Lettre au traducteur de Fiéramosca sur les romans du moyen âge

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LETTRE
AU
TRADUCTEUR DE FIÉRAMOSCA
SUR
Les Romans du Moyen Âge




Votre amitié pour moi vous fait désirer, Monsieur, en tête du beau roman d’Azéglio, un petit écrit auquel on pourrait donner le titre de Dissertation sur les anciens romans, ou celui de Recherches sur les romans historiques du moyen âge. Les vieux romans ont en effet plusieurs genres de beauté que l’on aime à retrouver dans celui de Fiéramosca. Je vais donc essayer de remplir vos intentions le moins mal qu’il me sera possible.

Je vous l’avouerai cependant, ces grands mots de dissertation et de recherches m’auraient sérieusement effrayé, si les mots n’avaient pas toujours deux acceptions ; celle qu’on devrait leur donner et celle qu’on leur donne en effet. Aujourd’hui, recherches se prend fort bien pour coup d’œil : et dissertation pour remplissage et moins encore. C’est même à ce titre que les dissertations encombrent notre littérature, et que les plus curieuses recherches ont pour objet une matière non effleurée, un livre dont on n’a pas endommagé les tranches. Tel est l’usage ; usage absurde, j’y consens si vous le voulez, mais enfin, que l’on suit rigoureusement à la cour — des journalistes.

Quem penès arbitrium est et jus et norma loquendi.

Et puis, dans les ouvrages de ce genre, on peut encore glisser certaines nouveautés piquantes et quelques précieux aperçus. Par exemple, s’il vous arrive de considérer les drames de Marion de Lorme ou de Lucrèce Borgia dans leurs nombreux rapports avec la morale, vous pourrez rappeler fort agréablement, à ce propos, l’effet édifiant de la Passion de Jésus-Christ. Si vous venez à disserter sur le mérite des deux architectures rivales, vous aurez une grâce charmante à dire que notre Sainte-Geneviève de Paris a la forme d’un gâteau de Savoie et notre Saint-Sulpice celle de deux grandes clarinettes. Le public ne résiste guère à des traits de cette force ; en faveur de la finesse des aperçus, de l’ingénieuse délicatesse des rapprochemens, il pardonne l’érudition, il excuse tout, jusqu’à la profondeur. Au reste, les deux exemples que j’ai cités ne doivent désespérer personne : on peut faire moins bien et mériter encore l’approbation des bonnes gens, lesquelles (ou lesquels) sont toujours en majorité.

Le roman est une composition dans laquelle on se propose uniquement la peinture du cœur humain. On peut dire qu’il est à l’histoire ce que le rêve est à l’état de veille ; car en reproduisant des objets et des événemens réels, il les dégage de toutes les entraves de temps et d’espace que présente la série des événemens historiques. Il est ou doit être général, plus vraisemblable que l’histoire ; car il peut donner à tous les faits qu’il choisit l’explication qui s’offre la plus naturelle à notre imagination.

L’emploi du merveilleux, si fréquent dans les compositions romanesques, ne contredit pas cette observation. Le merveilleux est pour l’homme un moyen d’expliquer ce qui est inexplicable, c’est à dire toutes les grandes questions de l’humanité. Le merveilleux satisfait de prime saut notre cœur ; c’est à lui que tous les hommes, sages et fous, ignorans et philosophes, sont obligés d’avoir recours. Le merveilleux se lie à toutes nos peurs, à toutes nos espérances. Il préside à notre existence, à notre mort et à nos ondoyantes destinées. Ce mot destinée est merveilleux lui-même ; et, dans chacun de nos sentimens intimes, dans la musique, dans le plaisir, dans le bonheur, dans l’amour, n’y a-t-il pas encore du merveilleux ? Voilà donc pourquoi nous en retrouvons tant dans les romans, et pourquoi les romans les plus merveilleux sont ordinairement, à l’œil de l’imagination, les plus vraisemblables.

