Lettre de Marx Dormoy à Pierre Diot, 28 février 1915

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Lettre de Marx Dormoy à Pierre Diot, 28 février 1915
(p. 1-3).

Le 28 février 1915


Mon cher Pierre,


Je suis un peu malade depuis quelques jours ; j’ai attrapé une bronchite assez grave pour m’exténuer, mais trop peu, au dire du médecin, pour nécessiter mon évacuation. Pourtant je vais mieux, je tousse déjà moins et j’espère bien que d’ici quelques jours, il n’y paraîtra plus.

J’ai changé de cantonnement depuis le 20 courant ; je vis à nouveau comme un sauvage puisque les journaux ne me parviennent plus. A vrai dire, j’y perds peu de chose, car depuis pas mal de temps, les journaux, à cours de nouvelles, sont loin de présenter un intérêt bien palpitant.

Pourtant, de temps à autre, on y fait des découvertes intéressantes. C’est ainsi que ces jours derniers un camarade m’a passé à différentes reprises le Petit Dauphinois qu’il reçoit pour les nouvelles de Grenoble.

Zéraès y était régulièrement et chaque fois il fait le procès de la social-démocratie allemande et du marxisme. Mais je t’assure bien que je me représentais tout autrement la force et la dialectique du bonhomme, lequel n’a même pas le mérite de l’originalité. Lafargue prétendait qu’il ne faisait que répéter autrefois les discours de Guesde ; il n’a pas changé de méthode, car les articles du Petit Dauphinois ne sont que la réédition presque textuelle des articles que publie sur le même sujet M. Laskine dans Le Matin.

Tu as très bien démêlé la nature des sentiments qui m’agitent et qui animent également la grande majorité de ceux qui sont sur le front.

Il est hors de doute que les soldats sont découragés et qu’ils désespèrent. Cet état d’esprit est le même partout : dans les Flandres comme en Alsace. Ainsi Lépineux vient de m’écrire et sa lettre dénote une surexcitation extrême ; ses camarades et lui ont le désir impérieux d’en finir… C’est bien compréhensible : cette guerre dure vraiment trop. Si elle se continue longtemps encore nous nous préparons de terribles mécomptes ; le réveil sera mauvais. En effet, la réaction n’aura pas besoin de faire de grands efforts pour abattre la République de la cause de laquelle les ouvriers et les paysans qui étaient pour elle de solides soutiens, se désintéresseront complètement.

Nos ennemis politiques ou plutôt les ennemis de nos institutions ne s’y trompent pas ; ils savent que les travailleurs qui sont aux armées ne se rendent nullement compte des raisons qui les obligent à combattre et à mourir. Ils savent qu’une discipline imbécile a détruit chez eux toute idée de réflexion.

C’est que vois-tu, mon cher Pierre, pour faire comprendre aux hommes qu’il se battent pour le droit des peuples, pour l’indépendance des nations, pour la vie et l’avenir de la Démocratie dans le monde, il convient d’abord de démocratiser l’armée en abolissant à jamais les procédés de brutalité et d’humiliation qui ne devraient avoir leur place que dans les armées impériales du Kaïser.

Ce qui se passe ici est vraiment surprenant et combien démoralisant ! Pour un rien, alors qu’une observation suffirait, on menace du conseil de guerre des hommes de tout âge, même des territoriaux de 42 ans et plus que l’on soumet à une véritable discipline de caserne.

Cet état d’esprit à la fois ridicule et dangereux, domine au plus haut point les chefs qui sont chargés de prendre des sanctions. Le fait suivant t’en donnera la preuve ; je t’en garantis l’authenticité, il m’a été rapporté par un de mes amis, lieutenant au 86e d’infanterie :

Une centaine de soldats de ce régiment, au moment de la retraite de Sarrebourg — c’était en août — abandonnèrent leur sac. C’était une faute paraît-il, mais bien d’autres soldats la commirent. Il fallait punir et comme on ne pouvait songer à sévir contre une centaine d’hommes, on demanda tout simplement au sort de désigner trois ou quatre d’entre eux pour être traduits devant le Conseil de guerre. C’est donc trois ou quatre qui payèrent pour une centaine. Voilà comment on pratique la justice à la guerre ! On peut toujours après cela demander un effort aux punis dans de telles conditions !

Constant ne serait pas embarrassé pour me répondre. Il me dirait ce qu’il m’a dit déjà : que la guerre étant une grande injustice entraîne forcément des injustices. La phrase est charmante, en vérité ! Mais elle est loin de donner satisfaction à ceux qui ont tout abandonné pour le salut de la France et que l’on traite aujourd’hui comme des esclaves.

Quand donc pourrons-nous recouvrer notre qualité d’homme ? Tu me demandes ce que ferait notre pauvre Jaurès s’il était là. Tu connais mon opinion. Oh ! sans doute, comme on l’a dit, il donnerait une impulsion plus forte à la Défense Nationale. Il ferait comme Gambetta, que dis-je il ferait mieux que Gambetta… Mais malgré tout il travaillerait, j’en suis bien sûr, à donner au monde une paix rapide.

J’ai lu avec intérêt l’autre jour le discours que Guesde a prononcé à la Conférence de Paris. J’ai admiré sa phrase brève et incisive qui anime une conviction inébranlable. En temps ordinaire je l’aurais certainement applaudi. Aujourd’hui je ne puis m’empêcher de le trouver trop absolu et je dis que le salut de l’humanité présente, ou plus exactement de ce qui reste de l’humanité, vaut bien j’imagine quelques concessions de forme.

Je t’embrasse bien fraternellement,

Marx Dormoy