Lettre du 15 avril 1676 (Sévigné)

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1676
524. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CORBINELLI À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, mercredi 15e avri.
de madame de sévigné.

Je suis triste, ma mignonne, le pauvre petit compère vient de partir. Il a tellement les petites vertus qui font l’agrément de la société, que quand je ne le regretterois que comme mon voisin, j’en serois fâchée. Il m’a priée mille fois de vous embrasser et de vous dire qu’il a oublié de vous parler de l’histoire de votre Protée, tantôt galérien, et tantôt capucin : elle l’a fort réjoui. Voilà Beaulieu qui vient de le voir monter gaiement en carrosse avec Broglie[1] et deux autres ; il n’a point voulu le quitter qu’il ne l’ait vu pendu[2], comme Mme de*** pour son mari. On croit qu’on va assiéger Cambrai[3] : c’est un si étrange morceau, qu’on espère que nous y avons de l’intelligence. Si nous perdons Philisbourg[4], il sera difficile que rien puisse 1676réparer cette brèche : vederemo[5]. Cependant on raisonne et l’on fait des almanachs que je finis par dire : « L’étoile du Roi sur tout. » Enfin le maréchal de Bellefonds a coupé le fil qui l’attachoit encore ici : Sanguin a sa charge[6] pour cinq cent cinquante mille livres, un brevet de retenue de trois cent cinquante mille. Voilà un grand établissement, et un cordon bleu assuré[7]. M. de Pompone m’est venu voir très-cordialement ; toutes vos amies ont fait des merveilles. Je ne sors point, il fait un vent qui empêche la guérison de mes mains ; elles écrivent pourtant mieux, comme vous voyez. Je me tourne la nuit sur le côté gauche ; je mange de la main gauche. Voilà bien du gauche. Mon visage n’est quasi pas changé ; vous trouveriez fort aisément que vous avez vu ce chien de visage-là quelque part : c’est que je n’ai point été saignée, ma fille, et que je n’ai qu’à me guérir de mon mal, et non pas des remèdes.

J’irai à Vichy ; on me dégoûte de Bourbon, à cause de 1676l’air. La maréchale d’Estrées veut que j’aille à Vichy : c’est un pays délicieux. Je vous ai mandé sur cela tout ce que j’ai pensé : ou venir ici avec moi, ou rien ; car quinze jours ne feroient que troubler mes eaux, par la vue de la séparation ; ce seroit une peine et une dépense ridicule. Vous savez comme mon cœur est pour vous, et si j’aime à vous voir ; c’est à vous à prendre vos mesures. On touchera votre pension après le départ des guerriers[8]. Je voudrois que vous eussiez déjà conclu le marché de votre terre, puisque cela vous est bon. M. de Pompone me dit qu’il venoit d’en faire un marquisat ; je l’ai prié de vous faire ducs ; il m’assura de sa diligence à dresser les lettres, et même de la joie qu’il en auroit : voilà déjà une assez grande avance.

Je suis ravie de la santé des pichons : le petit petit, c’est-à-dire le gros gros, est un homme admirable ; je l’aime trop d’avoir voulu vivre contre vent et marée. Je ne puis oublier la petite[9] ; je crois que vous réglerez de la mettre à Sainte-Marie, selon les résolutions que vous prendrez pour cet été : c’est cela qui décide. Vous me paroissez bien pleinement satisfaite des dévotions de la semaine sainte et du jubilé : vous avez été en retraite dans votre château. Pour moi, ma chère, je n’ai rien senti que par mes pensées, car nul objet n’a frappé mes sens, et j’ai mangé de la viande jusqu’au vendredi saint : j’avois seulement la consolation d’être fort loin de toute occasion de pécher. J’ai dit à la Mousse votre souvenir ; il vous conseille de faire vos choux gras vous-même de cet homme à qui vous trouvez de l’esprit. Adieu, ma chère enfant.

1676
de corbinelli.

J’arrive toujours tout à propos pour soulager cette pauvre main. Elle vouloit encore vous dire qu’elle a vu la bonne princesse de Tarente, qui est si dissipée et si étourdie de Paris, que je n’ai pas osé seulement lui parler de votre réponse. Nous regrettâmes ensemble la tranquillité de nos Rochers. Je me lasse d’être secrétaire, je veux vous entretenir un moment.

