Lettre du 12 août 1675 (Sévigné)

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429. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, lundi 12e août.

Je vous envoie la plus belle et la meilleure relation qu’on ait eue ici de la mort de M. de Turenne : elle est du jeune marquis de Feuquières à Mme de Vins, pour M. de Pompone. Ce ministre me dit qu’elle étoit meilleure et plus exacte que celle du Roi. Il est vrai que ce petit Feuquières[1] a un coin d’Arnauld dans sa tête, qui le fait mieux écrire que les autres courtisans.

Je viens de voir le cardinal de Bouillon : il est changé à n’être pas connoissable. Il m’a fort parlé de vous : il ne doute pas de vos sentiments. Il m’a conté mille choses de M. de Turenne, qui font mourir. Son âme[2] apparemment, étoit en état de paroître devant Dieu, car sa vie étoit parfaitement innocente. Il demandoit à son neveu, à la Pentecôte, s’il ne pourroit pas communier sans se confesser. Il lui dit que non, et que depuis Pâques il ne pouvoit guère s'assurer de n'avoir pas offensé Dieu[3]. Il lui conta son état ; il étoit à mille lieues d'un péché mortel. Il alla pourtant à confesse, pour la coutume ; il disoit : « Mais faut-il dire à ce récollet comme à Monsieur de Saint-Gervais[4] ? Est-ce tout de même ? » En vérité, une telle âme est bien digne du ciel ; elle venoit trop droit de Dieu pour n'y pas retourner, s'étant si peu gâtée par la corruption du monde. Il aimoit tendrement le fils de M. d'Elbeuf[5] ; c'est un prodige de valeur à quatorze ans. Il l'envoya l'année passée saluer Monsieur de Lorraine, qui lui dit : « Mon petit cousin, vous êtes trop heureux de voir et d'entendre tous les jours M. de Turenne ; vous n'avez que lui de parent et de père : baisez les pas par où il passe, et vous faites tuer à ses pieds. » Le pauvre enfant se meurt de douleur : c'est une affliction de raison et d'enfance, à quoi l'on craint qu'il ne résiste pas. M. le comte d'Auvergne l'a pris avec lui, car il n'a rien à attendre de son père. Cavoie est affligé par les formes. Le duc de Villeroi a écrit ici des lettres dans le transport de sa douleur, qui sont d'une telle force qu'il les faut cacher. Il met au premier rang de toute la fortune, d'avoir été aimé de ce héros[6] , et déclare qu'il méprise toute autre sorte d'estime après celle-là : sauve qui peut. M. de Marsillac s'est signalé en parlant de M. de Lorges comme d'un sujet digne d'une autre récompense que celle de la dépouille de M. de Vaubrun. Jamais rien n’auroit été d’une si grande édification et d’un si bon exemple, que de l’honorer du bâton après un si grand succès.

Mme de Coulanges me mande comme vous vous consolerez aisément si elle passe l’hiver à Lyon, et comme elle est aise aussi que vous soyez dans votre château. Je lui mande en général les commissions que vous me donnez, et qui partent de la même bonté, tantôt d’empêcher l’une de se consoler, tantôt de faire que l’autre soit marquée et malade[7] ; enfin la peine que j’ai à faire vos commissions. Elle nous écrit des lettres admirables, et nous parle souvent de la jolie haine qui est entre vous deux.

Le chevalier de Lorraine est allé à une abbaye qu’il a en Picardie[8]. Mme de Monaco le fut voir à Chilly ; mais elle n’a pu l’empêcher de partir et d’aller plus loin. On ne trouve pas sa politique bonne, et l’on croit qu’il y sera attrapé. C’est un étrange style que de vouloir faire chasser un principal officier dont on est content : c’est à ce prix qu’il met son retour. Je crois qu’il auroit eu contentement il y a quelques années; mais les temps sont différents : on n’est pas volage pour ne changer qu’une fois[9]. Il n’est pas vrai que le marquis d’Effiat et Volonne aient rendu leurs charges ; mais ils ont accompagné le chevalier jusques à Chilly, et ils auront de grands dégoûts pendant cette disgrâce.

La Garde vous a mandé ce que M. de Louvois a dit à la bonne Langlée[10], et comme le Roi est content des merveilles que le chevalier de Grignan a faites. S’il y a quelque chose d’agréable dans la vie, c’est la gloire qu’il s’est acquise dans cette occasion ; il n’y a pas une relation ni pas un homme qui ne parle de lui avec éloge. Sans sa cuirasse il étoit mort : il a eu plusieurs coups dans cette bienheureuse cuirasse ; il n’en avoit jamais porté : Providence ! Providence !

