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Lettre du 1er juillet 1676 (Sévigné)

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553. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.

1676

À Paris, mercredi 1er juillet.

Jarrivai ici dimanche, ma très-chère belle ; j’avois couché à Vaux[1], dans le dessein de me rafraîchir auprès de ces belles fontaines, et de manger deux œufs frais. Voici ce que je trouvai le comte de Vaux[2], qui avoit su mon arrivée, et qui me donna un très-bon souper ; et toutes les fontaines muettes, et sans une goutte d’eau, parce qu’on les raccommodoit : ce petit mécompte me fit rire. Ce comte de Vaux a du mérite, et le chevalier[3] m’a dit qu’il ne connoissoit pas un plus véritablement brave homme. Les louanges du petit Glorieux ne sont pas mauvaises ; il ne les jette pas à la tête. Nous parlâmes fort, M. de Vaux et moi, de l’état de sa fortune présente, et de ce qu’elle avoit été. Je lui dis, pour le 1676consoler, que la faveur n’ayant plus de part aux approbations qu’il auroit, il pourroit les mettre sur le compte de son mérite, et qu’étant purement à lui, elles seroient bien plus sensibles et plus agréables : je ne sais si ma rhétorique lui parut bonne.

Enfin nous arrivâmes ici ; je trouvai à ma porte Mmes de Villars, de Saint-Géran, d’Heudicourt, qui me demandèrent quand j’arriverois ; elles ne venoient que pour cela[4]. Un moment après, M. de la Rochefoucauld, Mme de la Sablière par hasard, les Coulanges, Sanzei, d’Hacqueville. Voilà qui est fait, nous suions tous à grosses gouttes ; jamais les thermomètres ne se sont trouvés à telle fête[5] : il y a presse dans la rivière ; Mme de Coulanges dit qu’on ne s’y baigne plus que par billets. Pour moi, qui suis en train de suer, je ne finis pas, et je change fort bien trois fois de chemise en un jour. Le bien Bon fut ravi de me revoir, et ne sachant quelle chère me faire, il me témoigna une extrême envie que j’eusse bientôt une joie pareille à la sienne. J’ai reçu bien des visites ces deux jours. J’ai célébré les eaux salutaires de Vichy et si jamais le vieux de l’Orme prend congé de la compagnie, la maréchale d’Estrées et moi, nous entreprenons de confondre Bourbon.

Mme de la Fayette est à Chantilly. J’ai donné à Corbinelli votre lettre. Il me l’a lue, elle est admirable depuis le commencement jusqu’à la fin : vous avez, en vérité, trop d’esprit quand vous voulez. Corbinelli est hors de lui, de trouver une tête de femme faite comme la vôtre. Au reste, je reprends les sottes nouvelles que Mme de Fiennes m’avoit dites à Montargis. On n’a point du tout 1676parlé de Mmes de Cl***[6], de G***, ni du chevalier de B*** : rien n’est plus faux. Penautier a été neuf jours dans le cachot de Ravaillac : il y mouroit ; on l’a ôté ; son affaire est désagréable ; il a de grands protecteurs : M. Colbert et Monsieur de Paris[7] le soutiennent ; mais si la Brinvilliers l’embarrasse davantage, rien ne pourra le secourir. Mme d’Hamilton[8] est inconsolable, et ruinée au delà de toute ruine : elle fait pitié. Mme de Rochefort est changée à n’être pas connoissable, avec une bonne fièvre double-tierce : cela ne vous plaît-il pas assez ?

Le retour du Roi se recule toujours[9]. Vous avez vu les vers qu’a faits l’abbé Têtu : l’exagération m’y paroît exagérée : la réponse en prose de M. de Pompone vous plairoit fort.-Il a écrit aussi (c’est l’abbé Têtu) une lettre à M. de Vivonne bien plus jolie que Voiture et Balzac[10] ; les louanges n’en sont point fades. Mme de Thianges[11] fit faire hier un feu de joie devant sa porte, et défoncer trois muids de vin, en faveur de cette victoire[12]. Des boîtes qui crevèrent tuèrent trois ou quatre personnes. M. de 1676Grignan n’a-t-il point écrit à Monsieur le maréchal ? J’ai vu Bussy[13] plus gai, plus content, plus plaisant que jamais. Il se trouve si distingué[14] des autres exilés, et sent si bien cette distinction, qu’il ne donneroit pas sa fortune pour une autre. Il marie, je crois, la Remiremont[15] au frère de Mme de Cauvisson[16]. Voici l’année d’établissement pour ses filles. J’ai trouvé ici que celui de M. de la Garde faisoit grand bruit.

