Lettre de Friedrich Engels à W. Liebknecht, du 14 mars 1883
Engels à W. Liebknecht
Mon télégramme à Mme B…[2], la seule adresse que je possède, vous aura appris la perte immense que le parti socialiste révolutionnaire d’Europe vient d’éprouver. Vendredi dernier, le médecin, l’un des meilleurs de Londres, nous avait encore fait espérer qu’il recouvrerait la santé et qu’il s’agissait seulement de le nourrir pour maintenir ses forces. En effet, depuis lors, l’appétit, lui était revenu. Or, cet après-midi, après 2 heures, je trouvais toute la maison en larmes : il était, paraît-il, d’une faiblesse extrême. Lenchen[3] me pria de monter en disant qu’il s’était assoupli, et lorsque j’arrivai – à peine venait-elle de quitter la chambre deux minutes auparavant — il était endormi, mais du sommeil éternel. Le plus grand cerveau de la seconde moitié du dix-neuvième siècle avait cesser de penser.
Je ne me risquerai pas à me prononcer sur la cause immédiate de la mort, sans l’avis du docteur. Au reste, son cas était si compliqué que, même pour les médecins, il faudrait tout un livre pour le bien décrire. Mais, en fin de compte, cela n’est plus tellement important. Pendant les six dernières semaines, j’ai éprouvé les plus grandes angoisses, et je puis seulement dire que, selon moi, la mort de sa femme d’abord et, ensuite, dans une période très critique, celle de Jenny, avaient précipité la crise finale.
Bien que je l’aie vu étendu ce soir dans son lit, l’immobilité de la mort glaçant ses traits, je ne puis me faire à l’idée que ce cerveau génial ait cessé de féconder le mouvement prolétarien des deux mondes. Ce que nous sommes, nous le sommes grâce à lui ; ce que le mouvement est aujourd’hui, c’est à son activité théorique et pratique qu’il le doit. Sans lui, nous serions encore à tâtonner dans la confusion.
À toi,
- ↑ Liebknecht, Wilhelm, (1826-1900). — L’un des fondateurs et des leaders de la social-démocratie allemande.
- ↑ Bebel, Julie (113-1910). — Femme d’Auguste Bebel, chef de la social-démocratie allemande (1840-1913).
- ↑ Lenchen (Demuth Hélène). 1723-1890). — Servante de la famille Marx depuis 1837, fut l’amie la plus constante et la plus dévouée de la famille.