assûroit de plus qu’il y avoit beaucoup de voleurs sur le chemin de Tocat, qui se retireroient suivant leur coûtume ordinaire sur la fin de l’Eté, à cause qu’alors les campagnes brûlées par les grandes chaleurs ne fournissent plus de fourages. Il est certain que les mois de Juin, Juillet et Août sont les mois les plus favorables pour les voleurs ; ils trouvent partout à nourrir grassement leurs chevaux, et c’est de quoi ils se soucient le plus ; car ces gens-là ne marchent pas comme des gueux. Du côté de Tocat et dans la Georgie Turque on moissonne à la fin de Juillet, au lieu qu’aux environs d’Erzeron on ne coupe les bleds qu’en Septembre. De toutes les Caravanes celle de Teflis passe pour la moins dangereuse.

En attendant qu’elle fût assemblée nous ne perdîmes pas nôtre temps. Quand nous n’étions pas en campagne nous allions faire la conversation chez le Consul Anglois où il y a toujours bonne compagnie. Non seulement c’est le rendévous des plus gros marchands Armeniens, mais encore de tous les étrangers : Mr Prescot est un des plus honnêtes hommes du monde, bien faisant, et qui nous prévenoit sur tout ce qui nous pouvoit faire plaisir ; j’apprehende même que les gens du pays n’abusent de ses bontez, car ils l’obsedent continuellement. Quoiqu’il ne soit pas de la Communion Romaine, il rend toutes sortes de bons offices aux Missionnaires ; il les loge souvent chez lui et leur facilite l’entrée et la sortie du pays avec beaucoup de charité. Nous apprîmes qu’à trois ou quatre journées de la ville il y avoit de bonnes mines de cuivre, d’où l’on tiroit la plus grande partie de celui qui se travaille dans le fauxbourg des Grecs, et que l’on répand en Turquie et en Perse. On nous assûra aussi qu’il y avoit des mines d’argent autour d’Erzeron, aussi-bien que sur le chemin ordinaire de cette ville à Trebisonde. Nous ne pûmes pas voir ces dernieres mines, parce que le Beglierbey voulut prendre le plus beau chemin qui en est assez êloigné. Pour celles qui sont autour d’Erzeron, nous ne trouvâmes personne qui osât nous y conduire ; le Beglierbey même ne nous conseilla pas d’en approcher, à cause de la jalousie des gens du pays, qui s’imaginent que les étrangers n’y vont que pour enlever leurs tresors. On nous assûra qu’on y trouvoit du Lazuli parmi celles de cuivre, mais en petite quantité, et qu’il étoit trop mêlé de marbre. Celui que l’on trouve du côté de Toulon en Provence dans la montagne de Carqueirano a le même deffaut, mais certainement ce n’est pas la pierre d’Armenie, comme bien des gens le croyent. La pierre d’Armenie, comme il paroît par la description de Boot, est d’un bleu-celeste, unie mais friable. Celles d’auprés d’Erzeron et de Toulon sont tres-dures et plus dures même que le Lazuli, car ce n’est proprement qu’un marbre pétri naturellement avec du Lazuli. Peut-être que le Lazuli le plus fin n’est autre chose qu’une espece de vert-de-gris ou de roüille naturelle. Peut-être aussi que c’est de l’or déguisé par quelque liqueur corrosive, comme le vert-de-gris n’est qu’un cuivre déguisé par le vin et le marc de raisin ? Outre que le Lazuli se trouve dans les mines d’or, il semble qu’il y ait parmi cette pierre quelques filets d’or qui ne sont pas corrompus, s’il faut ainsi dire.

Nous demandâmes un jour à Mr Prescot, où étoit mort Mr Vernon sçavant Mathematicien Anglois qui avoit fait de belles observations astronomiques en Levant et dont Mrs Wheler et Spon parlent avec éloge ; le Consul nous assûra qu’il lui avoit prédit souvent qu’il seroit malheureux avec toute sa science, s’il ne se modéroit. Mr Vernon étoit d’une vivacité admirable mais il s’emportoit trop facilement. En effet Mr Prescot fut prophete, et nôtre Mathematicien mourut à Hispaham des blessures qu’il avoit reçeües à la teste dans une querelle qu’il eut avec un Persan en sortant de table. Mr Vernon accusa le Mahometan de lui avoir volé un fort bon couteau à l’angloise ; le Persan ne fit qu’en rire, soit qu’il eût pris le couteau ou non ; l’Anglois en fut encore plus offensé. On s’échauffa la-dessus, on en vint aux mains, et le Persan frappa si rudement Mr Vernon sur la teste, qu’on fut obligé de l’attacher sur son cheval pour le conduire à Hispaham où il mourut quelques jours aprés sans secours, car il n’y avoit pas encore des Anglois établis en cette ville. Ils y sont fort puissans aujourd’hui, et y vivent en grands Seigneurs. Leur magnificence va quelquefois jusqu’à la profusion, sur-tout quand la Cour vient les visiter.

Pendant qu’on travailloit à faire nos balots, nous herborisions souvent avec plaisir, sur-tout dans la vallée des Quarante Moulins qui est à une promenade de la ville, à l’entrée de deux montagnes fort escarpées, d’où coulent plusieurs belles sources qui forment un ruisseau considérable. Non seulement ce ruisseau fait moudre plusieurs moulins, mais il arrose encore une partie de la campagne jusqu’à la ville. Nous eûmes le plaisir de proceder dans un de ces moulins à la nomination d’un des plus beaux genres de Plantes qu’il y ait dans tout le Levant ; aussi lui donnâmes-nous le nom d’une personne fort estimable par sa science et par sa vertu. C’est Mr Morin de l’Académie Royale des Sciences, Docteur en Medecine de la Faculté de Paris, qui par un bonheur singulier a elevé cette Plante, de graine, dans son Jardin de l’Abbaye de S. Victor ; je dis par un bonheur singulier, car elle n’a pas levé au Jardin du Roy, ni dans quelques autres jardins où je l’avois fait semer. Il semble qu’elle soit glorieuse de porter le nom de Mr Morin, qui a toujours aimé et cultivé la Botanique avec passion.

La Morine a la racine plus grosse que le pouce, longue d’un pied, partagée en grosses fibres brunes, gersées, peu cheveluës. Sa tige qui a jusques à deux pieds et demi de haut, est ferme, droite, lisse, purpurine à sa naissance, épaisse de deux ou trois lignes, rougeâtre aussi, mais veluë vers le haut, accompagnée ordinairement à chaque nœud de trois feüilles assez semblables à celles de la Carline, vert-gai, luisantes, longues de 4 ou 5 pouces sur environ un pouce de large, découpées, ondées et garnies de piquants jaunâtres, fermes, durs, longs de 4 ou 5 lignes. Ces feüilles diminüent un peu vers le haut et sont un peu veluës en dessous. De leurs aisselles naissent des fleurs par étage et à double rang, longues d’un pouce et demi. Chaque fleur est un tuyau courbe fort menu vers le bas où il est blanc et légerement velu ; mais il s’évase en haut et se divise en deux levres. La supérieure est relevée et longue d’environ 5 pouces sur 4 lignes de large, arrondie et profondément échancrée. L’inferieure est un peu plus longue et découpée en trois parties arrondies aussi. L’ouverture du tuyau qui est entre ces deux levres est toute découverte. Deux etamines courbes qui débordent de prés de trois lignes, blanchâtres et chargées de sommets jaunâtres, sont collées contre la levre superieure. Le filet du pistile qui est tant soit peu plus long, finit par un bouton verdâtre. Le calice est un tuyau long de trois lignes, fendu profondément en deux languettes arrondies, légerement canelées. C’est du fond de ce dernier tuyau que sort la fleur. On en trouve souvent de deux sortes sur le même pied, les unes sont toutes blanches, les autres sont couleur de rose tirant sur le purpurin, avec les bords blanchâtres. Toutes ces fleurs ont l’odeur de celle du Chevrefeüille, et portent sur un embryon de graine. Les feüilles de cette Plante ont d’abord un goût d’herbe assez fade, mais on y trouve ensuite de l’acrimonie.

Nous allâmes chez le Beglierbey lui baiser la veste, et demander la continüation de sa protection. Il eut la bonté de nous faire remercier des soins que nous avions pris de sa santé, et de toute sa maison. Il nous prevint sur les Lettres de recommendation que nous souhaitions pour le Pacha de Cars, et nous fit encore expedier une Patente fort avantageuse où il se loüoit de nôtre capacité en fait de Medecine, et dans laquelle il rendoit de bons témoignages de nôtre conduite.

Nous partîmes d’Erzeron le 6 Juillet pour Teflis, et nous nous rendîmes à Elzelmic village au Nord-Est à trois heures de la ville. Nôtre Caravane composée de marchands, dont les uns alloient à Cars et à Teflis, les autres à Erivan, quelques-uns à Gangel, n’étoit qu’environ de deux cens hommes armez de lances et de sabres ; quelques-uns avoient des fusils et des pistolets. La campagne d’Erzeron jusques à moitié chemin d’Elzelmic est fort seche ; ses collines sont pelées. On entre ensuite dans une plaine fermée à droit et à gauche par des eminences où il y avoit encore assez de neiges. Il en tomba beaucoup aux environs d’Erzeron la nuit du second au troisiéme Juillet.