Je reçois, ma très-chère, votre lettre du 24e juin : il me faut celle du 20e, car je sais mon compte ; j’espère qu’elle me reviendra. Vous me comblez de joie en me parlant sans incertitude de votre voyage de Paris ; ce sera le dernier et véritable remède qui rendra ma santé parfaite. Pour moi, ma fille, voici ma pensée : je la propose à M. de Grignan et à vous. Je ne voudrois point que vous allassiez repasser la Durance, ni remonter à Lambesc : cela vous jette trop loin dans l’hiver ; et pour vous épargner cette peine, je trouverois très-bien que vous partissiez de Grignan quand votre époux#6 partira pour l’assemblée ; que vous prissiez des litières, que vous vinssiez vous embarquer à Roanne, et 1676très-sûrement vous trouveriez mon carrosse à Briare, qui vous amèneroit ici. Ce seroit un temps admirable pour être ensemble. Vous y attendriez M. de Grignan qui vous amèneroit votre équipage, et que vous auriez le plaisir de recevoir. Nous aurions cette petite avance, qui me donneroit une grande joie, et qui vous épargneroit d’extrêmes fatigues, et à moi toute l’inquiétude que j’en ressens.

Répondez-moi, ma très-chère, sur cette proposition, qui me paroît si raisonnable[17] , et parlons cependant de Villebrune[18] : je n’ai jamais été plus surprise que de le voir à Grignan[19]. Je suis assurée que vous l’avez bien questionné sur ma maladie ; il a pu vous la dire d’un bout à l’autre. Il m’envoie d’une poudre admirable ; vous en a-t-il dit la composition ? je n’en prendrai pourtant qu’au mois de septembre. Il se loue fort de vos honnêtetés ; je crois qu’il avoit un bon passe-port en parlant de moi. J’admire comme le hasard vous a envoyé cet homme pour figurer avec mon capucin de Vichy[20]. Pour moi, je lui trouve bien de l’esprit, et un talent admirable pour la médecine : c’est pour s’y perfectionner encore qu’il est allé à Montpellier. Il a eu de grandes conversations avec M. de Vardes sur l’or potable[21]. Il est fort estimé dans notre Bretagne ; il y a 1676presse à qui l’aura ; et je ne sais rien de mauvais en lui (ôtez-en quelque fragilité), qui puisse le rendre indigne de votre protection : il m’a été d’une grande consolation aux Rochers. Je n’ai pas entendu parler depuis ce temps-là de ce que nous croyons qui a causé tous mes maux : je crois en être entièrement quitte. Je ne renonce pas à me faire saigner, quand on le jugera à propos. La poudre du bonhomme pourra retrouver sa place aussi, quand je me serai rendue digne de son opération car présentement les eaux et la douche de Vichy m’ont si bien savonnée, que je crois n’avoir plus rien dans le corps ; et vous pouvez dire, comme à la comédie « Ma mère n’est point impure[22]. » Je tâterai de l’air de Livry, et croyez, mon enfant, que j’userai sagement de cette bride qu’on m’a mise sur le cou.

Il n’y a qu’à rire de l’aventure de la Garde ; je vous assure qu’il dormoit ; car l’amour tranquille s’endort aisément, comme vous savez. Hélas à propos de dormir, le pauvre Monsieur de Saintes[23] s’est endormi cette nuit au Seigneur d’un sommeil éternel. Il a été vingt-cinq jours malade, saigné treize fois, et hier matin il étoit sans fièvre, et se croyoit entièrement hors d’affaire. Il causa 1676une heure avec l’abbé Têtu (ces sortes de mieux sont quasi toujours traîtres), et tout d’un coup il est retombé dans l’agonie, et enfin nous l’avons perdu. Comme il étoit extrêmement aimable, il est extrêmement regretté.

On assure que Philisbourg est assiégé[24]. La Gazette de Hollande dit qu’ils ont perdu sur la mer ce que nous avons perdu sur la terre, et que Ruyter étoit leur Turenne[25]. S’ils avoient de quoi s’en consoler comme nous, je ne les plaindrois pas ; mais je suis sûre qu’ils n’auront jamais l’esprit de faire huit amiraux[26] pour conserver Messine. Pour moi, je suis ravie dé leur misère : cela rend la Méditerranée tranquille comme un lac, et vous en savez les conséquences. Je reçois une lettre de mon fils, qui est détaché avec plusieurs autres troupes pour aller en Allemagne[27] : j’en suis très-fâchée, et quoiqu’il veuille m’en consoler par l’assurance de venir m’embrasser ici en passant, je ne saurois approuver cette double campagne. Adieu, ma très-aimable et très-chère, le bien Bon vous embrasse, et vous assure de la joie qu’il aura de vous voir.



