Lettre de M. de Condorcet, à M. le comte Mathieu de Montmorency, député du bailliage de Montfort-l’Amaury

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LETTRE


De M. De Condorcet, à M. le Comte Mathieu de Montmorency, Député du Bailliage de Montfort-l’Amaury.


À Paris, le 30 Août 1789.


Monsieur le comte,

Rien ne fait plus d’honneur à notre ſiècle & à notre pays, que de voir un jeune homme élevé pour la guerre, donner aux paiſibles droits de l’homme une étendue qui eût étonné les Philoſophes il y a vingt ans, & ſe déclarer contre ces inſtitutions éternelles qui ont fait tant de fois le malheur des Nations, mais qui depuis huit ſiècles avoient marqué votre place dans les premiers rangs de la ſociété.

Vous vouliez que l’engagement d’inſérer dans la conſtitution même, un moyen légal & aſſuré d’en réformer les abus, terminât la déclaration des droits des hommes ; & j’ai été auſſi ſurpris qu’affligé de voir rejetter cet article.

Comment donc les hommes ſeroient-ils égaux en droits, comment la loi ſeroit-elle l’expreſſion de la volonté générale, ſi les enfans étoient forcés de ſe ſoumettre à la conſtitution que leurs grands-pères auroient rédigée ? Comment des loix peuvent-elles obliger une Nation dont la pluralité & quelques années après, la totalité même n’a pu contribuer à les former ? Les hommes ne jouiroient-ils vraiment de leurs droits qu’aux époques, où des malheurs devenus intolérables, conduiroient les peuples à changer par la force, une conſtitution qui les opprime ?

Non-ſeulement la juſtice, mais la raiſon, preſcrivoient que cet article précédât les délibérations ſur la conſtitution même.

Il n’eſt pas indifférent avant d’accepter une loi conſtitutionnelle de ſavoir ſi elle peut être un jour réformée, & même quand, comment, par qui elle doit l’être.

On eſt obligé dans toutes les loix de ſe conformer plus ou moins à des circonſtances locales, & on peut s’y conformer d’autant plus qu’on eſt plus sûr que ſi ces circonſtances varient, la loi pourra être plus promptement réformée. Si je ſais, par exemple, qu’il y aura dans vingt ans au plus tard un moyen sûr, légal, efficace de corriger les vices de la conſtitution, alors je ferai aux opinions du moment, à la paix, à la célérité même, des ſacrifices que je ne ferois pas ſi cette loi devoit régner ſur des générations auxquelles je prévois qu’elle ne pourra plus convenir.

Combien n’y a-t-il pas de difficultés dans la combinaiſon d’une conſtitution, que l’aſſurance d’une réformation à une époque certaine fait heureuſement diſparoître ? Suppoſons, par exemple, qu’on propoſe d’accorder au Chef unique de la puiſſance exécutrice le pouvoir de refuſer les loix arrêtées par l’Aſſemblée des repréſentans de la Nation ; ſi l’époque d’un examen de la conſtitution eſt incertaine, ſi la poſſibilité de la réformer d’après le vœu national dépend des circonſtances ; alors je ne puis voir ſans effroi les ſuites de cette conceſſion, je ne puis plus écouter ni la reconnoiſſance, ni la confiance dans les qualités perſonnelles du Prince, je ne puis me raſſurer, ni ſur l’eſprit de liberté qui anime la Nation, ni ſur la ſituation embarraſſée des finances qui ne permet pas de s’endormir dans une paix trompeuſe ; je ſuis obligé de conſidérer la queſtion d’une manière abſtraite, de voir ſi cet article eſt ſans danger, quelque ſoit le peuple, & quelque ſoit le Roi. Au contraire, ſi on eſt sûr qu’après un terme aſſez court cette conceſſion pourra être révoquée par un moyen paiſible & légal, alors la queſtion change de nature : on n’eſt plus obligé de l’enviſager que dans une généralité abſolue. Je pourrois vous préſenter vingt exemples ſemblables, tous auſſi frappans, & qui prouveroient également que le vœu formel & irrévocable d’établir dans la conſtitution un moyen de la réformer, doit précéder toute diſcuſſion ſur la conſtitution ; & que ce renverſement dans l’ordre naturel des déciſions, peut avoir des effets funeſtes pour la Nation, dangereux pour la tranquillité & la gloire de l’Aſſemblée Nationale.

