Lettre de Chateaubriand - Londres - 7 novembre 1798
Monsieur,
votre aimable réponse du 1er octobre me confirme dans tout ce que M. de F. [Fontanes] m’avait dit de votre extrême politesse. Permettez-moi donc de vous renouveler mes vifs remerciements. C’est une circonstance bien heureuse et bien flatteuse pour moi que celle qui me fait correspondre avec un des plus beaux talents de la France, par le moyen d’un homme de votre mérite. Je confondrai souvent les lettres de l’ami et du correspondant, espérant que ce dernier voudra bien un jour m’admettre au rang du premier ; et certain que je suis de trouver dans les écrits de l’un et de l’autre, de l’indulgence pour moi, beaucoup de charme et de simplicité de cœur. Je suppose qu’étant des amis de M. de F. [Fontanes], la dernière expression ne vous offense pas et que vous entendez le mot à notre manière.
Je sens vivement, Monsieur, l’honneur que vous me faites en me demandant mes rhapsodies pour votre excellent journal : je vois que notre ami vous a parlé des Natchez. Pour finir cet ouvrage il me faudrait encore quelques années de repos que je ne puis me promettre. Ma position dans ce pays devient de plus en plus précaire et affligeante, et je ne vois guère de moyen d’en sortir. Je crains bien que M. de F. [Fontanes] ne se soit trop laissé aller à son attachement pour moi en fondant sur mon travail des projets de rappel et de succès. Les Natchez sont bien loin d’avoir un mérite assez transcendant pour produire une telle révolution dans ma destinée ; et fussent-ils d’ailleurs tout ce qu’ils ne sont pas, les tigres de nos jours ne sont plus comme au temps d’Orphée ; je ne crois pas qu’on les attendait beaucoup en jouant de la lyre : mulcentem tigres, il n’y a de mon ouvrage que 7 livres sur 24, de mis au net ; et les 7 livres m’ont déjà coûté quatre ans. Encore sont-ils si imparfaits qu’ils ne pourraient soutenir l’impression. Malheureusement, les Natchez sont au nombre de ces ouvrages dont le maître a dit : « Il veut du temps, des soins. » Croyez, Monsieur, que si les livres en question n’étaient tout à fait indignes de votre journal, je m’empresserais de vous les offrir, trop honoré que je me trouverais d’occuper une petite place dans les feuilles d’un critique aussi éclairé du bon goût et de la raison que vous l’êtes.
Si le hasard faisait, Monsieur, que vous entendissiez parler de quelque place littéraire, qui ne demanderait que peu de travail et laissât beaucoup de loisir ; si surtout cette place me rapprochait de vous, pensez au solitaire anglais. Il espère bientôt recevoir de vos nouvelles et de celles du cher F. [Fontanes]. Il vous demande votre amitié et vous offre avec empressement la sienne. Ce serait pour lui un grand sujet de joie, si vous vouliez bien l’accepter. Oserais-je requérir aussi la permission de supprimer toutes ces cérémonies toujours embarrassantes pour des gens qui comme nous écrivent moins de la plume que du cœur. Permettez-moi donc de me dire simplement un des hommes qui vous estime le plus et vous aime déjà comme un vieil ami.
P.S. J’ai changé de logement et demeure maintenant Upper Seymour street, N°11, Portman square, London.
Rappelez-vous que je suis toujours votre chargé d’affaires.