  1. LETTRE 553. — La terre de Vaux-le-Vicomte, qui d’abord avait été confisquée, fut rendue par le Roi aux créanciers de Foucquet, qui à leur tour l’abandonnèrent à Mme Foucquet, séparée de biens d’avec son mari.
  2. Louis-Nicolas, comte de Vaux, vicomte de Melun, fils aîné de Foucquet. Il épousa Jeanne Guyon, et mourut en 1705.
  3. De Grignan.
  4. Dans l’édition de 1754 : « ils ne venoient que pour le savoir. »
  5. « Ne se sont trouvés à un tel exercice. » (Édition de 1734.) — Cette même édition porte à la ligne suivante : « qu’on ne s’y baigne plus que par billets, à cause de l’extrême confusion. »
  6. Dans l’édition de 1734 « Mmes de C***.  »
  7. Harlay de Champvalon, archevêque de Paris.
  8. Le comte d’Hamilton, maréchal de camp, venait d’être tué au combat du défilé de Saverne. Voyez l’Histoire de Louvois par M. Rousset, tome II, p. 258.
  9. Le Roi, comme nous l’avons dit, ne quitta l’armée que le 4 juillet et arriva le 8 à Saint-Germain en Laye.
  10. Le 4 juin 1675, Boileau avait adressé à Vivonne, sur son entrée dans le Phare de Messine, une lettre de félicitation, qui en renfermait deux autres : il attribuait l’une à Balzac, l’autre à Voiture. Vivonne l’avait prié « de lui écrire quelque chose qui pût le consoler des mauvaises harangues qu’il étoit obligé d’entendre. » Après les victoires de 1676, Boileau écrivit de nouveau, mais cette fois en son nom seulement, « au vainqueur de Ruyter, au destructeur de la flotte espagnole. »
  11. Sœur de Vivonne.
  12. La victoire de Palerme, remportée le 2 juin par Vivonne.
  13. Le Roi lui avait permis de passer deux mois à Paris. Voyez la lettre de Bussy du 6 mai précédent, p. 440.
  14. L’édition de 1734 donne différencié, au lieu de distingué.
  15. Marie-Thérèse de Rabutin, dame de Remiremont, qui épousa depuis Louis de Madaillan de l’Esparre, marquis de Montataire. Voyez la Généalogie, tome I, p. 343.
  16. Sur Mme de Cauvisson, voyez tome III, p. 372, note 9. Son frère était Louis, d’abord seigneur d’Ybouvilliers, puis, après la mort de ses deux frères aînés, marquis de Marivaux, qui n’épousa pas la fille de Bussy, mais Madeleine de Malortie et mourut sans enfants en 1691.
  17. « Qui doit vous paroître aussi raisonnable qu’à moi. » (Édition de 1754.)
  18. Le médecin qui avait soigné Mme de Sévigné aux Rochers l’hiver précédent. Voyez la lettre suivante, p. 512 et 513.
  19. « Que d’apprendre qu’il étoit Grignan. » (Édition de 1754.)
  20. Voyez ci-dessus la lettre du 11 juin, p. 485.
  21. Voici en quels termes Furetière dans son Dictionnaire universel (1690) parle de l’or potable : « Les chymistes appellent or potable, une médecine faite du corps même de l’or, et réduite sans aucun corrosif en une gomme ou substance semblable au miel et de couleur de sang. Cette gomme détrempée avec de l’esprit du vin acquiert une couleur de rubis et s’appelle teinture d’or. Une once de cette teinture, mêlée avec seize onces d’autre liqueur, s’appelle proprement or potable, à cause qu’elle a une couleur d’or vif et brillant, et l’on dit que c’est un remède souverain contre plusieurs maladies. Faber, médecin du roi d’Angleterre, en a fait un traité. »
  22. Allusion à l’Amour médecin de Molière (acte II, scène ii) :
    m. tomès.

    Nous avons vu suffisamment la malade, et sans doute. qu’il y a beaucoup d’impuretés en elle.

    sganarelle.

    sansMa fille est impure !

  23. Louis de Bassompierre, fils naturel du maréchal de Bassompierre et de Marie-Charlotte de Balsac d’Entragues, tante du duc.de Verneuil. Il fut premier aumônier du duc d’Orléans et évêque de Saintes de 1648 au 1er juillet 1676.
  24. Philisbourg capitula le 9 septembre, après trois mois de siège.
  25. Voyez, p. 466, la note 6 de la lettre du 26 mai précédent. — Voici ce que dit la Gazette d’Ansterdam du 9 juin : « C’étoit un grand homme assurément, et qui, après Dieu, ne devoit sa fortune qu’à lui seul. Il s’est trouvé en plus de trente batailles ou combats sur mer, et en est toujours sorti glorieux et victorieux, et de son temps il n’y a point eu d’homme au monde sur cet élément qui ait été si grand capitaine que lui ; en un mot, il étoit sur mer ce que M. de Turenne étoit par terre. »
  26. Plaisanterie fondée sur la promotion des huit maréchaux de France qui furent créés peu de jours après la mort de M. de Turenne. (Note de Perrin.)
  27. On envoyait à ce moment même sept bataillons et vingt escadrons au maréchal de Créquy, qui commandait l’armée de la Meuse depuis la mort du maréchal de Rochefort.
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