Je pourrois auſſi vous donner d’autres preuves du danger de ne pas s’aſſujettir à l’ordre naturel des délibérations. Vous allez, par exemple, prononcer ſur l’influence que le pouvoir exécutif doit avoir ſur la Légiſlation, avant d’établir la forme ſous laquelle les Repréſentans de la Nation exerceront la puiſſance légiſlative. Cependant il eſt évident que la néceſſité du conſentement du pouvoir exécutif, pour donner force de loi aux decrets d’une Aſſemblée Nationale, peut être dangereuſe, à-peu-près indifférente ou même utile, ſuivant la conſtitution de cette Aſſemblée. Ainſi l’on s’expoſe, ou à faire une conceſſion très-imprudente, ou à décider d’avance ſur la conſtitution de la puiſſance légiſlative, pluſieurs points importans, ſans les avoir examinés ou même apperçus. On ne peut pas m’oppoſer ce même raiſonnement, en diſant que l’étendue du pouvoir exécutif influant auſſi ſur la forme qu’il faut donner à la Conſtitution, on ne peut délibérer ſur cette forme qu’après avoir déterminé l’étendue de ce pouvoir ; parce que la Conſtitution devant être faite pour la Nation, il faut d’abord la conſidérer relativement à elle, la faire la plus égale, la plus libre, la plus paiſible qu’il ſera poſſible, & voir enſuite quelle part il ſeroit utile de donner dans la Légiſlation au pouvoir exécutif.

Puiſque c’eſt à vous, Monſieur le Comté, que la Nation a l’obligation d’avoir reclamé en faveur de l’aſſurance, ſi néceſſaire dans la Déclaration des droits, d’un moyen de réformer la Conſtitution, permettez-moi de diſcuter avec vous cet objet ſi important.

Une Conſtitution éternelle, des loix fondamentales & irrévocables, ſont moins encore un attentat aux droits des hommes, qu’une chimère qu’il faut renvoyer aux ſiècles d’ignorance.

Il ſeroit abſolument contraire à la liberté, de ſoumettre l’époque de cette réforme à la volonté des Aſſemblées Nationales, au conſentement du Prince. Ce ſeroit déclarer qu’il n’y aura jamais d’autres réformes que celles qui ſerviroient à augmenter le pouvoir des Aſſemblées & du Prince aux dépens des droits des Citoyens. Ce ſeroit renoncer à l’eſpérance de toute réforme paiſible. Alors, pour empêcher que ces pouvoirs ne ſe réuniſſent pour opprimer, vous êtes obligé de les rendre ennemis, & parce que vous leur donnez une autorité qu’ils ne devoient point avoir, vous mettez dans toutes les parties de l’État, l’intérêt à la place de la raiſon, l’eſprit de parti à la place de l’eſprit public. La Conſtitution Anglaiſe dure depuis cent ans : quoique la puiſſance légiſlative n’ait pas reçu d’une manière expreſſe le droit de changer la Conſtitution, comme les parties qui la compoſent réuniſſent tous les pouvoirs, elle en jouit dans le fait. Elle n’en a uſé que deux fois dans un ſiècle, du moins pour des objets importans, l’une pour une réunion avec l’Ecoſſe, où la portion la plus foible a été trompée & opprimée ; l’autre pour étendre à ſept ans, au lieu de trois, la durée de la Chambre des Communes, changement qui n’a en d’autre objet ni d’autre ſuite, que de rendre la corruption plus facile & plus dangereuſe. L’aſſerviſſement de la Hollande, les troubles des Pays-Bas n’ont-ils point pour cauſe première, le défaut d’un moyen légal de changer la Conſtitution, autre que le conſentement des pouvoirs établis par l’ancienne. Il faut donc que la Conſtitution puiſſe être réformée par une Aſſemblée de la Nation, convoquée pour cette ſanction, & bornée à ce pouvoir, car ſi elle en exerce un autre, elle ſera naturellement diſpoſée à établir une Conſtitution qui en recule les bornes.