Le 7 Juillet nous partîmes à trois heures et demi aprés minuit, et nous campâmes sur les dix heures auprés d’un village appellé Badijoüan, aprés en avoir laissé un autre en arriere, dont j’ai oublié le nom. On ne voit aucun arbre dans tout ce quartier lequel d’ailleurs est plat, bien cultivé et arrosé avec autant de soin que la campagne d’Erzeron. Sans cette précaution la moitié des bleds seroient rotis : neanmoins cela paroit assez étrange, car de ces mêmes champs qu’on est obligé d’arroser, on découvre la neige sur les collines voisines. Au contraire dans les Isles de l’Archipel, où il fait des chaleurs à calciner la terre et où il ne pleut que pendant l’hiver, les bleds sont les plus beaux du monde. Cela montre bien que toutes les terres n’ont pas le même suc nourricier. Celles de l’Archipel sont comme les Chameaux, elles boivent pour long-temps. Peut-être que l’eau est plus necessaire à celles d’Armenie, pour dissoudre le sel fossile dont elles sont impregnées, lequel détruiroit la tissûre des racines si ses petits grumeaux n’étoient bien fondus par un liquide proportionné ; aussi y laboure-t-on profondément. Quoique ces terres ne soient pas fortes on attele trois ou quatre paires de bœufs ou de bufles à une charruë, et c’est sans doute afin de bien mêler la terre avec le sel fossile qui resteroit en trop grande quantité sur la surface et brûleroit les plantes. Au contraire dans la Camargue d’Arles, qui est cette Isle si fertile que le Rhône enferme au-dessous de la ville, on ne fait qu’efleurer la terre en labourant pour ne pas la mêler avec le sel marin qui est au-dessous. Avec cette précaution la Camargue où il n’y a qu’un demi pied de bonne terre, est le pays le plus fertile de la Provence, et les Espagnols le nommérent Comarca par excellence, dans le temps que les Comtes de Barcelone en êtoient les maîtres. Comarca signifie chez eux un champ qui produit abondamment. Ainsi le mot de Camargue ne vient pas du Camp de Marius, comme l’on prétend, car ce Général Romain n’y a jamais campé. Le grand fossé qu’il fit faire pour fortifier son camp et pour y faire voiturer les munitions qu’il tiroit de la Mediterranée, se trouvoit, suivant Plutarque, entre le Rhône et Marseille. On découvre encore les traces de cet ouvrage du côté de Fos village auprés du Martigues qui a retenu le nom de la Fosse de Marius, et non pas celui des Phociens peuples d’Asie au-dessus de Smyrne, qui s’établirent à Marseille pendant les guerres des Perses et des Grecs. Mille pardons, Msgr, de cette digression ; nous sommes si accoûtumez à nous écarter en herborisant, qu’il n’est pas surprenant que je m’égare quelquefois dans les lettres que vous m’avez permis de vous écrire.

Je reviens à notre Caravane. Elle partit le 8 Juillet sur les neuf heures du matin, et marcha jusques à une heure aprés midi à travers de grandes campagnes peu cultivées, mais excellentes à ce qu’on nous dit. Nous y observâmes de fort belles Plantes, comme nous avions fait le jour précedent ; mais voila tout, car on n’y voit ni ville ni villages, pas même la moindre brossaille. On dressa nos tentes auprés d’un ruisseau qui fait moudre un moulin, je ne sçai à quel usage ; car nous ne rencontrâmes pas une ame pendant toute la journée.

La route du 9 Juillet fut bien plus agréable. Quoiqu’on nous eût fait partir à trois heures du matin, nous nous retirâmes sur les dix heures aprés avoir passé par des montagnes peu élevées, sur lesquelles on voit des Pins de la même espece que ceux de nôtre montagne de Tarare. Ce changement de décoration ne laisse pas de réjoüir en voyageant : Il n’y a rien de plus ennuyeux que de marcher dans ces grandes plaines où l’on ne voit que la terre et le ciel, et sans les Plantes qu’on y trouve j’aimerois mieux être sur mer, je veux dire pendant le calme ; car j’avoüe tout naturellement que dans la bourrasque on donneroit tout ce qu’on a au monde pour se pouvoir transporter dans la plaine la plus ennuyeuse. On campa ce jour-là à Coroloucalesi village que l’on peut appeller en françois la Tour de Corolou. Notre moisson fut assez belle ; et comme l’érudition me manque ici, car je ne sçai ce que c’est que Corolou ni sa Tour, vous me permettrez de vous envoyer la description d’une Plante qui fait encore aujourd’hui les délices de Mr le Premier Medecin. Elle a fort bien levé, bien fleuri et bien grainé dans le Jardin du Roy. Il y a même apparence qu’elle y durera long-temps.

C’est une Ombellifer, pour parler Botanique, dont la racine pique en fond jusques à un pied et demi, grosse au collet comme le bras, partagée en quelques autres racines de la grosseur du pouce, peu cheveluës, couvertes d’une ecorce brune, pleine de lait acre et fort amer. Les feüilles d’enbas qui ont environ trois pieds de large sur autant de long, sont découpées si menu, qu’on ne sçauroit mieux les comparer qu’à celles d’une autre espece de ce genre que Morison a nommée Cachrys semine fungoso, levi, foliis Ferulaceis. Il semble même que la comparaison cloche un peu, car il n’y a point d’espece de Ferule qui ait les feüilles si menuës, et j’aurois mieux fait, sans suivre l’exemple de Morison, de comparer les feüilles de celle dont je parle, à celles du Fenoüil. Les tiges de nôtre Plante s’élevent à 4 pieds, grosses comme le pouce, fermes, dures, droites, solides, couvertes d’une fleur semblable à celle des Prunes fraîches, lisses, canelées, noüeuses, garnies aux nœuds de deux ou trois feüilles beaucoup plus petites que les autres ; et des aisselles de celles-ci naissent vers le haut trois ou quatre branches, lesquelles forment une plante assez arrondie. Les extrémitez de ces branches sont chargées d’ombelles ou bouquets de demi pied de diametre, composez de rayons inégaux qui soutiennent d’autres bouquets plus petits et comme spheriques, terminez par des fleurs jaunes à 5, 6 ou 7 feüilles longues d’une ligne et demi, avec la pointe tournée en dedans, ce qui les fait paroitre comme echancrées. Les etamines et les sommets sont de même couleur. Le calice qui d’abord n’a que deux lignes de long, grossit à veüe d’œil à mesure que les fleurs se passent, et devient ensuite un fruit long d’environ 10 lignes sur 6 lignes de large, composé de deux parties arrondies sur le dos, garnies dans leur longueur de petites ailes ou feüillets membraneux et blancs comme le fruit du Laterpitium. Il faut pourtant rapporter nostre Plante au genre de Cachrys, parce que les parties de son fruit sont spongieuses, épaisses de trois lignes et remplies d’une graine plus grosse qu’un grain d’orge. Les feüilles de cette Plante sont un peu aromatiques, mais tres acres et tres ameres.

Le 10 Juillet nous partîmes à 3 heures aprés minuit, et marchâmes jusqu’aprés midi par des montagnes agréables et bien fournies de Pins. A la verité nous n’étions pas trop attentifs à les considérer, car nous découvrions de temps en temps quelques pelotons de voleurs armez de lances et de sabres. Ils n’oserent pourtant nous attaquer, parce qu’ils nous crurent les plus forts ; cependant ils se trompoient tres fort, et ils auroient eû bon marché de nous s’ils s’étoient approchez. Nous avions assez de Turcs dans nôtre Caravane, mais les Armeniens, à ce que nous apprîmes par nos Drogmans, commençoient à parler entre eux d’accommodement, et si les voleurs ne s’étoient pas écartez, on n’auroit pas manqué de leur envoyer un Deputé pour traiter de la rançon. Nous n’en fûmes pas quittes pour cette allarme. Nos marchands crurent que ces voleurs étant à nos trousses, nous leur avions dérobé une marche : si la chose étoit ainsi elle s’étoit passée fort innocemment de nôtre part, car aucun de nous n’avoit pensé à les tromper ; heureusement nous n’entendîmes plus parler d’eux. Nous descendîmes le lendemain, des montagnes sur les dix heures pour entrer dans une assez belle plaine où nous campâmes à Chatac méchant village sur un ruisseau qui tombe de quelques collines où l’herbe ne faisoit que de naître. A peine trouvoit-on à faire paître les chevaux dans les meilleurs fonds. Les chemins y sont bordez de cette belle espece d’Echium à fleur rouge, que Clusius, le plus grand observateur de Plantes de son temps, avoit découverte en Hongrie. Les tiges naissent trois ou quatre ensemble, hautes d’un pied et demi ou deux, épaisses de trois lignes, vert-pâle, piquées de rouge brun, cassantes, herissées de poils blancs, garnies de feüilles longues de demi pied, et larges seulement de demi pouce, de la même couleur et tissûre que celles de l’Echium commun, mais beaucoup plus herissées des deux côtez. Elles diminüent jusques en haut ; et de leurs aisselles, presque depuis la moitié de la tige jusques à l’extrémité, naissent des brins longs d’un pouce et demi courbez en queüe de Scorpion, sur lesquelles s’appuyent deux rangs de fleurs hautes de 8 ou 9 lignes, rétrecies en maniére de tuyau recourbé, évasé et découpé en cinq parties arrondies, dont les inferieurs sont plus courtes que la superieure. Ces fleurs sont rouges couleur de Garence et sans feu. Les etamines, qui débordent de trois côtez, sont un peu plus eclatantes, mais leurs sommets sont foncez. Le calice est d’environ demi pouce, découpé en cinq parties fort étroites et fort veluës. Le pistile est à 4 embryons, lesquels dans la suite deviennent autant de graines longues d’une ligne et demi, brunes, de la figure de la teste d’une vipere.

Le 12 Juillet on partit sur les quatre heures du matin, et nous marchâmes jusques à midi dans une des plus belles plaines qu’on puisse voir. La terre, quoique noire et grasse, n’y produit pas beaucoup parce qu’il y gele la nuit, et nous trouvions souvent de la glace autour des fontaines avant le lever du soleil. Quelque chaud qu’il y fasse le jour, le froid de la nuit retarde furieusement les plantes : les bleds n’avoient pas plus d’un pied de haut, et les autres Plantes n’êtoient pas plus avancées qu’elles le sont à la fin d’Avril aux environs de Paris. La maniére de labourer ces terres est encore plus surprenante, car on attache jusques à dix ou douze paires de Bœufs à une charruë. Chaque paire de Bœufs a son postillon, et le laboureur pousse encore le soc avec le pied ; tous leurs efforts aboutissent à faire des sillons plus profonds qu’à l’ordinaire. L’expérience sans doute leur a appris qu’il falloit creuser bien avant, soit pour mêler la terre superficielle qui est trop seche, avec celle de dessous qui l’est moins, soit pour garentir les graines des grandes gelées, car sans cela ils ne prendroient pas tant de peine et ne feroient pas tant de dépense inutilement. Nous en demandâmes plusieurs fois la raison à nos conducteurs, qui se contentérent de nous dire que c’étoit la mode du pays. On ne voit aucun arbre parmi ces champs, mais seulement quelques Pins que l’on traisne sur les grands chemins pour les conduire dans les villes et les villages, en y attelant autant de Bœufs qu’il en faut pour les transporter. Cela ne nous surprenoit pas. On ne rencontre autre chose en Armenie que des Bœufs ou des Bufles attelez ou chargez à dos comme des mulets. Les Pins cependant, de l’aveu des gens du pays, commencent à devenir fort clair semez, et l’on en découvre peu qui levent de graine. Je ne sçai comment ils feront quand on aura coupé tous les grands arbres, car ils ne sçauroient bâtir sans ce secours ; je ne dis pas les meilleures maisons où l’on n’employe les poutres que pour soutenir les couverts ; je parle des chaumieres qui sont les maisons les plus communes, dont les quatre murailles sont fabriquées avec des Pins rangez par la pointe, à angles droits, les uns sur les autres jusques au couvert, et arrêtez dans les coins avec des chevilles de bois. Nous ne trouvâmes aucune Plante nouvelle ce jour-là, et nous fûmes un peu allarmez de voir parmi quelques Plantes rares que nous avions observées plus d’une fois, des Mauves ordinaires, du Plantain, de la Parietaire, et surtout du Boüillon-blanc, du Velar et de cette Plante que l’on vend à Paris pour le cours de ventre, sous le nom de Thalitron. Nous croyions être revenus en Europe, cependant nous arrivâmes insensiblement à Cars aprés une marche de sept heures.