Madame votre mère vous parle des projets de Cambrai fort succinctement : voici ce que les politiques disent. Il est de fait que toutes nos troupes sont, les unes à l’entour de Cambrai, les autres sous Ypres, les autres vers Bruxelles, où l’on a détaché Nancré[10] pour l’incommoder ; et tout cela pour donner des jalousies[11], et tenir les confédérés dans l’incertitude, et seulement afin de les empêcher de faire un gros d’armée d’une partie de leurs garnisons, et amuser le tapis. Ce que l’on trouve ici de plus beau, c’est d’envoyer un secrétaire d’État[12] assembler les troupes, et porter les ordres partout. M. de Créquy est à Cambrai, M. d’Humières est à Ypres, et pour tout le reste le secret est uniquement dans la tête du Roi. Le jour de son départ a été caché jusqu’au lundi, sortir du conseil[13]. M. de Lunebourg[14] s’est 1676déclaré contre nous, et donne aux Impériaux cinq ou six mille hommes. Messieurs ses frères tiennent à peu, c’est-à-dire le duc d’Hanovre et Osnabruck. Nous avions demandé l’infante de Bavière[15] pour Monsieur le Dauphin mais sa mère étant morte[16], le roi d’Espagne[17] la demande aussi, et l’.on croit qu’il l’aura, parce que le bonhomme Bavière[18] veut épouser la veuve de Pologne[19], sœur de l’Empereur[20]. Si Monsieur de Marseille[21] avoit paré ce coup-là[22], il auroit bien fait.

Le Roi a voulu que le parlement députât le nommé Palluau[23], conseiller de la grand’chambre, pour se porter 1676à Rocroi, où il doit interroger la Brinvilliers[24], parce qu’on ne veut pas attendre à le faire qu’elle soit ici, où toute la robe est alliée à cette pauvre scélérate. On juge ici un homme de Savoie, accusé d’avoir conspiré contre le duc de Savoie[25] : il a accusé le marquis de Livourne[26], qui sollicite ici pour sa justification. Voilà tout ce que je vous puis dire sans politiquer, pour aujourd’hui, Madame, et seulement pour prendre occasion de vous protester que je suis votre serviteur.