Cette Aſſemblée doit être ſoumiſe à une ſanction Nationale, ou ne doit l’être à aucune. Il ſeroit abſurde, par exemple, que le pouvoir exécutif, que l’Aſſemblée Nationale chargée de faire les autres loix, euſſent le droit de rejetter les decrets d’une Aſſemblée inſtituée pour fixer les limites de leur autorité & l’étendue de leurs devoirs.

On peut dire, ou que cette Aſſemblée ſera convoquée à une époque fixe, ou (s’il y a dans les diverſes Provinces de l’État des Aſſemblées faiſant partie de la Conſtitution) ſur la demande d’un certain nombre de ces Aſſemblées.

S’il s’agit d’une conſtitution déja établie ſur des principes d’égalité & de juſtice, & qu’il ne puiſſe être queſtion ſeulement d’en réformer quelques points, d’en perfectionner quelques parties, je penſe que le premier moyen ſuffit, & doit être préféré. En fixant l’époque à vingt ans ou environ, comme la juſtice l’exige, les hommes éclairés auront le tems d’obſerver les effets de la Conſtitution, d’en diſcuter les vices, de les faire connoître à la Nation, d’indiquer les remedes. Cette diſcuſſion même, en excitant l’attention des citoyens, en réveillant leur vigilance, ſeroit déja un remede, & ne laiſſeroit à craindre que ces abus ſupportables, ſuite néceſſaire de l’imperfection de toutes les choſes humaines.

Si la demande de la pluralité des Provinces ſuffiſoit dans tous les tems, pour ſoumettre la Conſtitution à une réviſion, il ſeroit à craindre qu’elle fût diſcutée, revue, réformée avant même qu’on eût pu en obſerver les effets ; que jamais une Nation ne parvint à un état fixe ; qu’elle ceſſât par laſſitude de s’intéreſſer à ſa Conſtitution ; ou que s’en occupant ſans ceſſe, elle ne finit par prendre un eſprit inquiet & turbulent, incompatible avec la proſpérité publique & le bonheur des individus.

Mais s’il s’agit d’une Conſtitution nouvelle, établie ſur des principes nouveaux, que l’expérience n’ait pas confirmés, que l’opinion générale des hommes éclairés n’ait pas conſacrés par une longue approbation ; ſi cette Consſitution a été faite précipitamment ou au milieu des troubles ; ſi par conſéquent il peut être néceſſaire de modifier même quelques-uns de ſes principes, alors il faut s’aſſurer à la fois des deux moyens de réforme. Je propoſerois même dans ce cas de ne pas donner le droit de demander la réviſion de la Conſtitution à des Aſſemblées Provinciales, chargées de fonctions adminiſtratives & intéreſſées à augmenter leurs pouvoirs, mais au corps des Électeurs nommés pour choiſir les Membres de l’Aſſemblée Nationale. On leur demanderoit ſolemnellement chaque fois qu’ils ſeroient convoqués, s’ils ſont ou ne ſont pas d’avis de revoir la Conſtitution ; & les Députés ſeroient obligés de porter ce vœu à l’Aſſemblée Nationale, avec la pluralité qu’il auroit obtenu. Si la pluralité dans plus de la moitié des Provinces, ou plus de la moitié de la totalité des Électeurs avoit formé le vœu de faire un réviſion, la réviſion auroit lieu ; ainſi le vœu général de la Nation, ou le vœu général de plus de la moitié de la Nation conſidérée par rapport au territoire, ſuffiroit pour faire adopter cette réviſion. La formation & la publication de ce vœu ſeroit la premiere opération de l’Aſſemblée Nationale, dont aucun acte antérieur à cette publication n’auroit force de loi.

