Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Si vous me faites l’honneur de m’écrire… »)

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Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Si vous me faites l’honneur de m’écrire… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 62-64).


XIX.

AU MÊME.

Monsieur,

Si vous me faites l’honneur de m’écrire, je vous prie que nous retranchions ce Monsieur, et toute la cérémonie qui gêne la liberté d’un commerce de lettres. Je vous prierai ensuite de vous moquer moins de moi, par des louanges excessives que vous donnez à des bagatelles : l’inutilité les a produites, et je n’en fais cas que par l’amusement qu’elles me donnent, en des heures fort ennuyeuses ; je souhaiterois qu’elles pussent faire le vôtre. Telles qu’elles sont, je ne laisserai pas de vous envoyer, par le premier ordinaire, les Observations sur Salluste et sur Tacite, desquelles je vous ai parlé. Le premier, donne tout au naturel. Chez lui, les affaires sont de purs effets du tempérament : d’où vient que son plus grand soin est de donner la véritable connoissance des hommes par les éloges admirables qu’il nous en a laissés. L’autre, tourne tout en politique, et fait des mystères de tout, ne laissant rien désirer de la finesse et de l’habileté, mais ne donnant presque rien au naturel. Je passe de là à la difficulté qu’il y a de trouver ensemble une connoissance des hommes, et une profonde intelligence des affaires ; et en huit ou dix lignes, je fais voir que M. de Lionne, le Ministre, a réuni deux talents ordinairement séparés, qui se trouvent en lui dans la plus grande perfection où ils sauroient être. Il fait si froid, que pour un empire je n’écrirois pas une feuille de papier. Je vous enverrai aussi la Dissertation sur l’Alexandre, à mon avis, beaucoup plus raisonnable que vous ne l’avez. Voilà tout ce que je puis faire pour toutes les grâces que vous me faites.

Je vous suis fort obligé de m’avoir envoyé la traduction qu’a faite M. Corneille du petit poëme latin des conquêtes du roi. Je louerois extrêmement le latin, si je n’étois obligé, en conscience, à louer davantage le françois. Notre langue est plus majestueuse que la latine, et les vers plus harmonieux, si je me puis servir de ce terme. Mais ce n’est pas merveille que celui qui a donné plus de force et plus de majesté aux pensées de Lucain, ait eu le même avantage sur un auteur latin de notre temps. Avec cela, j’admire encore plus ce que Corneille a fait, de lui-même, sur le retour du roi, que sa traduction, tout admirable qu’elle est[1]. Je n’ai jamais vu rien de plus beau. Si nous avions un poëme de cette force-là, je ne ferois pas grand cas des Homères, des Virgiles et des Tasses. Je mets entre les bonnes fortunes du roi, d’avoir un homme qui puisse parler si dignement de ses grandes actions.

Je vous prie d’assurer M. de Lionne de mes très-humbles respects. Je ne doute point qu’il n’ait la bonté de me rendre ses bons offices, quand il en trouvera l’occasion ; et j’attends de vous une sollicitation discrète qui ne l’importune pas, mais qui le fasse souvenir de temps en temps de l’affaire de votre très-humble et très-obéissant serviteur.

M. Van Beuninghen s’en va ambassadeur en France[2] : ce seroit bien mon fait de m’en retourner avec lui.

  1. Le P. de la Rue avoit fait un poëme latin sur les Victoires du Roi, en l’année 1667 ; Corneille l’avoit traduit en vers françois, en même temps qu’il avoit publié une épître Au Roi, sur son retour de Flandres.
  2. Il y arriva sur la fin de février 1668.