Cars est la derniere place de la Turquie sur la frontiere de Perse, que les Turcs ne connoissent que sous le nom d’Agem. Je me trouvai embarrassé un jour chez le Beglierbey, qui me fit demander ce que l’on disoit en France de l’Empereur d’Agem ? Heureusement il me souvent d’avoir lû dans Cornuti que le Lilac de Perse s’appelloit Agem Lilac, et cela me fit comprendre qu’Agem devoit signifier la Perse. Pour revenir à Cars, la ville est bâtie sur une côte exposée au Sud-Sud-Est. L’enceinte en est presque quarrée et un peu plus grande que la moitié de celle d’Erzeron. Le Château de Cars est fort escarpé sur un rocher tout au haut de la ville. Il paroît assez bien entretenu, mais il n’est deffendu que par des vieilles tours. Le reste de la place est comme une espece de theatre, au derriere duquel il y a une vallée profonde, et escarpée de tous côtez et par où passe la riviere. Cette riviere ne va pas à Erzeron, comme l’a crû Sanson, au contraire elle vient de cette grande Plaine par où l’on arrive d’Erzeron à Cars, et tombe de ces montagnes où nous rencontrâmes des voleurs pour la première fois. Aprés avoir serpenté dans cette Plaine elle vient se rendre à Cars, où elle forme une Isle en passant sous un pont de pierre, et suit la vallée qui est derriere le Château. Non seulement elle y fait moudre plusieurs moulins, mais elle en arrose les jardins et les champs. Enfin elle se joint à la riviere d’Arpagi, laquelle ne coule pas loin de là ; et ces deux rivieres jointes ensemble sous le nom d’Arpagi, servent de frontiere aux deux Empires avant de tomber dans l’Araxe, que les Turcs et les Persans appellent Aras. Ce qui peut avoir trompé Sanson, c’est que l’Araxe, comme l’on verra dans la suite, a sa source dans la même montagne que l’Euphrate. Cet auteur a situé Cars au confluant des deux branches imaginaires de l’Euphrate, lesquelles, selon lui, forment une riviere considérable qui passe à Erzeron. Il faut attribuer ces fautes aux mauvais memoires qu’on lui a fournis, car Sanson étoit un excellent homme, qui le premier a fait les meilleures Cartes qui ayent paru en France.

Non seulement Cars est une ville dangereuse pour les voleurs, mais les Officiers Turcs y font ordinairement de grandes avanies aux étrangers, et en tirent tout ce qu’ils peuvent. Nous demandâmes à salüer le Pacha, à l’occasion des extorsions dont on nous menaçoit. Son Chiaïa chez qui l’on nous conduisit d’abord malgré nous, nous fit dire fort civilement que toutes nos Patentes ne servoient de rien, et qu’assurément il ne nous seroit pas permis de passer dans le pays d’Agem. Cependant nous lui avions fait voir un Commandement de la Porte et un Passeport du Beglierbey d’Erzeron, sous le département duquel est le Pacha de Cars. Voisi l’analyse que le Chiaïa fit de nos Pieces. Pour le Commandement de la Porte, dit-il, c’est la Patente la plus venérable qui soit au monde, et il ne cessoit de la porter à son front, mais la ville de Cars n’y est pas mentionnée. Je répondis qu’il n’étoit pas possible de mettre sur une feüille de papier les noms des principales villes de leur Empire. Le Passeport du Beglierbey d’Erzeron porte, dit-il, que vous viendrez ici, mais il ne marque pas que vous passerez plus avant. Comme j’en avois fait faire une traduction à Erzeron, je suppliay le Chiaïa de le relire, protestant que le Beglierbey nous avoit fait assûrer, que sur son Passeport on ne feroit aucune difficulté de nous laisser passer de Cars dans le Gurgistan qui appartient à l’Empereur d’Agem, et que c’étoit-là nôtre veritable dessein. Aprés quelques contestations sur ce Passeport, nous lui fîmes dire que nous serions bien aises de baiser la veste du Pacha, et de lui presenter la lettre du Beglierbey. Il répondit qu’il se chargeoit de cette lettre, mais qu’assurément le Pacha ne nous laisseroit pas sortir des terres du Grand Seigneur ; qu’il alloit s’en éclaircir sur l’heure. En effet il nous quitta brusquement pour passer, à ce qu’on nous dit, dans l’appartement du Pacha.

Aprés avoir attendu fort long-temps, on nous avertit que nous courions risque de coucher dans la ruë si nous ne gagnions vîte le fauxbourg où êtoit nôtre Caravanserai. Quoique les Turcs et les Persans vivent dans une paix aussi tranquille qu’on la puisse souhaitter, ils ne laissent pas de fermer les portes de leur ville lorsque le soleil se couche. Avant que de sortir de chez le Chiaïa, je fis prier, par nôtre Interprete, un de ses valets de lui dire, que nous êtions obligez de nous retirer à cause de la nuit, mais que nous serions ravis d’apprendre nôtre destinée avant que de sortir. Il nous fit sçavoir que le Pacha son Maître, aprés avoir lû et examiné la lettre du Beglierbey, ne pouvoit se dispenser de nous laisser passer ; mais qu’on feroit assembler le lendemain le Moufti, le Janissaire Aga, le Cadi, et les plus apparens de la ville pour en faire la lecture ; que sans cette précaution le Pacha pourroit bien perdre sa teste, si on venoit à sçavoir à Constantinople qu’il n’eût pas fait arrêter trois Francs, qui peut-être étoient des espions du grand Duc de Moscovie. Toutes ces cerémonies nous chagrinoient fort : nous apprehendions qu’elles ne trainassent en longueur, et que de difficulté en difficulté on ne laissât partir nôtre Caravane sans nous ; ainsi nous soupâmes assez tristement. Deux Emissaires du Chiaïa eurent la bonté le lendemain au matin de nous eveiller à la pointe du jour, et de nous dire sans façon que l’on venoit de découvrir que nous étions des espions ; que le Pacha n’en étoit pas encore informé et qu’ainsi la chose n’étoit pas sans remede, mais que nous pouvions compter que les avis venoient de bonne part. Comme nous ne paroissions gueres allarmez de leurs discours, ils nous asseûrérent que les espions en Turquie étoient condamnez au feu, et que les plus honnêtes gens de la Caravane étoient prêts à déclarer que sous prétexte de chercher des Plantes, nous observions la situation et les murailles des villes, que nous en prenions le Plan, que nous nous informions avec soin des troupes qui s’y trouvoient, que nous voulions sçavoir d’où venoient les moindres rivieres, que tout cela meritoit punition. Ainsi parloit celui qui paroissoit être le plus méchant des deux ; l’autre qui sembloit plus doux, disoit qu’il n’y avoit pas d’apparence que nous fussions venus de si loin pour n’amasser que du foin. Nous nous retranchions toujours sur les bons témoignages que le Beglierbey d’Erzeron portoit de nous dans sa lettre. Ils répondoient qu’on n’en pouvoit pas faire la lecture, que le Cadi ne fût venu de la campagne où il devoit rester encore un jour ou deux. Nous nous séparâmes assez froidement la-dessus.

Heureusement en nous promenant par la ville, nous rencontrâmes un Aga du Beglierbey d’Erzeron, qui ne faisoit que d’arriver et qui nous reconnut d’abord, parce qu’il nous avoit veû traiter des malades dans le Palais. Aprés les premieres civilitez, nous lui contâmes l’embarras où nous étions. Surpris de notre avanture, il alla chez le Chiaïa du Pacha, et lui témoigna en notre presence qu’on n’avoit pas raison de nous refuser le passage ; que le Beglierbey Coprogli, à qui nous avions eté recommandez à Constantinople par l’Ambassadeur de l’Empereur de France, nous honnoroit de sa protection ; que nous avions eû l’honneur de l’accompagner de Constantinople à Erzeron, qu’il s’étoit bien trouvé de nos conseils et de nos remedes ; qu’enfin on ne devoit pas recevoir de cette maniére des gens qui étoient si bien recommandez de sa part. Il nous fit signe de nous retirer, et nous fit assûrer par son valet que nous serions satisfaits dans peu de temps. Nous entrâmes dans un caffé pour attendre la décision de cette grande affaire. Un moment aprés, les mêmes Chiodars du Chiaïa, qui nous avoient traitez d’espions du Grand Duc de Moscovie et qui étoient, à ce que je crois, nos espions, car ils nous gardoient à veüe, vinrent nous annoncer avec une joye feinte et dans le dessein de tirer quelqu’argent de nous, que tous les passages de l’Empire étoient ouverts pour nous ; mais qu’assurément on nous auroit arrêtez sans la lettre du Beglierbey d’Erzeron, ou qu’aumoins on nous auroit fait payer une grosse avanie, comme il arrive à tous ceux qui passent de Turquie en Perse. Dans ce temps-là notre Aga liberateur sortit, et nous vint prendre pour nous présenter au Chiaïa, qui nous fit donner à fumer et à boire du caffé. Il nous assûra que nous pouvions partir quand il nous plairoit ; qu’en considération du Beglierbey d’Erzeron, il nous faisoit grace de deux écus que lui devoient toutes les bêtes de somme qui passent par là : et comme on lui fit faire réflexion que nous n’êtions pas marchands, mais Medecins, il mit sur son marché que nous gueririons, avant partir, un Aga de ses amis qui avoit une fistule au fondement. Comme il parloit si gravement et que nous ne voulions plus tomber dans ses filets, aprés l’avoir fait remercier de ses honnêtetez, je lui fis dire que nous prendrions soin de son ami, et que nous lui donnerions tous les secours possibles pendant que nous serions à Cars ; mais qu’une fistule au fondement ne pouvoit être guerie que par l’operation, et que malheureusement nous n’avions pas les instruments nécessaires pour la faire.

