Lettre du 10 novembre 1675 (Sévigné)

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1675
466. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 10e novembre.

Je suis fâchée, ma bonne, je n’ai point reçu de vos lettres, cet ordinaire ; et je sens par ce petit chagrin quelle consolation c’est que d’avoir des nouvelles d’une personne que l’on aime beaucoup : cela rapproche ; on est occupée des pensées que cela jette dans l’esprit ; et quoiqu’elles soient quelquefois mêlées de tristesse, on l’aime[1] bien mieux que l’ignorance. Nous avons un petit été Saint-Martin[2], froid et gaillard, que j’aime mieux que la pluie ; je suis toujours dehors faite comme un loup-garou. Le dessus de mon humeur dépend fort du temps : de sorte que pour savoir comme je suis, vous n’avez qu’à consulter les astres ; mais votre Provence vous dira toujours des merveilles ; le beau temps ne vous est de rien ; vous y êtes trop accoutumée ; pour nous, nous voyons si peu le soleil, qu’il nous fait une joie particulière. Il y a de belles moralités à dire là-dessus ; mais c’est assez parler de la pluie et du beau temps.

M. de Vins a été un mois à Rennes, disant tous les jours qu’il venoit ici, qu’il étoit de mes amis, et proche parent des Grignans. M. et Mme de Chaulnes, la Marbeuf, Tonquedec, Coëtlogon[3], lui parloient de moi, de mes belles allées ; il prenoit leur ton ; mais c’est ce qui s’appelle brave jusqu’au dégainer ; car il est passé à trois 1675lieues d’ici, à la Guerche[4], sans oser approcher de moi : j’eusse parié d’avance qu’il n’y fût pas venu. Ma fille, il y a des gens qui vont et d’autres qui ne vont pas, Fourbin et lui ont touché le cœur de deux dames de Rennes ; elles sont sœurs : ce sont les marquises de G* et de C* ; ce sont de constantes amours :


Nos champs n’ont point de fleurs plus passagères ;


mais on ne veut pas perdre la saison d’aimer[5].

Mme de Lavardin m’envoie ses relations de Paris ; c’est une plaisante chose ; mais ses commerces sont agréables : c’est la marquise d’Uxelles, l’abbé de la Victoire, et Longueil[6] et quelques autres. Ce dernier lui mande en propres termes que M. de Mirepoix est le plus infâme et le plus méchant homme du monde ; que non-seulement il nie d’avoir rien touché, pour se mettre avec eux dans le rang des créanciers ; mais qu’il en suppose sous des noms empruntés, et leur redemande encore pour vingt mille francs de pierreries qu’il dit avoir laissées à Grignon[7] dans un petit cabinet[8] qui ne vaut pas neuf francs, et où ils n’ont jamais trouvé qu’une vilaine paire de souliers de sa vilaine femme. Cependant les exploits leur tombent sur la tête, et ils croient que par les friponneries de ce juif ils perdront beaucoup, et lui en son particulier tient ses 1675deux mille écus fort hasardés ; je ne crois pas que vous vouliez, vous qui lisez Josèphe, reconnoître cet homme pour être de la tribu de Lévi Je me fais un plaisir de confondre ce vilain ; j’ai la parole d’un des plus honnêtes hommes du monde ; sans le nommer, c’est le nommer[9] : c’est celui qui donne aux créanciers de M. de Bellièvre ce qui lui est dû. Il y a bien loin de lui à Mirepoix.

On mande encore à cette bonne Vardin[10] que M. de Roquelaure avoit eu une grosse querelle le soir chez la Grancey avec Mme de Lyonne[11]. Elle lui redemandoit une tabatière d’or ; il lui dit que Biran[12] lui payeroit en bonne monnoie à son retour. Elle lui répondit que si elle vouloit un payeur, elle voudroit qu’il eût le nez mieux fait. De parole en parole elle remonta jusqu’à l’affaire qu’il eut avec feu Saint-Mégrin[13] (M. de Grignan s’en souviendra bien) ; il la pensa décoiffer. On se mit entre-deux, et l’histoire finit ainsi.

