Lettre de Charles Gouju/Édition Garnier

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LETTRE

DE CHARLES GOUJU

À SES FRÈRES[1].



Je conjure non-seulement mes chers compatriotes, mais aussi tous mes chers frères les Allemands, les Anglais, et même les Italiens, de vouloir bien considérer avec moi, pour leur édification, ce qui se passe aujourd’hui au sujet des révérends pères jésuites.

Je suis cousin de M. Cazotte[2], et allié de M. Lioncy, que le révérend P. La Valette, préfet apostolique du commerce, a ruinés de fond en comble. Dieu fasse miséricorde à son préfet ! mais je demande à tout homme qui fait usage de sa raison, s’il est possible que le révérend P. La Valette, ayant fait deux années de théologie, ait cru à la religion chrétienne quand, après avoir fait vœu de pauvreté, et après avoir lu l’évangile, il a fait un commerce de plus de six millions ? Est-il dans la nature humaine qu’un théologien, qui croit la religion, se damne de gaieté de cœur en faisant ce que sa religion et ses vœux réprouvent à si haute voix ?

Qu’un fidèle, entraîné par une passion violente, commette un crime passager, et qu’il s’en repente : c’est le propre de notre nature ; mais quand les maîtres en Israël nous volent en nous prêchant et en nous confessant ; quand ils persistent dans cette manœuvre des années entières, je vous demande, mes chers frères, s’il est possible qu’ils soient toujours persuadés et toujours trompeurs ; qu’ils pensent réellement tenir Dieu dans leurs mains à la messe, lorsqu’ils nous pillent au sortir de la sainte table.

Il est avéré, par les dépositions des conjurés de Lisbonne, que les jésuites leurs confesseurs les assurèrent qu’ils pouvaient en sûreté de conscience assassiner le roi. Je n’examine point quelle vengeance animait les conjurés ; je demande simplement s’il est possible que ceux qui se servaient d’un sacrement pour inspirer le parricide crussent à ce sacrement.

Je passe de ces grands crimes à des iniquités d’un autre genre. Pensez-vous que le jésuite Le Tellier crût en Jésus-Christ ? pensez-vous qu’il crût un Dieu juste, rémunérateur et vengeur, quand il abusait de l’ignorance de Louis XIV en matières théologiques pour persécuter le vertueux cardinal de Noailles, et quand, faisant le métier de faussaire, il montrait à son pénitent des lettres de plusieurs évêques, que ces évêques n’avaient point écrites[3] ? Cette conduite, soutenue plusieurs années, ne démontre-t-elle pas que le confesseur ne croyait rien de ce qu’il faisait croire à son pénitent ?

Les adversaires des jésuites, qui ont imaginé les convulsions et tant d’autres miracles, et qui ont été convaincus de tant de fourberies, ont-ils été de meilleurs croyants que le jésuite Le Tellier ?

Je vous le répète, un homme peut croire en Dieu, et tuer son père ; mais il est impossible qu’il croie en Dieu, et qu’il passe sa vie dans des crimes réfléchis, et dans une suite non interrompue de fraudes et d’impostures : il s’en repent du moins à la mort ; mais je vous défie de trouver dans l’histoire un seul théologien qui ait avoué ses crimes en mourant.

Nous voyons tous les jours, parmi des séculiers, des meurtriers et des incestueux faire des pénitences publiques : je me soumets à donner dix mille écus qui me restent de toute ma fortune, que le révérend P. La Valette m’a enlevée, si vous me montrez un seul théologien pénitent.

Voulez-vous de plus grands exemples ? Prenez-les chez les premiers pontifes : Jules II, le casque en tête et la cuirasse sur le dos ; le voluptueux Léon X ; Alexandre VI, souillé d’incestes et d’assassinats ; tant de papes entourés de maîtresses et de bâtards, se jouant, dans le sein de la débauche, de la crédulité humaine, ont-ils levé à Dieu leurs mains pleines d’or et teintes de sang ? Un seul a-t-il fait pénitence dans la retraite ? Tandis que nous voyons Charles-Quint chanter à Saint-Just son De profundis.

Les véritables incrédules ont donc été de tout temps les théologiens, grands ou petits, tondus ou mitrés.

Si je ne me trompe, voici comme chacun d’eux a raisonné : La religion chrétienne que j’enseigne n’est certainement pas celle des premiers siècles. Il est clair que la synaxe des premiers chrétiens n’était pas une messe privée ; il est constant que les images que nous invoquons furent défendues pendant plus de deux cents années ; que la confession auriculaire a été longtemps inconnue ; que toutes les pratiques ont changé, sans en excepter une seule. Tous les dogmes ont visiblement changé de même ; nous savons l’époque de l’addition au symbole des apôtres, touchant la procession du Saint-Esprit. De toutes les opinions qui ont excité tant de guerres, il n’y en a pas une qui soit nettement dans nos Évangiles. Tout est donc notre ouvrage, tout est donc arbitraire ; nous ne pouvons donc croire ce que nous enseignons ; nous devons donc profiter de la sottise des hommes ; nous pouvons donc, sans rien craindre, les dépouiller et les confesser, les assassiner, et leur donner l’extrême-onction.

Non-seulement ils ont fait ce raisonnement ; mais il est impossible qu’ils ne l’aient pas fait : car, encore une fois, il n’est pas dans la nature qu’un homme dise : Je crois fermement tout ce que j’enseigne, et je vais faire le contraire pendant toute ma vie et à ma mort.