Non seulement nous croyons sans effort aux revenans, aux fées, aux génies, aux ogres, aux géans, aux enchanteurs ; mais nous sommes obligés de recourir aux armes de l’expérience et de la raison pour renoncer à ces croyances originelles, et si notre cœur était seul consulté, il avouerait qu’une seule chose est invraisemblable, — le vrai.

Pour ce qui est du mot Roman, il fut mis d’abord en usage pour désigner tous les ouvrages composés dans la langue latine non grammaticale et passée par les Romains. Cette langue devint plus tard, comme on sait, le français, l’espagnol et l’italien. On peut dire, à ce titre, que les anciennes traductions de la Bible ou de l’Office des morts furent des romans, aussi bien qu’aujourd’hui les deux Cadavres ou le dernier jour d’un Condamné ; mais il faut remarquer que ces premiers essais de notre parlure française ne franchirent pas la limite des provinces pour lesquelles ils avaient été tentés. Les maîtres de théologie du XIe siècle ne prétendaient pas faire alors des œuvres d’art, ils ne voulaient que secourir l’intelligence de leurs auditeurs et leurs romans périssaient entre leurs mains, comme ont péri, entre les nôtres, une foule de dictés de rhétorique et de philosophie.

Jusqu’au XIe siècle, la confusion des langues régna dans l’empire romain. Mille nations barbares s’étaient installées pèle-mêle dans le patrimoine des Césars et chacune avait un idiôme et des poésies particulières. Quand les flots de Bourguignons, de Francs, de Goths et de Vandales furent appaisés, quand le grand renouvellement de l’Occident fut accompli, ces idiômes barbares se fondirent à leur tour dans un petit nombre de nouvelles langues, qui, toutes, ayant pris pour base principale la langue des Romains, furent également surnommées romaines ou romanes. Mais en renonçant à son ancienne parlure, chaque nation conservait un souvenir plus ou moins précis de ses poésies, de ses traditions nationales et sentait également le besoin de les transformer. Telle fut l’origine des romans, dans l’acception que nous donnons maintenant à ce mot.

Or, vous savez que les plus parfaits caractères typographiques ont été fondus les premiers ; vous savez que le plus ancien de tous les poëmes en est aussi le plus beau ; vous savez qu’Hérodote vaut mieux que Thucydide, et que notre bon Joinville est au moins l’égal de M. Thiers. Mais toutes ces vérités se conciliant dans votre esprit avec les idées nouvelles, je ne dois pas craindre d’ébranler votre foi robuste dans le système de perfectibilité progressive, en disant que le plus ancien des romans ne paraît nullement inférieur aux chef-d’œuvres de M. Paul de Kock. Je puis cependant me tromper.

Ce premier des romans est Tristan du Leonois. C’est l’imitation fort libre d’une ancienne épopée bretonne qui ne nous a pas été conservée. Luces de Gast, chevalier anglais, la fit passer, le premier, dans notre langue française, non sans y ajouter une foule de détails que l’original ne comportait pas sans doute. C’est donc messire Luces qu’il faut reconnaître pour le père des romanciers ; car les petites compositions de l’antiquité, décorées du même nom par les modernes, sont plutôt des pastorales ou des allégories mythologiques : elles n’ont pas la prétention de nuancer les accidens de la vie réelle de toutes les couleurs que l’imagination peut fournir ; or c’est là ce qui caractérise le véritable roman.

Les aventures de Tristan firent une grande révolution littéraire. Translatées pour l’amusement de la cour d’Angleterre en langage roman ou français, vers la fin du XIe siècle, les copies s’en répandirent bientôt en tous lieux et les nombreuses additions qu’on s’empressa d’y faire, surtout en France, ne tardèrent pas à former une série de compositions que toute l’Europe accepta sous le nom générique de romans.