Rien ne fut plus agréable que la surprise qu’on fit au Roi : il n’attendoit M. du Maine que le lendemain ; il le vit entrer dans sa chambre, et mené seulement par la main de Mme de Maintenon ; ce fut un transport de joie. M. de Louvois alla voir en arrivant cette gouvernante ; 1675elle soupa chez Mme de Richelieu, les uns lui baisant la main, les autres la robe ; et elle se moquant d’eux tous, si elle n’est bien changée ; mais on dit qu’elle l’est. Mme de Coulanges revient, je n’en ai jamais douté.

On ne parle que de cette admirable Oraison funèbre de Monsieur de Tulle ; il n’y a qu’un cri d’admiration sur cette action ; son texte étoit : Domine, probasti me et cognovisti me, et cela fut traité divinement : j’ai bien envie de la voir imprimée[14].

Voilà, ma bonne, ce qui s’appelle causer ; car vous comprendrez toujours que je ne prétends pas vous apprendre des nouvelles de mille lieues de loin. Il y a des commerces qui sont assurément fort agréables. Je vous conseille de mander à M. de Coulanges qu’il vous mande, en mon absence, de certaines bagatelles qu’on aime souvent mieux que les nouvelles générales[15]. On dit qu’il n’est pas vrai que M. de Bailleul[16] vende sa charge ; je pense 1675que sur cela vous direz comme de la bouche de Champlâtreux[17] qui étoit auprès de son œil : « N’est-elle pas aussi bien là qu’ailleurs ? » Est-il vrai que l’armée de Catalogne s’en va punir Bordeaux comme on a puni Rennes[18] ? Je ne crois point à Ruyter : vous avez beau me dire qu’il est sur votre Méditerranée, c’est une vision[19] : ne disoit-on pas la même chose l’année passée sur notre mer ? Vous savez bien que cela étoit faux. Mon fils croit 1675que M. de Louvois lui continuera ses aimables distinctions en lui faisant donner de l’argent pour monter à l’enseigne[20] ; c’est bien pis que les neuf cents lieues[21] : mais que faire ? C’est cela qui rend son voyage incertain[22].



    depuis longtemps à Saint-Victor dans une grande piété ; étant l’ancien des présidents à mortier, il avoit cédé sa charge à son fils, qu’il avoit longuement exercée avec grande probité. Il étoit fils du surintendant des finances, et frère de la mère du marquis d’Uxelles et de celle de Saint-Germain Beaupré. C’étoit un homme rien moins que président à mortier ; car il étoit doux, modeste et tout à fait à sa place. D’ailleurs, obligeant et gracieux autant que la justice le lui pouvoit permettre. Aussi étoit-il aimé et estimé, au point que personne n’ayant plus besoin de lui, et n’y ayant chez lui ni jeu ni table, il étoit extrêmement visité à Saint-Victor, et de quantité de gens considérables, quoiqu’il ne sortît guère de cette retraite. Il fut aussi fort regretté. Je l’allois voir assez souvent, parce qu’il avoit toujours été fort des amis de mon père. »

  1. LETTRE 466 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — Dans les deux éditions de Perrin : « on les aime. »
  2. Perrin a ajouté de : « un petit été de Saint-Martin. »
  3. Voyez sur le marquis de Vins tomes II, p. 98, note 5 ; III, p. 498, note 1 ; sur Tonquedec, tome II, p. 264, note 2, et p. 331 sur Coëtlogon, tome II, p. 317, note 1.
  4. La Guerche est un chef-lieu de canton de l’arrondissement de Vitré.
  5. On lit dans la dernière scène de l’Alceste de Quinault :

    Le sort de la beauté nous doit alarmer !
    Nos champs n’ont point de fleur plus passagère ;
    C’est la saison d’aimer.

