Lettre de Condorcet à la Convention nationale
CITOYENS MES COLLÈGUES,
’ai fui la tyrannie ſous laquelle vous
gémiſſez encore ; ſi la convention n’eût
voulu que m’interroger, je lui aurois
répondu ; mais un décret d’arreſtation
rendu même ſans aucun de ces prétextes
qui ont quelquefois ſervi d’excuſe
au deſpotiſme, m’avertit que la
hache du 2 juin n’a pas ceſſé d’être levée
ſur vos têtes.
Quand la convention nationale n’eſt pas libre, ſes loix n’obligent plus les citoyens. Je répondrai à mes accuſateurs, quand le miniſtre qui a diſpoſé d’une partie de l’armée de la nation, pour en aſſiéger les repréſentans, quand le maire de Paris qui a renoncé à une autorité légitime pour recevoir d’une poigné de factieux, celle d’attenter à la ſouveraineté du peuple, quand le commandant-général dont les bayonnettes & les canons vous ont dicté un décret injuſte, quand ces lâches triumvirs auront ſatisfait à la nation outragée. Les hommes qui m’ont accusé ont été forcés d’avouer qu’ils n’avoient pu le faire qu’en violant à la fois & le ſecret des lettres & la liberté de la preſſe & chacun des actes dictés par les triumvirs à votre comité de ſûreté générale, eſt une inſulte à cette même déclaration des droits que vous préſentez aujourd’hui au peuple Français. Je ne m’a baiſſetai point à faire l’apologie, ni de mes principes ni de ma conduite, je n’en ai beſoin ni pour la France pour l’Europe.
Mais je demanderai pourquoi tous ceux qui, en 1791, qui ont voulu l’abolition de la royauté, & qui n’ont pas ſouillé par de honteuſes rétractations,[1] l’honneur d’avoir combattu pour une ſi belle cauſe, ſont aujourd’hui preſque excluſivement voués à la perſécution. Je demanderai pourquoi l’on écarte avec tant de ſoin, ceux dont les lumières & l’imperturbable républicaniſme oppoſeroient une plus forte résiſtance au rétabliſſement de la royauté. Ne veut-on nous renfermer dans les priſons, ne s’occupe-t-on à les préparer avec tout l’art des embaſtilleurs, que pour nous condamner au ſupplice d’entendre proclamer un roi ? Mais vous n’aurez pas même la liberté d’entendre cette lettre ; on vous a ordonné de renvoyer celles de vos collègues opprimés à votre comité de ſalut public, c’eſt-à-dire, à ce que les triumvirs ont pu trouver parmi vous d’eſclaves plus dociles.
- ↑ Comme Robeſpierre & Vadier.