Beaucoup de séculiers, et surtout parmi les grands, ont imité les théologiens dans toutes les religions. Mustapha a dit : Mon muphti ne croit point à Mahomet ; je ne dois donc pas y croire : je peux donc faire étrangler mes frères sans le moindre scrupule.

Ce syllogisme abominable : « Ma religion est fausse, donc il n’y a point de Dieu », est le plus commun que je connaisse, et la source la plus féconde de tous les crimes.

Quoi ! mes chers frères, parce que Malagrida est un assassin, Le Tellier un faussaire, La Valette un banqueroutier, et le muphti un fripon, s’ensuit-il qu’il n’y ait pas un Être suprême, un créateur, un conservateur, un juge équitable, qui punit et qui récompense ? J’ai connu un jacobin, docteur de Sorbonne, qui était devenu athée parce que son prieur l’obligeait de soutenir dans son cloître la conception de la Vierge dans le péché, et qu’en Sorbonne il était obligé de soutenir le contraire[4]. Il disait froidement : « Ma religion est fausse : or, puisque ma religion, qui est sans contredit la meilleure de toutes, n’a que des caractères de fausseté, il n’y a donc point de religion, il n’y a donc point de Dieu ; j’ai donc fait une énorme sottise de me faire jacobin à l’âge de quinze ans. »

J’eus pitié de ce pauvre homme ; je lui dis : « Il est vrai qu’en vous faisant jacobin vous avez été un grand fou ; mais, mon ami, que Marie soit née maculée ou immaculée. Dieu en existe-t-il moins ? Dieu en est-il moins le père et le juge de tous les hommes ? n’ordonne-t-il pas également au premier colao[5] de la Chine, et au dernier des jacobins, d’être juste, sincère, modéré, et de faire à autrui ce que tout jacobin voudrait qu’on lui fît à lui-même ? Les dogmes changent, mon ami ; mais Dieu ne change pas. Le cordelier saint Bonaventure et le jacobin saint Thomas ne sont presque jamais du même avis : eh bien ! ne pensez ni comme Thomas ni comme Bonaventure. On a falsifié de certains livres, on en a supposé d’autres ; cela vous fait de la peine : consolez-vous ; on ne peut falsifier le grand livre de la nature, dans lequel il est écrit : « Adore un Dieu, et sois juste. » Je vis avec plaisir que mon sermon fit une grande impression sur mon jacobin.

Il faut, mes frères, épurer la religion[6] ; l’Europe entière le crie, et, pour l’épurer, ce n’est point par épurer la théologie qu’il faut commencer ; il faut l’abolir entièrement. Il est trop honteux d’avoir fait une science de cette grave folie qui n’a servi qu’à renverser des milliers de cervelles, et qui a bouleversé tous les États les uns après les autres. Elle seule fait les athées. Le grand nombre des petits théologiens, qui est assez sensé pour voir tout le ridicule de cette science chimérique, n’en sait pas assez pour lui substituer une saine philosophie. Il conclut, comme le jeune jacobin, que la Divinité est une chimère, parce que la théologie est chimérique. C’est précisément dire qu’il ne faut prendre ni quinquina pour la fièvre, ni être saigné dans l’apoplexie, ni faire diète dans la pléthore, parce qu’il y a de mauvais médecins ; c’est nier les effets évidents de la chimie, parce que des chimistes charlatans ont prétendu faire de l’or. Les gens du monde, encore plus ignorants que ces petits théologiens, disent : Voilà des bacheliers et des licenciés qui ne croient pas en Dieu ; pourquoi y croirions-nous ?

Mes frères, une fausse science fait les athées ; une vraie science prosterne l’homme devant la Divinité ; elle rend juste et sage celui que la théologie a rendu inique et insensé.

Voilà, mes chers frères, ma profession de foi ; ce doit être la vôtre, car c’est celle de tous les honnêtes gens. Amen.


fin de la lettre de charles gouju.

  1. Tel est le titre d’une édition in-8o de douze pages et d’une édition in-12 de onze pages, qui toutes les deux sont très-bien exécutées. C’est aussi le titre conservé à cet opuscule dans toutes les éditions des Œuvres de Voltaire. Cependant J.-S. Ersch, dans sa France littéraire, III, 406, l’intitule Lettre de Charles Goujon ; c’est aussi le titre de Lettre de Charles Goujon que lui donne d’Hémery, inspecteur de la librairie, dans son rapport manuscrit, du 22 octobre 1761, au lieutenant général de police.

    C’est dans une lettre du 28 septembre, à d’Argental, que Voltaire parle pour la première fois de sa Lettre de Charles Gouju, composée pour prouver que les prêtres ne croient pas à la religion chrétienne. (B.)

  2. Voltaire et tous ses éditeurs ont écrit Casot ; mais j’ai sous les yeux le Mémoire pour le sieur Cazotte, commissaire général de la marine, et pour la demoiselle Fouque, contre le général et la société des jésuites. Jacques Cazotte, né à Dijon en 1720, auteur d’Olivier et autres ouvrages, fut condamné à mort et exécuté le 25 septembre 1793. L’édition originale de la Lettre de Charles Gouju porte Cazotte. (B.) — Sur Lioncy, voyez tome XVI, pages 100-101.
  3. Voyez tome XV, page 53.
  4. Les dominicains ne croyaient point à l’immaculée conception, dont les franciscains étaient les apôtres. La Sorbonne avait adopté l’opinion franciscaine. (G. A.)
  5. Sur ce mot, voyez tome XI, page 176.
  6. Voltaire revient sur cette idée dans la quatrième de ses Lettres à Son Altesse monseigneur le prince de ** (article Bolingbroke), et dans le vingt-quatrième dialogue de A B C.