Nous nous retirâmes à nôtre Camp beaucoup plus satisfaits que le jour precédent. Pendant que nous êtions à table, un des valets de l’Aga d’Erzeron vint nous répresenter que son maître nous avoit rendu un service fort considérable ; qu’il n’éxigeoit aucune reconnoissance de nous, mais que nous sçavions trop bien le monde pour ne pas lui faire quelque present. Nous en fûmes quittes pour trente sols pour le valet, et pour deux oques de caffé que nous envoyâmes à son maître, trop heureux d’en sortir à si bon marché. De peur qu’on ne vint encore nous faire quelque nouveau compliment, nous prîmes le parti de nous tenir à la campagne à chercher des Plantes jusques au départ de la Caravane ; ainsi les Turcs pillent toujours et principalement sur leurs frontieres ; mais il faut dire à leur loüange qu’ordinairement ils se contentent de ce qu’on leur donne.

On peut douter avec raison, si Cars n’est pas l’ancienne ville que Ptolomée marque parmi celles qui sont dans les montagnes de la petite Armenie. La ressemblance des noms est assez favorable, et il ne faut pas s’embarrasser si cet auteur la place dans la petite Armenie. Outre que ce pourroit être une faute d’inadvertance, les divisions de l’Armenie ont changé si souvent, qu’il y a beaucoup de confusion parmi les auteurs qui parlent de ce pays. On pourroit aussi soupçonner que Cars soit la Place que Ptolomée appelle Chorsa et qu’il place dans la grande Armenie, si ce Geographe ne la marquoit le long de l’Euphrate. Tout cela pourroit avoir trompé Sanson ; mais il est certain que Cars est bien loin de cette riviere, et je pardonnerois plutost à ceux qui ont proposé comme un doute, si Cars ne seroit pas la ville de Nicopolis que Pompée fit bâtir dans le lieu où il avoit battu Mithridate, puisque cette ville se trouvoit entre l’Euphrate et l’Araxe. Cedren et Curopalate nomment Cars, Carse, Leunclaw Carseum. Ce dernier assûre qu’en 1579. Mustapha Pacha commandant l’armée du Sultan Mourat contre les Perses et les Georgiens, fortifia Cars et la pourveut des munitions nécessaires. On en pourroit faire une des plus fortes Places du Levant.

Le 12 et le 13 Juillet la Caravane y séjourna pour payer les droits de la Doüanne. Nous en partîmes le lendemain à une heure aprés minuit, parce que nos plus gros Marchands qui n’avoient déclaré qu’une partie de l’argent qu’ils faisoient voiturer en Perse, voulurent éviter, par leur diligence, les nouvelles recherches que les Officiers en auroient pû faire. Ils monterent donc à cheval dés qu’ils furent expediez, et nous traversâmes une grande plaine pendant toute la nuit, quelque obscure qu’elle fut. On campa sur les neuf heures du matin auprés de Barguet gros village, dont le Château à moitié démoli paroit avoir eté bien bâti dans son temps. On ne découvrit presque que des Plantes ordinaires, et surtout beaucoup de Gallium jaune, et du Gramen sparteum, pennatum CB. On descendit sur le midi dans une assez belle vallée à demi lieuë de Barguet. Parmi quelques Plantes rares nous y observâmes une espece de Betoine assez singuliere, dont la graine a levé et multiplié dans le Jardin du Roy. Elle se distingue principalement par la longueur de ses feüilles longues de demi pied sur un pouce de largeur, que la culture n’a point changées. Il y a long temps que cette Plante est connuë en France, puisque Mr le Premier Medecin en a trouvé la figure parmi les Planches que Mr de la Brosse son grand oncle et Intendant du Jardin du Roy, avoit fait graver. C’est dommage que ces Planches n’ayent pas paru dans leur temps ; elles sont aussi grandes que celles du Jardin d’Aisted et beaucoup mieux gravées. Mr le Premier Medecin qui les a recouvrées depuis peu, nous fait esperer de les donner au public.

Je ne sçai par quelle destinée la pluspart des grands ouvrages de Botanique qui ont esté faits en France dans le siecle passé et qui auroient fait beaucoup d’honneur au Royaume, n’ont point encore paru. Mr Richer de Belleval Chancelier de l’Université de Montpellier avoit décrit et fait graver une infinité de Plantes rares qui naissent dans les Alpes et dans les Pyrenées, et que l’on donne tous les jours comme des Plantes inconnuës. Il paroît par les Planches qui sont entre les mains de ses heritiers, que les Bauhins n’avoient rien découvert de si beau dans ce temps-là. L’ouvrage du P. Barrillier est enseveli dans le fond de la Bibliotheque des Dominicains de la ruë S. Honoré. Cet homme infatigable aprés avoir parcouru toute l’Espagne et toute l’Italie, et dêpensé beaucoup à faire graver ce qu’il avoit découvert de plus rare, mourut à Paris sans avoir rien mis au jour. Il n’y a pas d’apparence que ce beau Recueil soit jamais publié. Il en sera de même, Msgr, de celui du P. Plumier Minime, si vous n’en favorisez l’edition ; cependant il faut dire à la loüange de ce Pere, qu’il a lui seul décrit et dessiné plus de Plantes d’Amerique, que n’ont fait tous ensemble ceux qui se sont mêlez d’en parler. Il est bien aisé de faire des livres de Plantes en décrivant et donnant les figures de celles que l’on cultive dans un jardin, et dont on a receu les graines ou les racines par differens correspondans ; mais le P. Plumier avoit fait quatre voyages en Amerique, et il mourut à Cadis dans le temps qu’il devoit en partir, par vos ordres, pour aller au Perou. Pour moi je me flatte, Msgr, que vous me continüerez l’honneur de vôtre protection, et que vous voudrez bien faire graver tant de belles Plantes que j’ay observées dans mes voyages.

Voilà une de ces sortes de digressions qu’il n’est permis de faire que dans les lettres ; le genre epistolaire souffre tout et il convient parfaitement aux voyageurs qui ne sauroient s’empescher de s’égarer quelquefois dans une longue route. Me voici de retour à la Caravane. Le 15 Juillet nous partîmes à quatre heures du matin, et passâmes par des plaines assez bien cultivées, entrecoupées de quelques collines agréables où les bleds êtoient bien plus avancez que du coté d’Erzeron. On y cultive beaucoup de Lin, surtout auprés des villages qui sont assez frequens. Sur les sept heures du matin nous passâmes à guai une petite riviere considérable qui va se décharger, à ce qu’on nous dit, dans l’Arpagi. La grande Caravane nous quitta à une lieuë de là pour aller à Gangel, et nous fûmes fort consternez de nous voir réduits à la seule compagnie de trois marchands qui venoient à Teflis. Un Aga Turc campé sur le chemin envoya deux gardes pour nous reconnoître ; mais comme ils ne sçavoient pas lire, ils ne firent que jetter les yeux sur nos Passeports, et nous demandérent pour leur peine quelques Truites que nos Drogmans avoient peschées. Ils firent payer dix aspres par charge à nos marchands, et se firent donner chacun une piece de savon pour se razer.

Nous découvrîmes ce jour-là, à mon gré, la plus belle Plante que le Levant produise. C’est une espece d’Elephant à grande fleur, dont la trompe est courbée en bas.

Sa racine qui est longue d’environ deux ou trois pouces, n’a qu’une ligne et demi d’épais, dure, roussatre, cheveluë, et jette une tige haute de neuf ou dix pouces, quarrée, purpurine vers le bas, légerement veluë, accompagnée de feüilles opposées en croix deux à deux les unes avec les autres, longues d’un pouce à 15 lignes sur 9 ou 10 lignes de large, semblables à celles de la Pediculaire jaune, veluës sur les bords, crenelées, vénées. De leurs aisselles sort une fleur de chaque coté, rétrecie en tuyau par derriere, verdatre, long seulement d’une ligne et demi ou deux. Ce tuyau s’evase ensuite en deux levres, dont la superieure est dilatée d’abord en deux especes d’oreilles assez arrondies, d’entre lesquelles sort une trompe ou tuyau courbe long de neuf lignes, épais d’une ligne, terminé par une levre ovale d’une ligne et demi de diametre, frisée, bordée de petits poils, au delà de laquelle déborde le filet du pistile. La levre inferieure est longue et large d’un pouce, chantournée et découpée en trois parties, dont celles des côtez sont comme deux grandes oreilles. La partie inferieure est recoupée en trois pieces. Celles des côtez sont arrondies aussi, mais celle du milieu n’est qu’un petit bec fort pointu. Toute cette fleur est jaune couleur de safran, hormis le bas de la levre superieure qui est blanchatre. Les etamines sont fort courtes et cachées sous les aisles de la levre superieure. Leurs sommets ont deux lignes de long sur une ligne de large, applatis, jaune-pâle. La levre superieure répresente la trompe d’un Elephant qui la courbe pour porter quelque chose dans sa bouche, au lieu que dans les autres especes de ce genre qui sont présentement connuës, cette levre est relevée. Le calice est d’une seule piece, long de trois lignes, légerement velu, la levre superieure en est obtuse, échancrée. L’inferieure est fenduë plus profondément en deux pieces. Chaque fleur est attachée à un pedicule long de demi pouce et fort délié. Le pistile qui est un bouton un peu ovale, n’a qu’une ligne de long, presque quarré à coins arrondis, vert-pâle, membraneux, épais d’environ deux lignes et demi, partagé dans sa longueur en deux loges lesquelles s’ouvrent par les côtez et renferment des graines longues d’une ligne et demi ou deux, épaisses d’une ligne, canelées dans leur longueur, et de la forme d’un petit rein.

Le 16 Juillet nous partîmes à quatre heures du matin et campâmes sur les huit heures dans une belle et grande prairie où nos tentes furent dressées pour la premiere fois sur les terres du Roy de Perse. Nous n’avions couché qu’à une heure seulement de la frontiere, laquelle se prend au haut d’une colline à la descente de laquelle commence la Georgie Persienne, ou le pays que les Persans appellent le Gurgistan, c’est à dire la Terre des Georgiens, car Tan est un ancien mot Celte qui signifie un pays, et ce mot s’est conservé par tout l’Orient, où l’on dit le Curdistan, l’Indostan, etc. pour exprimer la Terre des Curdes, celle des Indiens, etc. Nous découvrîmes d’abord plusieurs villages assez considérables ; mais toute cette belle campagne ne produit pas un seul arbre, et l’on est obligé de bruler de la bouze de vache. Les bœufs y sont tres frequens, et on les y éleve autant pour cet usage, que pour en manger la chair. On en attele jusques à 14 ou 15 paires à une charruë pour labourer la terre. Chaque paire a son homme qui la conduit, monté comme un postillon ; tous ces postillons qui crient à chaque pas comme les matelots qui font une manœuvre, forment ensemble un charivari épouvantable. Nous êtions faits à ce manége depuis Erzeron. Ce n’est pas apparemment de ces terres de Georgie dont parle Strabon, que l’on effleuroit seulement avec une charruë de bois, bien loin d’y employer le fer.

