Lettre de Saint-Évremond au marquis de Canaples (« Vous ne pouviez pas… »)

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XCIII. Lettre au marquis de Canaples, 1699.


LETTRE AU MARQUIS DE CANAPLES1.
(1699.)

Vous ne pouviez pas, Monsieur, me donner de meilleures marques de votre amitié qu’en une occasion où j’ai besoin de la tendresse de mes amis et de la force de mon esprit, pour me consoler. Quand je n’aurois que trente ans, il me seroit difficile de pouvoir rétablir l’agrément d’un pareil commerce : à l’âge où je suis, il m’est impossible de le remplacer. Le vôtre, Monsieur, et celui de quelques personnes qui prennent part encore à mes intérêts, me seroient d’un grand secours à Paris : je ne balancerois pas à l’aller chercher, si les incommodités de la dernière vieillesse n’y apportoient un grand obstacle. D’ailleurs que ferois-je à Paris, que me cacher ou me présenter avec differentes horreurs : souvent malade, toujours caduc, décrépit ? On pourroit dire de moi ce que disoit Mme de Cornuel d’une dame : Je voudrois bien savoir le cimetière ou elle va renouveler de carcasse. Voilà de bonnes raisons pour ne pas quitter l’Angleterre. La plus forte, c’est que le peu de bien que j’ai ne pourroit pas passer la mer avec moi ; il me seroit comme impossible de le tirer d’ici : c’est presque rien ; mais je vis de ce rien-là. Mme Mazarin m’a dû jusqu’à huit cents livres sterling : elle me devoit encore quatre cents guinées, quand elle est morte. Assurément elle disposoit de ce que j’avois, plus que moi-même : les extrémités où elle s’est trouvée sont inconcevables. Je voudrois avoir donné ce qui me reste, et qu’elle vécût. Vous y perdez une de vos meilleures amies : vous ne sauriez croire combien elle a été regrettée du public et des particuliers. Elle a eu tant d’indifférence pour la vie, qu’on auroit cru qu’elle n’étoit pas fâchée de la perdre. Les Anglois, qui surpassent toutes les nations à mourir, la doivent regarder avec jalousie. Soyez assuré, Monsieur, que je suis, etc.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Alphonse de Créqui, marquis ou comte de Canaples, frère de François de Créqui, maréchal de France, dont il a été souvent question dans les Œuvres de Saint-Évremond.