Voilà ce qu’il ſuffiroit de prononcer dans une déclaration des droits, puiſque dès-lors ceux de la poſtérité ſur leſquels les hommes exiſtans aujourd’hui n’ont pas le pouvoir de prononcer, ceux mêmes des individus actuels qui auroient à ſe plaindre d’une repréſentation trop inégale dans l’Aſſemblée actuelle, ſont conſervés ; mais la Conſtitution devroit régler de plus, l’époque fixe & le lieu où l’Aſſemblée de réviſion, la convention devroit s’aſſembler, l’époque de la convocation des Aſſemblées partielles qui devroit en élire les Membres, le nombre de ces Membres, la forme de leur élection, celle même des premieres délibérations de la convention. Dire, par exemple, que la convention ouvrira ſes ſéances dans tel lieu, tel jour, de l’année 1790, ou dans tel lieu ſix mois juſte après le jour de la publication du vœu National qui l’a demandée.

Cette loi doit être faite de maniere que les Membres de la convention ſe trouvent néceſſairement au lieu & au jour indiqué, ſans qu’aucun des pouvoirs établies par la Conſtitution ait eu beſoin d’agir pour la convocation, pour l’élection, & ſans qu’aucun d’eux puiſſe l’arrêter ou le ſuſpendre ſous aucun prétexte.

On a paru craindre qu’annoncer ainſi la réforme d’une Conſtitution qui vient d’être faite, ne fût affoiblir le reſpect qu’il eſt utile d’inſpirer pour elle.

J’y vois au contraire un moyen de l’augmenter : car on ne penſe point ſans doute à la déclarer perpétuelle ; il faudroit alors la faire deſcendre du ciel, auquel on a ſeul accordé juſqu’ici, le droit de donner des loix immuables ; & nous avons perdu cet art des anciens légiſlateurs d’opérer des prodiges & de faire parler des oracles. La Pythie de Delphes & les tonnerres de Sinaï ſont depuis long-tems réduits au ſilence. Les légiſlateurs d’aujourd’hui ne sont que des hommes, qui ne peuvent donner à des hommes, leurs égaux, que des loix paſſageres comme eux. Si donc on ne fixe point l’époque où les loix conſtitutionnelles doivent être revues, & la forme de cette réviſion, elles pourront être changées dans tous les tems, & ſous toutes les formes qu’un parti dominant pourra faire adopter. La Conſtitution au lieu d’être librement diſcutée, ſuivant une forme établie par elle-même, le ſera tumultuairement, ſoit dans des Aſſemblées formées ſpontanément par les Citoyens, ſoit dans les Aſſemblées Nationales, agitées par les intérêts ou les paſſions de leurs Membres.

On craint encore que chaque examen de la Conſtitution ne ſoit un tems de troubles. En fixer l’époque, c’eſt au contraire le ſeul moyen de les prévenir. Les peuples ſouffrent patiemment des maux dont ils connoiſſent le terme, & n’emploient pas la violence quand la loi leur préſente un recours aſſuré. Tout peuple vraiement libre diſcute avec tranquillité ſes droits & ſes intérêts ; s’il s’agite, c’eſt qu’un bout de ſes chaînes a échappé à ſes libérateurs, & le bleſſe encore. Rompons-les toutes ; qu’aucune loi, en exigeant de lui une obéiſſance d’une durée indéfinie, ne lui faſſe redouter des maux éternels ; alors il les reſpectera toutes, & obéira paiſiblement à celles même qu’il réprouve, parce qu’il ſaura qu’une loi plus ſacrée a marqué le terme où il pourra la détruire.

Pardonnez, Monſieur le Comte, à ces réflexions qui vous ſont sûrement très-inutiles. Elles ſont ſi ſimples que tous les bons eſprits ont dit les faire. L’opinion que vous avez ſoutenue eſt trop univerſellement, trop fortement celle des hommes éclairés, pour ne pas devenir bientôt le vœu général des Citoyens ; & à la gloire de l’avoir défendue avec autant d’éloquence que de courage, vous joindrez le bonheur de voir l’Aſſemblée Nationale rendue à elle-même, revenir à votre avis, & faire une loi ſans laquelle, malgré l’autorité de la déclaration des droits, il nous ſeroit impoſſible de nous croire égaux & libres.

J’ai l’honneur d’être avec un reſpectueux attachement, Monſieur le Comte, votre très humble & très-obéiſfant ſerviteur.

de Condorcet.