C’est un excellent pays que la Georgie. Dés qu’on est sur les terres du Roy de Perse, on vient vous presenter toutes sortes de provisions, pain, vin, poules, cochons, agneaux, moutons. On s’adresse sur tout aux Francs avec un visage riant, au lieu qu’en Turquie on ne voit que des gens serieux qui vous mesurent gravement depuis les pieds jusques à la teste. Ce qui nous surprit le plus, c’est que les Georgiens méprisent l’argent et ne veulent pas vendre leurs denrées. Ils ne les donnent pas non plus, mais ils les troquent pour des brasselets, des bagues, des coliers de verre, de petits couteaux, des aiguilles ou des epingles. Les filles se croyent plus belles quand elles ont cinq ou six coliers pendus au col, qui leur tombent sur la gorge ; elles en ont aussi les oreilles garnies, cependant tout cela fait un assez vilain étalage. Nous dépliâmes donc nôtre mercerie sur le gazon ; et comme nous êtions avertis de leurs maniéres, nous avions employé dix écus à Erzeron en rocailles, comme ils disent, c’est à dire en emaux de Venise qui sont tous semblables à ceux de Nevers. Ces rocailles nous produisirent le centuple, mais il ne faut pas trop s’en charger, car on ne s’en deffait que par troc, et ces trocs ne se font que pour des choses nécessaires à la vie, et pendant deux journées seulement ; comme si les anciennes maniéres des Georgiens ne s’êtoient conservées que dans cette contrée. Ces gens-là, comme dit Strabon, sont plus grands et plus beaux que les autres hommes, mais leurs mœurs sont tres simples. Ils ne se servent d’aucune monnoye, d’aucun poids, d’aucune mesure, à peine sçavent-ils compter au-delà de cent. Tout se fait chez eux par échange. Nous confiâmes donc nôtre petit trésor à ces bonnes gens ; ils prirent ce qui leur plut, mais assurément ils n’abusérent pas de la confiance que nous avions en eux. Ils nous donnoient une poule grosse comme un dindon, pour un colier de six blancs, et une grande mesure de vin pour des brasselets de dix-huit deniers. Les cochons s’y promenoient en toute liberté, au lieu qu’en Turquie on les chasse comme des animaux inmondes ; on dit qu’ils sont beaucoup meilleurs dans la Georgie qu’ailleurs, mais je crois que c’est parce que la pluspart des voyageurs, qui ont ordinairement beaucoup d’appetit, trouvent tout excellent ; en effet les jambons nous parurent un mets nouveau, car nous n’en avions point mangé depuis que nous avions quitté l’Archipel. Les Georgiens traitent les Turcs d’ignorans et de ridicules sur l’usage des cochons ; les Turcs au contraire appellent les Persans schismatiques, et les Georgiens infideles, parce qu’ils mangent sans scrupule la chair de ces animaux.

A l’égard des Georgiennes, elles ne nous surprirent pas, parce que nous nous attendions à voir des beautez parfaites, suivant ce qu’on en dit dans le monde. Les femmes avec qui nous troquâmes nos émaux, n’avoient rien de desagréable, et elles auroient pû passer tout au plus pour de belles personnes, en comparaison des Curdes que nous avions veües vers les sources de l’Euphrate. Nos Georgiennes avoient pourtant un air de santé qui faisoit plaisir, mais aprés tout elles n’étoient ni si belles ni si bien faites qu’on le dit. Leur teint est souvent parfumé à la vapeur des bouzes de vache, celles qui sont dans les villes n’ont rien d’extraordinaire non plus ; ainsi je crois qu’il m’est permis de m’inscrire en faux contre les descriptions que la pluspart des voyageurs en ont faites. Nous en fîmes convenir les Capucins de Teflis, qui connoissent mieux le pays que les étrangers, et qui n’ont jamais pû persuader à ces femmes de se desabuser du vilain fard dont elles se couvrent leur visage pour conserver les anciennes coûtumes du pays. On nous assûra qu’on enlevoit les plus belles filles dés l’âge de six ou sept ans pour les transporter à Hispaham, ou en Turquie ; les parens et les meilleurs amis de la maison se mêlent souvent de ce commerce. Pour éviter cet inconvenient, on les marie à 7 ou 8 ans, ou bien on les enferme dans des couvents ; ainsi les lorgnettes que nous avions apportées de Paris nous furent tout-à-fait inutiles, et l’on avoit apparamment enlevé depuis peu ce qu’il y avoit de plus joli dans le pays. Voici le portrait d’une Georgienne qui nous parut assez gracieuse. De tout temps, pour ainsi dire, on a enlevé ce qu’il y avoit de belles personnes dans le pays. Zonare remarque qu’on y prenoit par ordre du Roy les beaux garçons pour les faire Eunuques et les vendre ensuite aux Grecs ; mais pour appaiser les séditions il en coutoit souvent la vie aux peres.

Ce qu’il y a de plus édifiant sur la frontiere de Georgie, c’est qu’on ne demande rien aux étrangers. On peut entrer et sortir quand on veut des terres du Roy de Perse, sans demander permission à qui que ce soit. Les marchands de nôtre Caravane, qui avoit un peu grossi en chemin, nous assûroient que non seulement on traitoit respectueusement les Francs, mais qu’on les regardoit avec crainte et véneration quand ils avoient des chapeaux et des juste-au-corps ; au lieu qu’on les lapideroit en Turquie s’ils marchoient en pareil équipage. On n’exige que des droits fort modiques sur les marchandises qui entrent en Perse. Nous passâmes, sur cette frontiere, la riviere d’Arpagi, laquelle vient de Cars, ou pour mieux dire, dans laquelle se jette la riviere de Cars, comme on l’a dit ci-devant. L’Arpagi va se rendre dans l’Araxe, l’Araxe se joint au Kur, et la mer Caspienne reçoit toutes ces differentes eaux. L’Arpagi passe pour une des rivieres des plus poissonneuses du pays ; quelques-uns prétendent qu’elle sert de frontiere aux deux Empires : mais ce n’est pas à nous à en décider, en tout cas il ne s’agit que d’un quart de lieuë de terrein.

On monta à cheval le 17 Juillet à trois heures et demi du matin, et l’on campa sur les dix heures dans une grande plaine, aprés avoir passé sur des montagnes assez hautes, où le froid se faisoit sentir vigoureusement. Tout le pays est herbu, mais les arbres en sont bannis depuis long-temps. Parmi les Plantes que nous y observâmes, on découvrit une espece d’Aconit semblable à celui que l’on appelle Tüeloup. Les tiges de celle dont nous parlons forment une pyramide de fleurs, haute d’environ un pied et demi. Chaque fleur est blanche. Le casque qui a 15 lignes de haut, est arrondi par le bout et large de trois lignes. Les crosses sont purpurines. On voit, sur quelques pieds, des fleurs qui tirent fur le blanc-sale.

Le 18 Juillet nous partîmes à quatre heures et demi, et nous marchâmes jusques à midi. Le changement des paysages nous surprit si agréablement, que nous crûmes être arrivez dans un nouveau monde. Ce n’étoit que Bois de haute futaye entremêlez de taillis, parmi lesquels s’élevoient des Chesnes, des Hestres, des Ormeaux, des Tilleuls, des Erables, des Fresnes, des Charmes à grande et petite feüille. On y distinguoit des Epines blanches, des Sureaux et des Iëbles. Les Noisetiers, les Poiriers, les Pruniers, les Pommiers, les Framboisiers et les Fraisiers n’y étoient pas rares. Qui se seroit attendu à voir de si belles choses ? On moissonnoit le bled dans le fond de la vallée où nous campâmes. Nous commençâmes à voir des vignes ce jour-là, mais quoique le vin ne fût pas bon, on pouvoit le regarder comme du Nectar en comparaison de celui que l’on boit à Erzeron. Le paysage du lendemain ne fut pas moins agréable, car depuis trois heures du matin jusques à dix, nous marchâmes dans une vallée qui, quoi qu’étroite et escarpée, étoit néanmoins charmante par sa verdure et par ses differens points de veüe. Les habitations sont dans le fond ou à mi-côte, les bois en occupent les hauteurs, tout le reste est rempli de vignobles et de vergers naturels, où les Noyers, les Abricotiers, les Peschers, les Pruniers, les Poiriers et les Pommiers viennent d’eux mêmes. Si cette vallée n’est pas celle que Procope décrit entre le pays des Tzans et la Perse-armenie, on ne peut pas douter que ce ne soit un de ces quartiers de la Georgie où, suivant Strabon, abondent toutes sortes de fruits que la terre y produit sans culture. On n’y donne aucune façon, dit cet auteur, à la vigne si ce n’est qu’on la taille tous les cinq ans. Aprés avoir passé le pays des Tzans, suivant Procope, on entre dans une vallée profonde, escarpée, qui est des appartenances du Mont Caucase, bien peuplée, où l’on mange de toutes les sortes de fruits que l’on peut souhaiter en automne. Elle est pleine de vignes et se termine, aprés trois journées de chemin, par la Perse-armenie. Ce qu’il y a de certain, c’est que nous n’étions pas éloignez du Mont Caucase. Les montagnes qui s’étendent depuis Cars jusques à Teflis et vers la mer Caspienne, sont proprement les Monts Moschiques des anciens, lesquels suivant Strabon, occupent l’Armenie jusques chez les Iberiens et les Albanois. Quoiqu’il en soit, cette belle vallée dont on vient de parler, finit par une grande plaine assez bien cultivée où passe une riviere considérable qui descend des montagnes et qui, suivant ce qu’on nous dit, va du côté de Teflis se jetter dans le Kur. On peut proposer comme un doute, si ce n’est pas la riviere que Strabon appelle Aragos. Tout le pays est fertile en belles Plantes. Voici une espece de Cassida que sa fleur jaune et ses feüilles découpées, comme la Germandrée, distinguent de toutes les especes de ce genre.

