Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Rien n’est si doux en amitié… »)

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Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Rien n’est si doux en amitié… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 83-85).


XXVI.

AU MÊME.

Rien n’est si doux en amitié, aussi bien qu’en amour, que l’expression d’une véritable tendresse ; et on ne sauroit mieux la témoigner, qu’en prenant part au malheur de ceux qu’on aime. Votre déplaisir du mauvais succès de mon affaire, emporte la moitié du mien, et me met en état de pouvoir supporter doucement ce qui m’en reste. Je n’avois rien su de tout ce que vous m’écrivez, aucun de mes amis n’ayant voulu me faire savoir, non plus que vous, une chose assez fâcheuse : mais cette discrétion, toute obligeante qu’elle est, me laisse deviner qu’ils ont mauvaise opinion de ma constance. Sept années entières de malheur ont dû me faire une habitude à souffrir, si elles n’ont pu me former une vertu à résister. Pour finir un discours moral, impertinent à celui qui le fait, et trop austère pour celui qu’on entretient, je vous dirai en peu de mots, que j’aurois bien souhaité de revoir le plus agréable pays que je connoisse, et quelques amis aussi chers par le témoignage de leur amitié, que par la considération de leur mérite. Cependant il ne faut pas se désespérer, pour vivre chez une nation où les agréments sont rares. Je me contente de l’indolence, quand il se faut passer des plaisirs : j’avois encore cinq ou six années à aimer la comédie, la musique, la bonne chère ; et il faut se repaître de police, d’ordre et d’économie, et se faire un amusement languissant à considérer des vertus hollandoises peu animées. Vous m’obligerez de rendre mille grâces très-humbles à M. de Lionne le Ministre, de la bonté qu’il a eue pour moi. Je suis un serviteur si inutile, que je n’oserois même parler de reconnoissance ; mais je n’en suis pas moins sensible à l’obligation. Vous m’obligerez aussi de m’écrire de l’état de mon affaire, et ce qui a été répondu. Votre lettre sera assurément tenue dans le paquet de M. d’Estrades, quand il sera ici. Pour les airs et ce qu’il y a de nouveau, je ne lui veux pas coûter tant de ports : mais ne m’envoyez rien qui ne vous ait fort plu, soit en musique, soit en autre chose. Pour ces bagatelles, où je me suis amusé quelquefois, je n’ai rien que la moitié d’un discours qui est encore tout brouillé. Il y a une année qu’il me prit envie de traiter l’intérêt sale et vilain, la vertu toute pure et le sentiment d’un homme du monde, qui fait le tempérament, et qui tire de l’un et de l’autre ce qui doit entrer dans le commerce. J’avois laissé ces papiers en Angleterre, que j’ai trouvés perdus, à la réserve de quelques périodes du dernier Écrit. Je tâcherai de les rajuster ; mais comme elles ont trop de liaison avec les autres qui sont perdus, je ne crois pas que cela puisse être fort bien[1].

  1. En effet, ce fragment, recueilli par Des Maizeaux, est fort médiocre, et je l’ai supprimé.