Lettre de Charles de Saint-Évremond à Ninon de Lenclos (« Je n’ai jamais vu de lettre… »)

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CXII. Réponse de Saint-Évremond à Mlle de Lenclos, 1698.


RÉPONSE DE SAINT-ÉVREMOND, À MADEMOISELLE
DE LENCLOS.
(1698.)

Je n’ai jamais vu de lettre où il y eût tant de bon sens que dans la vôtre : vous faites l’éloge de l’estomac si avantageusement, qu’il y aura de la honte à avoir bon esprit, à moins que d’avoir bon estomac. Je suis obligé à M. l’abbé Dubois, de m’avoir fait valoir auprès de vous, par ce bel endroit. À quatre-vingt-huit ans, je mange des Huîtres tous les matins ; je dîne bien, je ne soupe pas mal ; on fait des Héros pour un moindre mérite que le mien.

Qu’on ait plus de bien, de crédit,
Plus de vertu, plus de conduite,
Je n’en aurai point de dépit ;
Qu’un autre me passe en mérite
Sur le goût et sur l’appétit,
C’est l’avantage qui m’irrite.
L’estomac est le plus grand bien,
Sans lui les autres ne sont rien.
Un grand cœur veut tout entreprendre,
Un grand esprit veut tout comprendre ;
Les droits de l’estomac sont de bien digérer ;
Et dans les sentimens que me donne mon âge,
La beauté de l’esprit, la grandeur du courage,
N’ont rien qu’à sa vertu l’on puisse comparer.

Étant jeune, je n’admirois que l’esprit : moins attaché aux intérêts du corps que je ne devois l’être. Aujourd’hui je répare autant qu’il m’est possible le tort que j’ai eu, ou par l’usage que j’en fais, ou par l’estime et l’amitié que j’ai pour lui. Vous en avez usé autrement. Le corps vous a été quelque chose, dans votre jeunesse ; présentement vous n’êtes occupée que de ce qui regarde l’esprit : je ne sais pas si vous avez raison de l’estimer tant. On ne lit presque rien qui vaille la peine d’être retenu ; on ne dit presque rien qui mérite d’être écouté : quelque misérables que soient les sens, à l’âge où je suis, les impressions que font sur eux les objets qui plaisent, me trouvent bien plus sensible, et nous avons grand tort de les vouloir mortifier. C’est peut-être une jalousie de l’esprit, qui trouve leur partage meilleur que le sien.

Monsieur Bernier, le plus joli philosophe que j’ai connu1 : (joli philosophe ne se dit guère ; mais sa figure, sa taille, sa manière, sa conversation, l’ont rendu digne de cette épithète-là), M. Bernier, en parlant de la mortification des sens, me dit un jour : « Je vais vous faire une confidence que je ne ferois pas à Mme de la Sablière, à Mlle de Lenclos même, que je tiens d’un ordre supérieur ; je vous dirai en confidence que l’Abstinence des plaisirs me paraît un grand péché. » Je fus surpris de la nouveauté du système : il ne laissa pas de faire quelque impression sur moi. S’il eût continué son discours, peut-être m’auroit-il fait goûter sa doctrine. Continuez-moi votre amitié, qui n’a jamais été altérée : ce qui est rare dans un aussi long commerce que le nôtre.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Voy. ce que nous en avons dit, dans l’histoire de Saint-Évremond.