Sa racine qui est roussette, dure, ligneuse, relevée quelquefois en maniére de tubercule et garnie de libres cheveluës, pousse des tiges courbées sur terre, puis redressées, lesquelles se multiplient facilement par des bouquets de fibres dans les endroits où elles s’appuyent sur terre. Ces tiges sont hautes d’environ huit pouces, branchuës dés le bas, épaisses d’une ligne, dures, touffuës, accompagnées de feüilles deux à deux, longues de huit ou neuf lignes sur quatre ou cinq pouces de large, vert-brun, mais blanches en dedans, découpées comme celles de la Germandrée, soutenuës par une queüe de trois ou quatre lignes de long. Elles diminüent jusques vers la sommité, et ces sommitez se terminent en épi long d’un pouce et demi, garni de feüilles vert-pâle, longues de sept ou huit lignes, pointuës, serrées, mais point ou peu crenées. Des aisselles de ces feüilles naissent des fleurs jaunes hautes d’environ 15 lignes, rétrecies en tuyau coudé tout au bas, lequel n’a qu’une ligne de diametre, mais evasées ensuite et découpées en deux levres. La superieure est un casque haut de 4 lignes, garni de deux petites aisles jaune-verdâtre ; la levre inferieure est jaune aussi, longue de trois lignes, echancrée, et qui approche en quelque maniére de la figure d’un cœur. Le calice n’a que deux lignes de haut, partagé en deux levres, dont la plus élevée répresente une toque, au fond de laquelle est un pistile à 4 embryons surmonté par un filet courbe, allongé et partagé dans le casque de la fleur. Toute la plante est amere. Elle aime la terre grasse et le chaud. On l’éleve facilement au Jardin du Roy et dans les Jardins de Hollande où je l’ai communiquée à nos amis.

Nous marchâmes toute la nuit du 20 Juillet et n’arrivâmes à Teflis que sur le midi, aprés nous être reposez pendant une heure, à trois milles de la ville sur une montagne assez agréable. Les voituriers partent ordinairement pendant la nuit pour éviter les courriers des Princes Persans, lesquels pour achever leurs courses sont en possession de prendre les chevaux qu’ils trouvent sur les grands chemins, n’épargnant que ceux des Francs ; car ils croiroient violer le droit d’hospitalité s’ils les traitoient de même que les gens du pays. Comme il n’y a point de posa tes établies, et que ces courriers sont censez courir pour affaires de conséquence, on ne trouve pas mauvais qu’ils se servent des chevaux des particuliers ; de maniére que les courriers démontez sont obligez de s’en aller à pied jusques à ce qu’ils ayent ratrappé leur monture. Cette mode est un peu incivile, mais c’est l’usage et il seroit dangereux de s’y opposer.

Aprés avoir passé par des pays assez plats, on s’engage dans des défilez escarpez en approchant de Teflis. Cette ville est sur la pente d’une montagne toute pelée, dans une vallée assez étroite à cinq journées de la mer Caspienne, et à six de la mer Noire, quoique les Caravanes en comptent le double. Teflis ou Tiflis est aujourd’hui la capitale de la Georgie, connue par les anciens sous les noms d’Iberie et d’Albanie. Pline et Pomponius Mela font mention des peuples appellez Georgi. Peut-être que la Georgie en a retenu le nom, peut-être aussi que les Grecs les appelloient Georgi, comme qui diroit de bons Laboureurs. Les Iberiens, comme nous l’apprend Dion Cassius, habitoient les terres qui sont en-deçà et en-delà du fleuve Kur, voisins par conséquent des Armeniens du côté du Couchant, et des Albanois du côté du Levant ; car ceux-ci occupoient les terres qui sont au-delà du Kur jusques à la mer Caspienne. Ces Iberiens, peuples fort aguerris, se declarérent contre Lucullus pour soutenir Mithridate et Tigrane son gendre. Plutarque remarque qu’ils n’avoient jamais eté soumis, ni aux Medes, ni aux Perses, ni même au grand Alexandre ; néanmoins ils furent battus par Pompée qui s’avança jusques à trois journées de la mer Caspienne, mais il ne put la voir, quelque envie qu’il en eût, à cause que tout le pays étoit couvert de Serpens dont les morsures étoient mortelles. Artoces qui regnoit alors chez les Iberiens, tâcha d’amuser Pompée sous pretexte de rechercher son amitié ; mais Pompée entra dans ses terres, et s’en vint à Acropolis où le Roy tenoit sa Cour. Artoces surpris et épouvanté s’enfuit au-delà du Kur et brûla le Pont. Tout se soumit aux Romains, qui par là se rendirent les maîtres d’une des principales gorges du Mont Caucase. Pompée y laissa des garnisons et acheva de soumettre le pays qui est le long du Kur. Ne peut-on pas conjecturer que Teflis est l’ancienne ville d’Acropolis capitale de l’Iberie fur le fleuve Kur ? le nom et la situation de cette ville favorisent tout-à-fait cette pensée.

Pompée sans vouloir écouter aucunes propositions de paix, poursuivit et vainquit Artoces. C’est apparemment de ce combat dont parle Plutarque dans la vie de cet illustre Romain, où il assûre qu’il resta neuf mille Iberiens sur la place, et que l’on fit plus de dix mille prisonniers. C’est aussi ce même Artoces qui, pour obtenir la paix, envoya à Pompée son lit, sa table et la selle de son cheval. Quoique toutes ces pieces fussent d’or, Pompée qui ne voulut écouter aucun accommodement qu’il n’eût receû le fils du Roy pour otage, ordonna aux Questeurs de l’armée de les mettre dans le Tresor public. Appien appelle Artocus le Roy d’Iberie ; Eutrope Arthace, et Sextus Ruffus le nomme Arsace. Canidius Crassus Lieutenant de M. Antoine rendit recommendable le nom de ce Géneral dans le Mont Caucase, pour me servir des termes de Plutarque. Canidius entra dans l’Iberie par le même endroit que Pompée. Suivant Dion il subjugua Pharnabaze Roy d’Iberie, et Zobere Roy d’Albanie ; le même historien rapporte que l’Empereur Claude rendit l’Iberie à un de ses Roys appellé Mithridate. Ce nom a eté commun à plusieurs Roys du Pont, du Bosphore Cimmerien, et d’Iberie. Mithridate dont nous parlons fut dépossedé et tué par son frere Pharasmane ; mais tous ces changemens nous interessent peu. Celui qu’on y fit sous le grand Constantin merite qu’on y fasse plus d’attention.

Dieu permit que les Iberiens, que nous connoissons aujourd’hui fous le nom de Georgiens, fussent éclairez de la vraye Foy par le ministere d’une esclave Chrétienne. Elle les convertit par ses miracles, et guerit leur Roy d’une suffusion qui lui survint aux yeux dans le temps qu’il chassoit. Socrate ajoûte que les nouveaux convertis demandérent des Evêques à Constantin pour se faire instruire ; et Procope assûre que c’êtoient les meilleurs Chrétiens de leur temps. Gyrgene, un de leurs Roys, pressé par Cavade, Roy de Perse, de se conformer à sa religion, implora le secours de l’Empereur Justin qui avoit succedé à Anastase, et cette affaire alluma la guerre entre les deux Empires. Un autre de leurs Roys, nommé Zanabarze, vint à Constantinople du temps de Justinien pour s’y faire baptiser avec sa femme, les enfans, et plusieurs Seigneurs de sa Cour. L’Empereur lui donna de grandes marques d’estime et d’amitié.

A present tout est bien changé. Le Prince de Georgie, qui proprement n’est que le Gouverneur du pays, doit être Mahometan, car le Roy de Perse ne donne point ce Gouvernement à un Seigneur d’une religion differente de la sienne. Le Prince de Teflis s’appelloit Heraclée, dans le temps que nous y êtions, il étoit du Rite Grec, mais on l’obligea de se faire circoncire. On dit que ce malheureux professoit les deux religions, car il assoit à la Mosquée, et venoit à la Messe chez les Capucins où il beuvoit à la santé de Sa Sainteté. C’étoit le Prince du monde le plus inconstant et le plus indéterminé ; on lui faisoit changer de sentiment plusieurs fois tout de suite sur les affaires les plus claires : en voici un exemple à l’égard d’un scelerat, qui suivant le jugement de tout le monde meritoit plus que la mort, s’il est possible d’ôter aux hommes quelque chose de plus precieux que la vie. Un Seigneur vint lui répresenter l’enormité des crimes de cet homme ; le Prince ordonna sur le champ qu’on lui coupât la main dont il s’étoit servi pour tuer les autres ; mais une Dame ayant imploré sa clemence, l’assûra que les enfans de ce malheureux mourroient de faim si le pere perdoit la main qui gagnoit leur vie ; l’ordre fut révoqué d’abord. Un Courtisan fit connoître aprés cela au Prince, que pour le bien public cet homme meritoit la mort. Qu’on l’éxecute donc, dit Heraclée. La femme du criminel vint ensuite se jetter à ses pieds ; qu’on suspende l’éxecution, dit-il : Après que cette femme se fut retirée, un Favori du Prince lui répresenta qu’on perdroit le respect qu’on lui devoit, s’il pardonnoit de semblables crimes ; qu’on le punisse, s’écria-t-il : Pour lors le bourreau le prit au mot et coupa la main au criminel ; mais le Prince, à la sollicitation d’un autre Favori à qui les parens du scelerat avoient fait quelque present, priva le bourreau de deux villes qu’il possedoit, parce qu’il n’avoit pas attendu sa derniere volonté. Les bourreaux en Georgie sont fort riches, et les gens de qualité y exercent cette charge ; bien loin qu’elle soit réputée infame, comme dans tout le reste du monde, c’est un titre glorieux en ce pays-là pour les familles. On s’y vante d’avoir eû plusieurs bourreaux parmi ses ancestres, et ils se fondent sur le principe qu’il n’y a rien de si beau que d’éxecuter la Justice, sans laquelle on ne sçauroit vivre en seûreté. Voilà une maxime bien digne des Georgiens.

La Georgie est un pays fort tranquille aujourd’hui, mais elle a servi plusieurs fois de theatre à la guerre entre les Turcs et les Perses. Mustapha Pacha qui commandoit l’armée de Sultan Mourat, prit Teflis en 1578. Il mit tout le pays à feu et à sang, et fit passer à Constantinople les deux fils de la Reyne de Georgie, dont l’un se fit Mahometan, et l’autre mourut Chrétien. Les Perses cependant vinrent au secours des Georgiens, et il resta dans une bataille soixante et dix mille Turcs sur la place. La guerre s’y ralluma encore en 1583. mais les Turcs y furent toujours battus. Mr Chardin décrit fort au long par quels évenemens la Georgie est passée sous la domination des Perses, on peut le consulter la-dessus car cet auteur paroît fort exact ; mais je le trouve trop prévenu en faveur des Georgiennes.