Il est à remarquer que dans ces premiers temps, aucun roman ne sortit complet et, pour ainsi dire, armé de pied en cap de la tête de celui qui le publiait. Le sujet en fut toujours emprunté à des compositions plus anciennes ; tantôt aux histoires de l’antiquité, tantôt aux traditions bretonnes, tantôt aux souvenirs des nations germaniques. Mais en passant dans la prose romane, ces ouvrages changeaient entièrement de physionomie, pour revêtir le caractère et l’alure du XIIIe siècle ; siècle aventureux, chevaleresque, religieux, si jamais il en fut ; siècle dont la gigantesque empreinte est encore aujourd’hui tracée sur le front de l’architecture gothique.

À Tristan succédèrent Lancelot du lac, le Saint-Graal, Merlin, le roi Artus et tout le cycle des romans de la Table ronde ; puis se déroulèrent progressivement les autres traditions des nations bretonnes.

Blanche de Castille introduisit en France de nouvelles sources de compositions romanesques. Cette grande reine aimait son pays natal, on l’accusait même de préférer les souvenirs castillans aux mœurs des peuples que son époux, son fils et elle-même gouvernèrent avec tant de gloire. Quoi qu’il en soit, c’est à son mariage avec le prince Louis que l’on doit rattacher l’origine française des romans en petits vers, ou en longue prose, dont le sujet était emprunté aux Maures, aux Espagnols et même aux Provençaux. Alors parurent Cléomades, les histoires d’Alexandre, Pierre de Provence, Flore et Blanche-fleur, Parthénopex de Blois et quelques autres beaux ouvrages.

Puis arriva le XIVe siècle, âge de fer pour la France, époque de dévastation et de crimes, de guerre civile et étrangère. Alors, le goût des romans et des anciens souvenirs poétiques se perdit. De, distance en distance apparaissent encore, au milieu d’une nuit profonde, quelques éclairs de talent et d’imagination : mais les beaux esprits du temps, les Chartier, les Christine de Pisan, les Machaut et les Deschamps volent de leurs propres ailes ; à peine s’ils connaissent, même de nom, les grandes et belles compositions du XIIIe siècle.

Oubliés dans leur première patrie, les romans chevaleresques allèrent demander à l’Italie un asile qu’on s’empressa de leur accorder. Bientôt apparurent, dans la langue de si, les Roland, les Charlemagne, les Tristan, les Ogier, les Renaud de Montauban, les Artus et tous ces beaux types qui devaient la naissance à la langue d’Oïl : ainsi, les récits qui, cent ans auparavant, avaient charmé la France, charmèrent les peuples de l’Italie à leur tour.

La première imitation italienne de nos romans et de nos poëmes français, semble être les Reali di Francia, c’est-à-dire, les Royaux ou les barons de France. C’est une grande compilation des aventures chevaleresques contenues dans les vieilles chansons de gestes de Renaud de Montauban, des enfances de Charlemagne, de Berthe aux grands pieds et d’Ogier le Danois.

Les Reali donnèrent l’éveil aux versificateurs ; dès le temps de Boccace, il y avait de grands poëmes sérieux sur les faits d’armes de nos preux ; on y avait poussé jusqu’au dernier excès l’admiration de leurs grands coups de lance. On finit par y trouver l’inspiration de la poésie héroï-comique, délicieux mélange de gravité et de plaisanterie dont le Pulci, dans son Morgante maggiore a créé le type, et le divin Arioste dans l’Orlando Furioso, l’éternel chef-d’œuvre.

Dans le même temps naissait, en Espagne ou en Portugal, le fameux roman d’Amandis. Les personnages de cette troisième épopée chevaleresque sont encore des guerriers de France et de Gaule. Aussi, bien des critiques les regardent-ils, avec assez de fondement, comme une dégénérescence des héros de la Table ronde avec lesquels il est facile de leur trouver d’autres rapports également incontestables. Par exemple, on ne doit pas mettre sérieusement sur le compte de deux inventeurs, quel qu’ait été le véritable, le type de Lancelot du Lac et celui d’Amadis de Gaule, Galaor et Gauvain, Perceval et Esplandian, Gevièvre et Oriane, Urgande et la dame du Lac, Brangain et Dariolette. D’un autre côté, les Espagnols et les Portugais n’ayant pas la prétention de renvoyer l’invention de leur Amadis au-delà du XIVe siècle, l’antériorité de ces types principaux semble appartenir, par cela même, aux romans de la Table ronde, dont l’existence, à la fin du XIIe siècle, ne peut former la matière d’un doute.

