Lettre du 12 septembre 1656 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 415-416).
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* 41. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MÉNAGE.[1]

Aux Rochers, ce 12e septembre.

Je vous suis bien obligée de votre agréable et ponctuelle réponse. Il me semble qu’à un paresseux comme vous cela veut dire quelque chose ; mais moi que voulez-vous que je vous réponde sur la question que vous me faites, touchant les madrigaux ? Ne savez-vous pas bien que je suis une écolière qui n’entends rien à la beauté des vers italiens ? Ne pouvant donc parler que de la pensée de l’un et de l’autre, je vous dirai que celle du Guarini, quoique fort semblable à celle du Tasse, me plaît davantage, sans que je puisse quasi dire pourquoi. Pour celui de M. du Raincy[2], que j’entends un peu mieux, je le trouve admirable, et ne crois pas qu’on en puisse faire un plus beau sur ce sujet. Je l’ai su par cœur la seconde fois que je l’ai lu : c’est signe qu’il m’étoit bien demeuré dans la tête. Mais vous saurez que la petite canzonnetta me paroît la plus jolie du monde. Je tâche de l’ajuster sur quelqu’un de tous les airs que j’ai jamais sus, et n’y trouvant pas bien mes mesures, je pense que j’entreprendrai d’y en faire un tout neuf, tant j’ai d’envie de la chanter.

J’ai lu avec beaucoup de plaisir la onzième lettre des jansénistes[3]. Il me semble qu’elle est fort belle. Mandez-moi si ce n’est pas votre sentiment. Je vous remercie de tout mon cœur du soin que vous avez eu de me l’envoyer avec tant d’agréables choses. Cela divertit extrêmement en tous lieux, mais particulièrement à la campagne. Songez donc que vous ferez une charité toutes les fois que vous en userez ainsi, et que vous obligerez une personne qui vous aime et vous estime beaucoup plus que vous ne pensez.

M. de Rabutin.

Mme de la Troche[4] est ici qui vous baise les mains. Mes oncles et mes enfants en font de même. Mandez-moi bien quelle réception vous aura faite[5] cette belle reine de Suède[6].


  1. Lettre 41 (revue sur l’autographe). — i. On trouvera au tome II (p. 197-208) de la Société française au XVIIe siècle, tout un commentaire, aussi ingénieux qu’intéressant, de cette lettre à Ménage.
  2. Jacques Bordier du Raincy (Mme de Sévigné écrit du Rinssy) était le dernier fils de Bordier, avocat, qui fit fortune dans les affaires, devint intendant des finances, bâtit le château du Raincy, et obtint pour son fils cadet le titre de ce domaine. Ce M. du Raincy venait de faire un madrigal qui avait eu un assez grand succès de société. Ménage en fut jaloux. Il trouva dans le Guarini un sonnet tout semblable à celui de Raincy et en le faisant connaître diminua fort le succès du financier. Non content de cela, il traduisit lui-même le madrigal français en italien, et au lieu de donner ses vers pour une traduction, il les mit sous le nom du Tasse et accusa Raincy de plagiat. Presque tous les beaux esprits du temps s’y trompèrent, et décidèrent que le madrigal du Tasse était fort préférable à celui du Guarini et au madrigal français. On voit par cette lettre que Mme de Sévigné ne donna pas dans le piège. Mme de Rambouillet n’avait pas non plus partagé l’engouement général. Quant à Mlle de Scudéry, elle se douta de la tricherie et força Ménage d’en faire l’aveu. — M. Cousin, dans l’ouvrage que nous avons cité, et d’où nous tirons ces détails, donne le madrigal de Raincy, à la page 198 du tome II. La traduction de Ménage est dans ses Mescolanze, Paris, 1678, p. 57.
  3. La onzième Provinciale de Pascal avait paru le 18 août 1656.
  4. Marie Godde de Varennes, femme du marquis de la Troche, conseiller au parlement de Rennes, de la maison de Savonnière, en Anjou, veuve en 1689. Elle survécut à Mme de Sévigné. Voyez la Notice, p. 159.
  5. Dans l’autographe : « Quelle réception vous aura fait. »
  6. La reine Christine vint à Paris dans l’été de 1656, et chargea Ménage de lui présenter les savants et les hommes de lettres les plus distingués.