Le Prince de Georgie a plus de six cens Tomans de rente, suivant la maniére de compter du pays ; un Toman vaut 12 écus et demi romains qui font 18 Aslanis ou Abouquels, ce sont des écus que l’on frappe en Hollande pour le Levant. Les Orientaux les nomment Aslanis, à cause de la figure du Lion qu’ils appellent Aslan. Cette monnoye est connüe en Égypte sous le nom d’Abouquel. Les revenus du Prince consistent en une pension de 300 Tomans que le Roy lui fait, et en ce qu’il retire ou de la Doüanne de Teflis ou des entrées de l’Eau de vie et des Melons ; le tout va à prés de 500 Tomans, sans compter ce qu’il exige sous pretexte de régaler les Grands qui passent par Teflis. Le pays lui fournit des moutons, de la cire, du beurre et du vin. Pour les moutons il en retire un par an de chaque feu, ce qui fait le nombre de 40 mille moutons ; car quoiqu’il y ait soixante mille feux en Georgie, on ne nourrit des troupeaux que dans quarante mille maisons. A l’égard du vin, on en donne quatre mille sommes au Prince ; une somme pese quarante Batmans, le Batman est de six oques.

Les Sequins de Venise, qui ont cours par tout l’Orient, valent dans Teflis six Abagis chacun et trois Chaouris ou Sains. Le Sequin vaut sept livres dix sols monnoye de France, ainsi l’Abagi vaut environ vingt et deux sols ; quatre Chaouris font un Abagi. Cette monnoye semble avoir retenu le nom de ces anciens peuples d’Iberie qu’on appelloit Abasgiens. Il est vrai qu’on écrit Abassi, quoiqu’on prononce Abagi, c’est à dire monnoye frappée au nom du Roy Abas. Ainsi le Chaouri revient à 5 sols 6 deniers ; Un Usalton vaut demi Abagi ou deux Chaouris, c’est à dire 11 sols. Un Chaouri ou Sain vaut 10 Aspres de cuivre ou Carbequis, dont 40 font un Abagi. Enfin une Piastre vaut dix Chaouris et demi.

Les Georgiens et les Armeniens payent la Capitation au Roy de Perse sur le pied de six Abagis par teste. Cette Capitation est affermée 300 Tomans. On presente au Roy en hommage quatre Faucons tous les ans, sept esclaves tous les trois ans, et vingt-quatre charges de vin ; mais on ne laisse pas de lui en envoyer beaucoup plus ; outre cela la pluspart des belles filles du pays sont destinées pour son Serrail. Les Georgiens sont grands yvrognes et boivent plus d’eau de vie que de vin ; les femmes poussent cette débauche plus loin que les hommes, on peut juger par là si elles sont cruelles. C’est peut-être cet excés d’yvrognerie qui a gâté le beau sang de Georgie, car rien ne contribuë plus à faire de beaux enfans, que la vie reglée, et c’est pour cette raison que le sang est fort beau en Turquie. On y voit peu de boiteux et peu d’estropiez, surtout dans les pays qui sont un peu avant dans les terres où les Francs ne séjournent pas ; car on accuse ces derniers d’incontinence par tout où ils en trouvent l’occasion.

La débauche est grande dans Teflis parmi les Chrétiens ; il est vrai qu’ils ne sont Chrétiens que de nom : d’ailleurs les Mahometans et les Juifs n’y vivent pas plus reguliérement. Le vin est la source de tous ces desordres ; il faudroit par politique en deffendre l’usage à ceux qui se portent bien, et ne le permettre qu’aux malades. Chardin a remarqué avec raison, qu’il y a peu de pays où l’on boive tant de vin qu’en Georgie ; pauvres et riches tout le monde en prend avec excés ; ces débauches leur font supporter plus doucement le joug des Seigneurs qui les traitent avec tyrannie. Non seulement ils les font travailler à coups de bâton et enlevent leurs enfans pour les vendre à leurs voisins, quand ils ont besoin d’argent ; mais ils prétendent avoir droit de vie et de mort sur leurs sujets. Le vin gris de Georgie est affez bon ; celui que l’on fournit à la Cour de Perse est un vin rouge qui approche de celui de Coste-rotie, mais il est encore plus fumeux et plus violent. Les vignes naissent en ce pays-là autour des arbres, et grimpent audessus comme en Piémont et en plusieurs endroits de Catalogne. Les Mahometans boivent du vin, ou s’en passent suivant le goût du Roy. Si le Prince ne l’aime point il leur est deffendu d’en boire ; mais ils souffrent impatiemment, en ce dernier cas, d’être obligez de s’accommoder au goût de la Cour.

Teflis est une ville assez grande et bien peuplée, les maisons sont basses, mal éclairées, et bâties ordinairement de boüe et de briques ; c’est encore bien pis dans le reste de la Province où elles ne répondent plus à la peinture que Strabon en a faite. La plus grande partie de l’Iberie, dit-il, est bien habitée : on y voit de gros bourgs et des maisons couvertes de briques ; l’architecture en est bien entenduë, de même que celle des Edifices publics et des Places. Aujourd’huy les murailles de Teflis ne sont gueres plus hautes que celles de nos Jardins, et les ruës sont mal pavées. La Citadelle est au haut de la ville dans une belle situation, mais l’enceinte qui en est presque ruinée, n’est deffendue que par de mauvaises Tours. Toute la garnison consiste en quelques malheureux artisans Mahometans qui sont payez pour en faire la garde. Ils y logent avec leurs familles, et ils ne scavent gueres manier les armes. Ce lieu sert d’asile à des malheureux chargez de dettes, ou poursuivis pour crimes. La Place d’armes qui est au-devant, est belle, spacieuse, et sert de marché, on y vend les meilleures denrées du pays. Quand on vient d’Hispaham à Teflis, il faut entrer par la Citadelle ; ainsi le Prince de Georgie qui, suivant la coûtume de Perse, doit aller recevoir les presens et les ordres du Roy hors de la ville, se trouve obligé de passer au havre de cette Citadelle où le Gouverneur pourroit l’arrêter aisément s’il en avoit receu l’ordre.

La ville s’étend du Midi au Nord. La Citadelle est au milieu. On en pourroit faire une Place considérable, car la côte de la montagne sur laquelle elle est située, est fort escarpée, et le fleuve Kur qui passe tout au long n’est pas guéable. L’enceinte de la ville regne sur cette côte et fait une espece de quarré, dont les côtez descendent jusques au fond de la vallée ; mais la moitié des murailles sont ruinées et ne vallent pas celles du Bois de Vincennes, quoiqu’en dise Mr Chardin. Le Palais du Prince, qui est au dessous de la Citadelle, est fort ancien et assez bien ordonné pour le pays. Les Jardins, les Volieres, le Chenil, la Fauconnerie, la Place et le Bazar qui sont au devant, meritent qu’on y jette les yeux. On nous fit entrer dans un nouveau salon assez agréable, quoiqu’il ne soit que de bois. Il est percé de tous cotez et fermé par de grands carreaux de verre bleu, jaune, grifdelin, etc. On y a mis quelques glaces de Venise, mais petites et qui n’aprochent pas de la beauté de celles de Paris. Le plafond est à compartimens de cuir doré. On nous assûra que l’appartement des femmes étoit encore plus beau ; je ne fçai par quelle avanture la clef s’en trouva égarée, cependant on paroissoit avoir bonne envie de nous le faire voir. La Cour étoit à la campagne dans ce temps-là. Le Prince ne se portoit pas trop bien, à ce qu’on disoit, et ce fut une des principales raisons qui nous obligea à partir de Teflis, de peur qu’il ne lui prît envie de nous retenir auprés de lui pour prendre soin de sa santé, comme cela arrive quelquefois dans le Levant.

Du Palais nous allâmes voir les Bains qui n’en sont pas éloignez. Ce font de belles sources dont la chaleur est supportable à peu prés comme celle des eaux d’Elija auprés d’Erzeron. Dans les Bains de Teflis il y a de l’eau tiede et de la froide, outre la chaude. Ces Bains sont bien entretenus et font presque tout le divertissement des Bourgeois de la ville. Leur plus grand commerce est en fourrures que l’on envoyé en Perse ou à Erzeron pour Constantinople. La Soye du pays, de même que celles de Schamaki et de Gangel, ne passent point par Teflis, pour éviter les droits excessifs qu’on y feroit payer. Les Armeniens vont l’acheter sur les lieux et la font porter à Smyrne ou aux autres Echelles de la Mediterranée, pour la vendre aux Francs. On envoye tous les ans plus de deux mille charges de Chameaux, des environs de Teflis et du reste de la Georgie, à Erzeron de la racine appellée Boia. D’Erzeron elle passe dans le Diurbequis où l’on l’employe à teindre des toiles que l’on y fabrique pour la Pologne. La Georgie fournit aussi beaucoup de la même racine pour l’Indostan où l’on fait les plus belles toiles peintes. Nous ne manquâmes pas de nous aller promener au Bazar de Teflis dans lequel on voit toutes sortes de fruits, et sur-tout des Prunes, et d’excellentes Poires de Bon Chrétien d’Eté. Nous allâmes aussi nous promener à la maison de campagne du Prince, qui est dans le fauxbourg par où on arrive de Turquie. Cette maison est distinguée par une estrapade qui est au-devant de la porte ; les Jardins y sont beaucoup mieux plantez et mieux ordonnez que ceux de Turquie. C’est dans ces Jardins que nous vîmes avec admiration cette belle espece de Persicaire à feüilles de Tabac, dont j’ay donné la figure et la description dans un volume de l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences. Mr Commelin en a fait mention dans son Traité des Plantes Rares. Comme la graine n’êtoit pas meure pour lors, nous priâmes un Capucin Italien qui avoit fini sa Mission à Teflis, et qui devoit s’en revenir par Smyrne, d’en amasser dans le temps ; ce Pere l’a communiquée, comme nous, aux curieux de Hollande et d’Angleterre. Nous en trouvâmes aussi dans les Jardins des Moines des Trois Eglises.

La maison du Grand Visir est la plus belle de la ville. A peine êtoit-elle achevée quand nous arrivâmes à Teflis. Les appartemens sont en enfilade, mais bas, à la mode du pays, avec des frizes de fleurs qui sont d’un assez mauvais goût, de même que les tableaux d’histoire, dont les figures sont mal dessinées, mal colorées, et encore plus mal groupées. Les Persans, quoique Mahometans, se servent de tableaux, et l’on peint à fresque dans Teflis sur le plâtre gaché, d’une maniére qui n’est pas desagréable. Le plâtre y est fort commun, aussi-bien que le bois, quoiqu’on y brûle ordinairement de la bouze de vache. On croit qu’il y a environ vingt mille âmes dans la ville, sçavoir quatorze mille Armeniens, trois mille Mahometans, deux mille Georgiens et cinq cens Catholiques Romains. Ces derniers sont des Armeniens convertis, ennemis déclarez des autres Armeniens ; les Capucins Italiens n’ont jamais pu les réconcilier ensemble.

