Lettre du 10 mai 1676 (Sévigné)

La bibliothèque libre.


* 535. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, dimanche au soir, 10e mai.

Je pars demain à la pointe du jour, et je donne ce soir à souper à Mme de Coulanges, son mari, Mme de la Troche, M. de la Trousse, Mlle de Montgeron[1] et Corbinelli, afin de me dire adieu[2] en mangeant une tourte de pigeons. La d’Escars vient avec moi ; et comme le bien Bon a vu qu’il pouvoit mettre ma santé entre ses mains, il a pris le parti d’épargner la fatigue de ce voyage, et de m’attendre ici, où il a mille affaires, et où il m’attendra avec impatience ; car je vous assure que cette séparation, quoique petite, lui coûte beaucoup, et je crains pour sa santé : les serrements de cœur ne sont pas bons quand on est vieux. Je ferai mon devoir pour le retour, puisque c’est la seule occasion dans ma vie où je puisse lui témoigner mon amitié, en lui sacrifiant la 1676pensée seulement[3] d’aller jusques à Grignan. Voilà les endroits où l’on fait céder ses plus tendres sentiments à la reconnoissance.

Il vous reviendra cinq ou six cents pistoles de la succession de notre oncle de Sévigné[4], que je voudrois que vous eussiez tout prêt pour cet hiver. Je ne comprends que trop les embarras que vous pouvez trouver par les dépenses que vous êtes obligés de faire ; et je ne pousse rien sur le voyage de Paris, persuadée que vous m’aimez assez, et que vous souhaitez assez de me voir pour y faire au monde tout ce que vous pourrez. Vous connoissez d’ailleurs tous mes sentiments sur votre sujet, et combien la vie me paroît triste sans voir une personne que j’aime si tendrement. Ce sera une chose fâcheuse si M. de Grignan est obligé de passer l’été à Aix, et une grande dépense : de la manière dont on m’a parlé, l’article de votre jeu n’est pas médiocre sur votre dépense[5] (j’admire la fortune) ; et c’est le jeu qui soutient M. de la Trousse.

Vous avez donc été saignée ; la petite main tremblante de votre chirurgien me fait trembler. Monsieur le Prince disoit une fois à un nouveau chirurgien : « Ne trembles-tu point de me saigner ? — Pardi, Monseigneur, c’est à vous de trembler. » Il disoit vrai. Vous voilà donc revenue du café : Mlle de Méri l’a aussi chassé de chez elle honteusement : après de telles disgrâces, peut-on compter sur la fortune ? Je suis persuadée que ce qui échauffe est plus sujet à ces sortes de revers que ce qui 1676rafraîchit : il en faut toujours revenir là ; et afin que vous le sachiez, toutes mes sérosités viennent si droit de la chaleur de mes entrailles, qu’après les avoir consumées à Vichy, on va me rafraîchir plus que jamais par des eaux, par des fruits, et par tous mes lavages que vous connoissez. Prenez ce régime plutôt que de vous brûler, et conservez votre santé d’une manière que ce ne soit point par là que vous puissiez être empêchée de me venir voir. Je vous demande cette conduite pour l’amour de votre vie, et pour que rien ne traverse la satisfaction de la mienne.

Je vais me coucher, ma fille ; voilà ma petite compagnie qui vient de partir. Mmes de Pompone, de Vins, de Villars et Saint-Géran ont été ici : j’ai tout embrassé pour vous. Mme de Villars a fort ri de ce que vous lui mandez : j’ai un mot à lui dire ; cela ne se peut payer. Je pars demain à cinq heures ; je vous écrirai de tous les lieux où je passerai. Je vous embrasse de tout mon cœur : je suis fâchée que l’on ait profané cette façon de parler ; sans cela, elle seroit digne d’expliquer de quelle façon je vous aime.



  1. LETTRE 535. — Voyez la lettre du 26 août suivant.
  2. C’est la leçon de 1734. L’édition de 1754 donne : « qui viendront me dire adieu, » et à la ligne suivante : « la bonne d’Escars, » au lieu de : « la d’Escars. »
  3. C’est-à-dire la pensée même. La leçon de 1754 éclaircit la phrase : « en lui sacrifiant jusqu’à la pensée d’aller à Grignan. »
  4. Voyez ci-dessus la lettre du 22 mars précédent, p. 389.
  5. C’est le texte de 1734. Perrin a ainsi corrigé la phrase dans sa seconde édition : « et une grande dépense, ne fût-ce qu’à cause du jeu, qui fait un article de la vôtre assez considérable. »