  6. Sur l’abbé de la Victoire, voyez tome II, p. 84, note 4 ; sur Longueil, tome III, p. 202, note 7.
  7. Bellièvre était marquis de Grignon. Voyez tome III, p. 513, note 2.
  8. Petit meuble à tiroirs, buffet à plusieurs compartiments.
  9. Achille de Harlay. Voyez la lettre du 13 octobre précédent, p. 178.
  10. À Mme de Lavardin.
  11. Sur Roquelaure, voyez tome III, p. 109, note 5 ; sur la Grancey, tome III, p. 10, note 19 ; sur Mme de Lyonne, tome II, p. 305, note 6.
  12. Voyez la lettre du 4 décembre suivant, p. 260, note 10.
  13. Premier mari de la duchesse de Chaulnes et neveu de Roquelaure. Voyez tome II, p. 242, note 14. — « Roquelaure ayant été pris avec Saint-Mégrin à la bataille d’Honnecourt, ce neveu, qui étoit pourtant aussi vieux que lui, en je ne sais quelle rencontre lui donna un beau soufflet au sortir de prison. Le maréchal de Gramont les accommoda. (Tallemant des Réaux, tome V, p. 353.)
  14. Cette oraison funèbre fut prononcée le 30 octobre dans l’église du grand couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques, où reposait le cœur de Turenne. Ce fut Bossuet qui officia. « L’évêque de Tulle, dit la Gazette du 2 novembre, fit l’éloge de ce prince, avec toute l’éloquence et tout l’applaudissement possible. L’assemblée étoit la plus nombreuse qu’on ait vue depuis longtemps, et composée de toutes les personnes de qualité de la cour. » —Le texte de Mascaron est, comme celui que cite ici Mme de Sévigné, emprunté au psaume CXXXVIII ; mais ce n’est pas le verset I : Domine probasti me, etc., « Seigneur, vous m’avez éprouvé et vous m’avez connu ; » c’est le 23e : Proba me, Deus, et scito cor meum, « Eprouvez-moi, grand Dieu (comme traduit Mascaron), et sondez le fond de mon cœur. » — La première édition de l’Oraison funèbre de Turenne est un in-4o de 54 pages, publié en 1676.
  15. Dans les éditions de Perrin : « qu’on aime quelquefois bien autant que les gazettes. »
  16. Louis de Bailleul, marquis de Château-Gontier, fut président au parlement de Paris de 1652 à 1683, et mourut le il juillet 1701. Saint-Simon (tome III, p. 188) dit à propos de lui : « Deux hommes de singulière vertu moururent en même temps le Bailleul, retiré
  17. Jean-Édouard Molé de Champlâtreux, président à mortier. Il mourut subitement le 6 août 1682. On lit dans les notes sur les membres du parlement, demandées par Foucquet « Molé de Champlastreux est inique, fin, de peu de sûreté, de peu d’amis dans sa compagnie, conservant peu ceux du dehors. A épousé une Garnier dont il est venu d’assez grands biens. Est appliqué à ses divertissements particuliers. Est ami de M. le Bailleul et beau-frère de M. de Braucas. » (Manuscrit de Saint-Victor, n° 1096.)
  18. Lorsque l’armée de Catalogne, commandée par Schomberg, eut terminé la campagne, une partie des troupes qui la composaient fut envoyée contre les insurgés de Bordeaux ; la ville fut occupée le 17 novembre. Sur cette occupation de Bordeaux, sur les désordres que les soldats y commirent, et sur les plaintes du maréchal d’Albret, gouverneur de Guienne, voyez l’Histoire de Louvois par M. Rousset, tome II, p. 197 et suivantes.
  19. Ruyter était encore à Cadix ; il ne se rapprocha de la Sicile qu’à la fin de décembre. Il y a illusion, au lieu de vision, dans l’édition de 1734.
  20. Dans l’édition de 1754 : « en lui faisant acheter l’enseigne pour y monter. »
  21. Voyez tome II, p. 135.
  22. Dans l’édition de 1818, la lettre se termine par la phrase suivante, que nous ne trouvons dans aucune des éditions antérieures et dont nous ne savons pas la source : « Adieu, ma très-aimable, je vous embrasse avec une tendresse qui est, ce me semble, au point de la perfection : plût à Dieu vous le pouvoir témoigner comme je le sens ! »