Lettre du 15 novembre 1648 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 359-360).
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9. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN À MONSIEUR
ET MADAME DE SÉVIGNÉ.

À la fin de 1648, étant allé avec Sévigné et sa femme à l’abbaye de Ferrières (près de Montargis, en Gâtinais) voir l’évêque de Chalon, notre oncle[1], je les y laissai, après y avoir été cinq ou six jours avec eux, et je m’en allai à Paris pour terminer une affaire que j’y avois. Deux jours après que j’y fus arrivé, je leur écrivis cette lettre.

À Paris, ce 15e novembre 1648.

J’ai voulu d’abord écrire à chacun de vous en particulier ; mais la réflexion de la peine m’en a rebuté ; de faire aussi des baisemains à l’un dans la lettre de l’autre, j’ai appréhendé que l’apostille ne l’offensât ; de sorte que j’ai pris le parti de vous écrire à tous deux, l’un portant l’autre.

La plus sûre nouvelle que j’aie à vous apprendre, c’est que je me suis fort ennuyé depuis que je ne vous ai vus. Il faut dire la vérité, je ne le prévoyois pas quand je sortis d’auprès de vous. Au contraire, allant voir cette petite brune pour qui vous m’avez vu le cœur un peu tendre, je croyois que je ne songerois plus que vous fussiez au monde. Cependant je m’étois trompé ; la petite brune m’avoit, ce qu’on appelle, sauté aux yeux, je ne lui avois dit que deux mots. C’est une beauté surprenante, de qui la conversation guérit : on peut dire que pour l’aimer, il ne la faut voir qu’un moment ; car si on la voit davantage, on ne l’aime plus. Voilà où j’en suis :

Ainsi c’est vous aujourd’hui
Qui causez tout mon ennui.

Au reste, mes chers, je vous demande des nouvelles de la santé de notre oncle : je vous prie de l’entretenir toujours de propos joyeux ; faites-le rire à gorge déployée quand même il en devroit tousser un peu. Dites-lui de ma part qu’il se conserve plus qu’il ne fait, et que s’il ne se veut aimer pour lui, il s’aime pour moi, qui l’aime plus que moi-même. Je n’en dirai pas davantage : aussi bien suis-je persuadé que cela ne serviroit de rien, et que vous êtes des fripons qui vous donnerez bien de garde de faire valoir mon bon naturel. De l’humeur dont je vous connois, vous enrageriez qu’on m’aimât autant ou plus que vous.

Si vous ne revenez bientôt, je m’en irai vous retrouver : aussi bien mes affaires ne s’achèveront-elles qu’après les Rois ; mais ne pensez pas de revenir l’un sans l’autre, car autrement je ne serois pas homme à me payer de raison.

Depuis que je vous ai quittés, je ne mange presque plus. Vous qui présumez de votre mérite, vous ne manquerez pas de croire que le regret de votre absence me donne ce dégoût ; mais point du tout : ce sont les soupes de maître Crochet[2] qui me donnent du dégoût pour toutes les autres.


  1. lettre 9. — Voyez la Notice, p. 34, 41 et 343.
  2. Le cuisinier de l’évêque de Chalon.