Nous logeâmes chez ces bons Peres qui sont fort aimez en Georgie où ils sont les medecins des corps et des âmes. Ils n’y manquent pas d’occupation, car ils ne sont que trois, c’est à dire deux Peres et un Frere. La Congrégation de la Propaganda ne leur donne presentement que 25 écus romains par teste, qui valent cent livres de France ; mais on leur permet d’exercer la Medecine, laquelle on suppose qu’ils savent, quoique pourtant ils n’en ayent que de tres legers principes. Si le malade meurt, ou s’il ne guerit pas, les Medecins ne sont point payez ; s’il guerit, ce qui arrive par hasard, on envoye du vin au Couvent, des vaches, des esclaves, des moutons, etc. Leur Couvent est joli ; ils y reçoivent presque tous les Francs qui passent par Teflis, et leur hospice appartient aux P. Capucins de la Romagne. Le Superieur de la Maison prend la qualité de Prefet des Missions de Georgie. Les Theatins qui êtoient dans la Colchide ou Mengrelie recevoient de la même Congrégation cent écus par teste, et ils étoient devenus Seigneurs d’une ville. Il n’y a plus à present qu’un seul de leurs Peres qui y fasse sa résidence, les autres se sont retirez. Le Patriarche ou Metropolitain des Georgiens reconnoît le Patriarche d’Alexandrie, et tous les deux conviennent que le Pape est le premier Patriarche du monde. Quand celui des Georgiens vient chez les Capucins, il boit à la santé du Pape ; mais il ne veut pas le reconnoître autrement. Le Roy de Perse nomme le Patriarche de Georgie sans exiger aucun present ni argent. Celui des Armeniens au contraire qui se tient à Erivan, dépense plus de vingt mille écus en presens pour obtenir sa nomination, et fournit chaque année toute la cire qui se brûle dans le Palais du Roy. Ce Patriarche est fort meprisé à la Cour, de même que les Armeniens ; on les regarde comme un troupeau d’esclaves qui ne sçauroient s’aguerrir ni se révolter.

Le Roy de Perse est obligé de faire en Georgie beaucoup plus de dépense, qu’il n’en retire de profit. Pour maintenir dans ses interêts les Seigneurs Georgiens, qui sont les maîtres du pays, et qui pourroient se donner aux Turcs, il les gratifie de grosses pensions. Les Turcs les recevraient à bras ouverts, et les Georgiens qui sont gens bien faits et propres pour les armes, ont d’ailleurs assez de penchant à changer de maître. Avant que la Cour de Perse fût informée de leur soulevement, ils pourroient non seulement s’unir avec les Turcs, mais encore avec les Tartares et les Curdes. Il y a dans la Georgie une douzaine de familles considérables qui vivent en bonne intelligence, par rapport à leurs interêts communs. Elles font divisées en plusieurs branches, les unes ont deux cens feux, les autres depuis cinq cens, jusques à mille, deux mille, et même il s’en trouve qui possedent jusques à sept ou huit mille feux. Ces feux font autant de maisons qui composent les villages, et chaque feu paye la dixme à son Seigneur. Chaque feu fournit un homme pendant la guerre ; mais les soldats ne sont obligez de marcher que pendant dix jours, parce qu’ils ne peuvent porter des provisions que pour ce temps-là, et ils se retirent quand elles viennent à manquer, supposé qu’on n’ait pas pourvû à leur entretien.

Chacun peut faire de la poudre dans Teflis pour son usage ; on y apporte le souffre du Gangel, et le nitre se tire des montagnes voisines de Teflis. Le sel fossile est tres-commun sur le chemin d’Erivan. L’huile d’Olive y est fort chere ; on n’y mange et on n’y brûle que de l’huile de Lin ; toutes les campagnes sont couvertes de cette Plante, mais on ne la cultive que pour la graine, car on jette la tige sans la battre pour la filer : quelle perte ! on en feroit les plus belles toiles du monde ; peut-être aussi que ces toiles seroient grand tort à leur commerce de toiles de coton. Le Kur porte la fertilité par toutes ces campagnes ; il passe au milieu de la Georgie, et sa source vient du Mont Caucase. Strabon en a bien connu le cours. Ce fut là que les Roys d’Iberie et d’Albanie, comme dit Appien, se mirent en embuscade avec soixante et dix mille hommes pour arrêter les progrés de Pompée ; mais ce Géneral resta un hiver entier sur ses bords, et tailla en pieces les Albanois qui osérent le passer en sa presence. Ce fleuve en reçoit plusieurs autres, outre l’Arraxe qui est le plus grand de tous ; ensuite il se jette dans la mer Caspienne par douze embouchûres toutes navigables. Plutarque doute si le Kur se mêle avec l’Araxe ; mais sans rapporter ici le sentiment des anciens Geographes, Olearius qui avoit êté sur les lieux, nous en assûre dans son Voyage de Moscovie, de Tartarie et de Perse.

Pour finir ma lettre, Msgr, je n’ai plus qu’à vous entretenir de ce que j’ai appris, sur les lieux, touchant la religion des Georgiens, supposé qu’on doive leur faire l’honneur de dire qu’ils en ont une. L’ignorance et la superstition regnent si fort parmi eux, que les Armeniens n’en fçavent pas plus que les Grecs, et les Grecs sont aussi ignorans que les Mahometans. Ceux qu’on y appelle Chrétiens, font consister toute leur religion à bien jeûner, et surtout à observer le grand Carême si rigoureusement, que les Religieux de la Trappe auroient peine à y résister. Cependant non seulement pour l’exemple, mais encore pour éviter le scandale, il faut que les pauvres Capucins Italiens jeûnent sans necessité aussi souvent et aussi séverement que les gens du pays. Les Georgiens sont si superstitieux, qu’ils se feroient baptiser une seconde fois s’ils avoient rompu leurs jeûnes. Outre l’Evangile de Jesus-Christ, ils ont leur petit Evangile qui court en manuscrit chez eux, et qui ne contient que des extravagances ; par exemple, que Jesus-Christ êtant enfant appris le mêtier de Teinturier, et qu’étant commandé par un Seigneur pour aller en commission, il tarda trop à venir ; sur-quoi ce Seigneur s’impatientant alla chez son maître pour en apprendre des nouvelles. Jesus-Christ étant arrivé quelque temps aprés, fut frappé par cet homme, mais le bâton dont il s’êtoit servi, fleurit fur le champ et ce miracle fut la cause de la conversion de ce Seigneur, etc.

Quand un Georgien vient à mourir, s’il ne laisse pas beaucoup d’argent, comme c’est l’ordinaire, les heritiers font enlever deux ou trois enfans de leurs vassaux, et les vendent aux Mahometans, pour payer l’Evêque Grec à qui on donne jusques à cent écus pour une Messe de mort. Le Catholicos ou l’Evêque Armenien met sur la poitrine des morts de son Rite, une lettre, par laquelle il prie S. Pierre de leur ouvrir la porte du Paradis : ensuite on les met dans le suaire. Les Mahometans en font autant pour Mahomet. Quand une personne de considération est malade, on consulte les devins Georgiens, Armeniens, Mahometans : ces malheureux assûrent ordinairement qu’un tel saint ou qu’un tel prophète est en colere ; que pour l’appaiser et pour guerir le malade, il faut égorger un mouton et faire plusieurs croix avec le sang de cet animal : aprés la céremonie on en mange la viande, soit que le malade guerisse ou non. Les Mahometans ont recours aux saints Georgiens, les Georgiens aux saints Armeniens, et quelquefois les Armeniens aux prophetes Mahometans ; mais ils sont tous d’intelligence pour faire des frais aux malades, et suivant l’inclination ou la devotion des pareils, ils choisissent leurs saints.

Les femmes et les filles sont mieux instruites de leurs superstitions, que les hommes. On éleve la pluspart des Georgiennes dans des Monasteres où elles apprennent à lire et à écrire. Elles y sont reçües Novices, ensuite Professes, apresquoi elles font les fonctions Auriales, comme de baptiser et d’appliquer les saintes huiles. Leur religion est proprement un mêlange de la Greque et de l’Armenienne. Il y a quelques femmes Mahometanes dans Teflis qui sont Catholiques en secret, et celles-là sont meilleures Catholiques que les Georgiennes, parce quelles sont bien instruites. La fille du Visir, dans le temps que nous y êtions ; la femme du Medecin du Prince et quelques autres, à ce que nous assûrerent les Capucins, avoient êté baptisées en secret. Ces Religieux les confessent et leur donnent la communion en les visitant chez elles, sous pretexte de leur donner des remedes pour des maladies supposées, et elles viennent quelquefois dans leur Eglise où elles se tiennent debout sans oser donner aucune marque de leur foy. Dans la derniere révolte du Prince George, qui fit soulever tout le pays contre le Roy de Perse, il y a environ vingt ans, les soldats étoient logez chez les bourgeois de Teflis, et même dans les Eglises Greques et Armeniennes ; mais on porta toûjours beaucoup de respect à l’Eglise Latine, où les Mahometans même demandoient par grace de pouvoir entrer.

Il y a cinq Eglises Greques dans Teflis, quatre dans la ville, et une dans le fauxbourg ; sept Eglises Armeniennes, deux Mosquées dans la Citadelle, et une troisiéme qui est abandonnée. La Metropole des Armeniens s’appelle Sion, elle est au-delà du Kur sur un rocher escarpé, le bâtiment en eft tres-solide, tout de pierres de taille, terminé par un dôme qui fait honneur à la Ville. Le Tibilclé, c’est ainsi qu’on appelle l’Evêque de Teflis, a son logement tout auprés. Non seulement les Eglises des Chrétiens ont des cloches, mais même des clochers sur la pointe desquels la croix triomphe. C’est une grande merveille dans le Levant. Au contraire les Muezins ou Chantres Mahometans, n’oseroient annoncer les heures de leurs prieres dans les minarets des Mosquées de la Citadelle, car le peuple les lapideroit. L’Eglise des Capucins est petite, mais elle ne laissera pas d’estre assez jolie quand elle sera finie.

J’ay l’honneur d’être avec un profond respect, etc.