Lettre de Charles de Saint-Évremond à Ninon de Lenclos (« J’ai reçu la seconde lettre… »)

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CV. Lettre de Saint-Évremond à Mlle de Lenclos, 1696.


LE MÊME À MADEMOISELLE DE LENCLOS.
(1696.)

J’ai recu la seconde lettre que vous m’avez écrite, obligeante, agréable, spirituelle, où je reconnois les enjoûments de Ninon, et le bon sens de Mlle de Lenclos. Je savois comment la première a vécu : vous m’apprenez de quelle manière vit l’autre. Tout contribue à me faire regretter le temps heureux que j’ai passé dans votre commerce, et à désirer inutilement de vous voir encore. Je n’ai pas la force de me transporter en France, et vous y avez des agréments qui ne vous laisseront pas venir en Angleterre. Mme de Bouillon vous peut dire que l’Angleterre a ses charmes, et je serois un ingrat, si je n’avouois moi-même que j’y ai trouvé des douceurs. J’ai appris, avec beaucoup de plaisir, que M. le comte de Grammont a recouvré sa première santé et acquis une nouvelle dévotion. Jusqu’ici, je me suis contenté grossièrement d’être homme de bien ; il faut faire quelque chose de plus, et je n’attends que votre exemple pour être dévot. Vous vivez dans un pays où l’on a de merveilleux avantages pour se sauver. Le vice n’y est guère moins opposé à la mode qu’à la vertu. Pécher, c’est ne savoir pas vivre et choquer la bienséance autant que la religion. Il ne falloit autrefois qu’être méchant ; il faut être de plus malhonnête homme pour se damner en France présentement. Ceux qui n’ont pas assez de considération pour l’autre vie, sont conduits au salut par les égards et les devoirs de celle-ci. C’en est assez sur une matière, où la conversion de M. le comte de Grammont m’a engagé : je la crois sincère et honnête. Il sied bien à un homme qui n’est pas jeune d’oublier qu’il l’a été. Je ne l’ai pu faire jusqu’ici : au contraire, du souvenir de mes jeunes ans, de la mémoire de ma vivacité passée, je tâche d’animer la langueur de mes vieux jours. Ce que je trouve de plus fâcheux à mon âge, c’est que l’espérance est perdue ; l’espérance, qui est la plus douce des passions et celle qui contribue davantage à nous faire vivre agréablement. Désespérer de vous voir jamais, est ce qui me fait le plus de peine : il faut se contenter de vous écrire quelquefois, pour entretenir une amitié qui a résisté à la longueur du temps, à l’éloignement des lieux, et à la froideur ordinaire de la vieillesse. Ce dernier mot me regarde : la nature commencera, par vous, à faire voir qu’il est possible de ne vieillir pas. Je vous prie de faire assurer M. le duc de Lauzun de mes très-humbles services, et de savoir si Mme la maréchale de Créqui lui a fait payer cinq cents écus qu’il m’avoit prêtés : on me l’a écrit il y a longtemps, mais je n’en suis pas trop assuré.