  1. LETTRE 524 (revue en partie sur une ancienne copie). — Nous ignorons s’il est question ici de Victor-Maurice, comte de Broglie, marquis de Brezolles, qui fut maréchal de France, et mourut en 1727, âgé d’environ quatre-vingts ans, ou de son frère aîné, dont parle Saint-Simon (tome IV, p. 112 et 113 ; tome VII, p. 36 et 37 ; tome XVII, p. 124 et suivantes).
  2. Allusion au Médecin malgré lui, acte III, scène ix. « Retire-toi de là, tu me fends le cœur, dit Sganarelle. — Non, répond Martine, je veux demeurer pour t’encourager à la mort, et je ne te quitterai point que je ne t’aie vu pendu. »
  3. Cambrai ne fut assiégé que l’année suivante.
  4. Philisbourg, où commandait du Fay, était investi depuis la fin de mars. « La ville se rendit après six mois de blocus et soixante-dix jours de tranchée ouverte (17 septembre). Ce fut…. un grave échec : Philisbourg était la porte du Rhin et le plus beau trophée du traité de Westphalie. » (Histoire des Français de M. Lavallée, tome iii, p. 273.)
  5. Nous verrons.
  6. De premier maître d’hôtel du Roi. (Note de Perrin.) — Avant d’acheter la charge du maréchal de Bellefonds, Claude Sanguin, seigneur de Livry, dont la famille possédait déjà la seigneurie de Livry en 1510, et dont la terre fut érigée en marquisat en faveur de son fils, était depuis longtemps maître d’hôtel ordinaire (voyez la Gazette du IS avril et du 25 juillet 1676). Il était frère de l’évêque de Senlis, qui devint abbé de Livry après l’abbé de Coulanges, et neveu du poëte Saint-Pavin, mort en avril 1670, à soixante-dix ans. Claude Sanguin mourut-en 1680. Sur sa mort, et sur le marquis de Livry son fils, voyez la lettre du 8 septembre 1680 ; sur sa femme, que Mme de Grignan appelle la vieille carcasse, voyez les lettres du 22 décembre 1677 et du 24 janvier 1689. — Le maréchal de Bellefonds avait eu dès 1672 le désir de vendre sa charge : voyez tome II, p. 117, 456, 464 et 465.
  7. Sanguin ne fut point chevalier des ordres ; mais son petit-fils Louis, marquis de Livry, lieutenant général des armées du Roi, mort le 3 juillet 1741, à quarante-trois ans, fut compris dans la promotion de 1724.
  8. Perrin a supprimé cette phrase dans sa seconde édition.
  9. Marie-Blanche, qui avait alors près de cinq ans et demi. Voyez les lettres des 6 et 17 mai suivants, p. 432 et 451.
  10. C’est la leçon du manuscrit. On lit Vaudrai dans les deux éditions de Perrin. — Claude-Antoine de Dreux, comte de Nancré, lieutenant général des armées du Roi, était gouverneur d’Ath : voyez la Gazette, p. 248.
  11. C’est le mot même dont se sert la Gazette (p. 295) : « On travaille dans toutes nos places, est-il dit dans une lettre de Bruxelles, à les mettre en état de défense, les mouvements des François les tenant toutes en jalousie. »
  12. M. de Louvois. (Note de Perrin.)
  13. Le Roi partit de Saint-Germain en Laye le 16 avril, à midi. Voyez la lettre suivante, p. 412, et la Gazette du 18 avril.
  14. Le duc de Zell. Voyez sur lui, sur le duc d’Hanovre et sur l’évêque d’Osnabruck, la note 6 de la lettre du 19 août 1675, p. 61. — Le manuscrit donne Neubourg au lieu de Lunebourg, et c’est probablement la vraie leçon ; car voici ce qu’annonce la Gazette du 18 avril : « Le bruit court que le duc de Neubourg s’est laissé engager par de fortes sollicitations et par de grandes offres dans la ligue de l’Empereur et des alliés, et que Sa Majesté Impériale, le roi d’Espagne et les états généraux lui fourniront aussi des subsides, pour l’entretien des troupes. » Ce sont les lignes suivantes de la lettre, où il est parlé de « Messieurs ses frères, le duc d’Hanovre et Osnabruck, » qui auront déterminé Perrin à changer Neubourg en Lunebourg ; mais Corbinelli a bien pu faire ici une confusion de noms et de parenté.
  15. Marie-Anne-Victoire de Bavière, qui fut mariée en 1680 à Louis, dauphin de France. (Note de Perrin.) — Voyez la lettre du 27 décembre 1679.
  16. Henriette-Adélaïde de Savoie, morte le 18 mars 1676. (Note de Perrin.)
  17. Charles II.
  18. Ferdinand-Marie-François-Ignace-Wolfgang, né le 21 octobre 1636, électeur de Bavière depuis 1651, mort le 27 mai 1679.
  19. Eléonore-Marie d’Autriche, veuve de Michel Viesnoviski. (Note de Perrin.) Elle épousa en secondes noces, le 6 février 1678, Charles V de Lorraine.
  20. L’empereur Léopold.
  21. Il était encore en Pologne.
  22. Dans le manuscrit : « avoit porté ce coup-là. »
  23. On lit Paleau dans le manuscrit ; mais le nom est bien Palluau : c’est sous cette forme qu’il est apposé sur un arrêt conservé dans les minutes du parlement, aux Archives de l’Empire.
  24. Marie-Marguerite d’Aubray, fille d’Antoine Dreux d’Aubray, comte d’Offremont, conseiller d’État, maître des requêtes, lieutenant civil au Châtelet de Paris, et parente du chancelier Marillac, le traducteur de l’Imitation. Elle épousa en 1651 (voyez Loret, livre II, p. 205) Antoine Gobelin, marquis de Brinvilliers, fils d’un président des comptes, et descendant du fondateur de la manufacture des Gobelins, mais devenu homme d’épée, qui « courait, dit M. Michelet, le monde et les plaisirs, négligeait trop sa jolie petite femme, qu’il avait cependant épousée par amour. » La marquise se lia avec un ami de son mari, un officier de cavalerie, Gaudin de Sainte-Croix, que d’Aubray fit enfermer à la Bastille. Au sortir de sa prison, où il avait connu le fameux Exili, Sainte-Croix, de complicité avec la marquise, empoisonna successivement d’Auhray père (1666), ses deux fils (1670) et sa fille. À la mort de Sainte-Croix (1672), la veuve d’Antoine d’Aubray poursuivit sa belle-sœur, qui prit la fuite et fut condamnée à mort par contumace, au commencement de 1673. Réfugiée dans un couvent de Liège, elle fut attirée au dehors par l’exempt Desgrais, qui l’arrêta et la ramena en France. Son mari vivait encore (voyez la fin de la lettre du 1er mai suivant). Condamnée à mort le 16 juillet 1676, elle fut exécutée le 17. Voyez l’Histoire de France de M. Michelet, tome XIII, chap. xvi.
  25. Victor-Amédée II.
  26. Charles-Emmanuel-Philibert de Simiane, marquis de, Livorne, fils du marquis de Pianezze, chambellan du duc de Savoie.
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