Sous le règne de Charles VII, le goût des compositions romanesques reparut en France. En écrivant l’histoire des plus grands guerriers contemporains, on revint insensiblement aux héros fabuleux dont on avait négligé si longtemps les aventures. Les anciens paladins, les chevaliers de la Table ronde et, près de ces hauts et poétiques personnages, de nouvelles créations héroïques occupèrent l’attention des courtisans et charmèrent les loisirs de tous les esprits délicats. Alors parurent Jéhan de Saintré, Olivier de Castille, Jean de Paris, Robert le Diable, Richard sans peur et grand nombre de romans, sinon complétement neufs, au moins complétement rajeunis. Mais il faut avouer qu’en général, ce fut l’Italie que nous imitions alors. Pour parler de Roland et de la belle Aude, sa mie, nous lisions Boiardo et les Reali di Francia, plutôt que nos belles et nationales Chansons de gestes.

Jusqu’à présent, je n’ai résumé que l’histoire des romans de chevalerie. L’Italie eut la gloire, à mon avis incontestable, de mettre la première en vogue ces compositions moins épiques dans lesquelles la peinture de la société contemporaine se retrouvait complète, avec ses ridicules et ses passions changeantes. Les contes de Bocace et surtout le cadre dans lequel ils sont renfermés offrent l’un des premiers exemples du roman, tel que nous l’aimons, tel que nous le cultivons encore. L’impulsion était donnée ; il était bien convenu que, dans un roman, on avait le droit de tout tenter, de tout oser, dans le but de divertir et d’amuser le lecteur ; on vit donc naître successivement les Quinze joies du Mariage, les vers de Merlin Coccaie, la prose de Rabelais et de ses émules multipliés. Enfin, chacune de nos grandes époques produisit des romans dont la physionomie offrait une empreinte particulière : grotesques, au temps des querelles religieuses ; pompeux et héroïques sous les premiers rois de la maison de Bourbon ; enjoués et gracieux sur la fin du règne de Louis XIV ; licencieux sous Louis XV, graveleux sous Louis XVI et niaisement candides sous le règne de la terreur. Je ne parle que de la France ; mais on sait qu’en matière de mode, et par conséquent en matière de romans, notre pays avait, avant la révolution, le privilége de mener en laisse les nations voisines. Au milieu de ces divers genres enfantés et repoussés tour-à-tour par le caprice, naquirent des chefs-d’œuvres destinés à vivre toujours. Je n’ai pas besoin de nommer ici don Quichotte, Tom Jones, Gilblas, Clarisse, la nouvelle Héloïse, et Paul et Virginie.

Aujourd’hui le roman a essayé toutes les formes, toutes les allures. Les plus nombreux suffrages ont d’abord été acquis au roman historique ; c’est, en effet, le moyen le plus commode d’apprendre l’histoire, au jugement de ceux qui ne jugent pas cette étude assez intéressante quand on l’a dépouillée du costume des fables. On a dit que notre goût pour ce genre de compositions indiquait une violente passion pour l’histoire : il ne serait pas difficile de soutenir la thèse contraire. Les apologues n’ont jamais prouvé que l’homme aimât la vérité nue et l’on ne dissimule en général que les objets dont le véritable aspect serait en lui-même insupportable. Cosi all’ egro fanciul, vous connaissez les beaux vers du Tasse.

Quoi qu’il en soit, Monsieur, l’ouvrage que vous avez eu l’excellente idée de traduire, semble fait pour reconcilier les plus implacables ennemis du Roman historique avec ceux qui l’exploitent ; et l’auteur de Fiéramosca, se nommât-il Azéglio pour mieux dérouter toutes vos conjectures, a certainement doté l’Italie, en le publiant, d’un nouvel écrivain de premier ordre.

Juillet 1833.