On vint éveiller Monsieur de Reims à cinq heures du matin, pour lui dire que M. de Turenne avoit été tué. Il demanda si l’armée étoit défaite ; on lui dit que non : il gronda qu’on l’eût éveillé, appela son valet coquin, fit retirer son rideau, et se rendormit. Adieu mon enfant : que voulez-vous que je vous dise ?

Je vous envoie cette relation à cinq heures du soir : je fais mon paquet toute seule ; M. de Coulanges viendroit ce soir qui la voudroit copier, et je hais cela comme la mort. J’ai fait toutes vos amitiés et dit toutes vos

douceurs à M. de Pompone et à Mme de Vins : en vérité, elles sont très-bien reçues. Je lui dis la joie que vous aviez de n’être plus mêlée dans les sottes querelles de Provence : il en rit, et de la raison de votre sagesse. Il souhaiteroit que les Bretons s’amusassent à se haïr, plutôt qu’à se révolter. J’ai vu Mme Rouillé[11] chez elle ; je la trouvai toujours aimable ; je croyois être à Aix. Je voudrois fort sa fille[12], mais elle a de plus grandes idées. Adieu, ma très-chère et très-aimée. Mme de Verneuil et la maréchale de Castelnau viennent d’admirer votre portrait : on l’aime tendrement, et il n’est pas si beau que vous. C’est à M. de Grignan, que j’embrasse, à qui j’envoie la relation aussi bien qu’à vous.



  1. LETTRE 429. Note 1. Antoine de Pas, marquis de Feuquières, auteur des Mémoires sur la guerre, mort à soixante-trois ans en 1711 (voyez la lettre du 2 février 1680). Il était petit-fils d’Anne Arnauld de Corbeville, cousine germaine d’Arnauld d’Andilly (voyez tome II, p. 351, note 3).
  2. C’est le texte de 1734. Dans l’édition de 1754 : « son oncle. »
  3. « Et que depuis Pâques apparemment il avoit offensé Dieu. » (Edition de 1734.)
  4. C'est-à-dire comme au curé de Saint-Gervais.
  5. Henri de Lorraine, depuis duc d'Elbeuf, né le 7 août 1661, fils de Charles de Lorraine duc d'Elbeuf (tome I, p. 383, note 3) et de sa seconde femme Elisabeth de la Tour de Bouillon, nièce de Turenne.
  6. Dans l'édition de 1754 : « Il ne voit rien dans sa fortune au-dessus d'avoir été aimé, etc. »
  7. Nous avons déjà vu plusieurs fois la même plaisanterie. Mme de Grignan avait souhaité de voir diminuer le nombre de celles qui pouvaient lui disputer sa dignité de beauté. Voyez la lettre du 7 août précédent, p. 27 et 28.
  8. A l’abbaye de Saint-Jean des Vignes de Soissons. L’église en a été détruite pendant la Révolution, mais il existe encore deux belles tours d’une architecture gothique estimée. Le chevalier de Lorraine avait en outre les abbayes de Saint-Benoît-sur-Loire et de Tiron. (Note de l’édition de 1818.) — Le nom de Mme de Monaco et huit lignes plus bas ceux d’Effiat et de Volonne sont imprimés en entier dans la seconde édition de Perrin ; dans la première il n’y a que les initiales, avec des astérisques.
  9. Voyez la lettre du 9 août, de Mme de Sévigné, p. 35-37.
  10. 10. Saint-Simon dit positivement (tome VI, p. 179) que Langlée (voyez tome II, p. 455, note 5) mourut « sans avoir jamais été marié. » Il fait mention d’un frère qu’il avait, « singulier ecclésiastique, » et d’une sœur, Mme de Guiscard. La bonne Langlée était sans doute sa mère. Est-ce d’elle qu’il est encore question dans la lettre du 19 janvier 1689 ? Voyez les Mémoires de Mademoiselle, tomes IV, p. 462 (1682) ; II, p. 288 (1653). Voici comment Saint-Simon (tome II, p. 385) parle des parents de Langlée : « Le père s’étoit enrichi, et la mère encore plus. L’un avoit acheté une charge de maréchal des logis de l’armée pour se décorer, qu’il n’avoit jamais faite ; l’autre avoit été femme de chambre de la Reine mère, fort bien avec elle, intrigante qui s’étoit fait de la considération et des amis, et qui avoit produit son fils de bonne heure parmi le grand monde. »
  11. Femme de l’intendant de Provence, Rouillé de Mêlai. Voyez tome III, p. 277, note 2, et la lettre au comte de Guitaut du 18 mai 1680.
  12. Pour Charles de Sévigné. Voyez la Notice, p. 211.