Lettre du 21 novembre 1666 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 486-488).
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70. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN
À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Le reste de la campagne de 1656 et toute la campagne de 1657, je ne trouve point de lettres de la marquise ni de moi, et un peu avant la campagne de 1658, je me brouillai avec elle. J’eus tort dans le sujet de la brouillerie ; mais le ressentiment que j’en eus fut le comble de mon injustice[1]. Je ne saurois jamais assez me condamner en cette rencontre, ni avoir assez de regret d’avoir offensé la plus jolie femme de France, ma proche parente, que j’avois toujours fort aimée, et de l’amitié de laquelle je ne pouvois pas douter. C’est une tache à ma vie, que j’essayai véritablement de laver quand on arrêta le surintendant Foucquet, en prenant hautement à la cour le parti de la marquise contre des gens qui la vouloient confondre avec les maîtresses de ce ministre. Ce ne fut pas seulement la générosité qui m’obligea d’en user ainsi, ce fut encore la justice. Avant que de m’embarquer à la défense de la marquise, je consultai le Tellier, qui seul avoit vu avec le Roi les lettres qui étoient dans la cassette de Foucquet. Il me dit que celles de la marquise étoient des lettres d’une amie, qui avoient bien de l’esprit, et qu’elles avoient bien plus réjoui le Roi que les douceurs fades des autres lettres ; mais que le surintendant avoit mal à propos mêlé l’amitié avec l’amour. La marquise me sut bon gré de l’avoir défendue ; son bon cœur et le sang l’obligèrent de me pardonner, et depuis ce temps-là, qui a été celui de ma disgrâce, elle s’est réchauffée pour moi, et hors quelques éclaircissements, et quelques petits reproches qu’un fâcheux souvenir lui a arrachés, il n’y a point de marques d’amitié que je n’en aie reçues, ni aussi de reconnoissance que je ne lui en aie données, et que je ne lui en donne le reste de ma vie.

Nous recommençâmes notre commerce la première année de mon exil[2], et je lui écrivis cette lettre.

À Forléans, ce 21e novembre 1666.

1666 Je fus hier à Bourbilly[3]. Jamais je n’ai été si surpris, ma belle cousine. Je trouvai cette maison belle, et quand j’en cherchai la raison, après le mépris que j’en avois fait il y a deux ans, il me sembla que cela venoit de votre absence. En effet, vous et Mlle de Sévigné enlaidissez ce qui vous environne, et vous fîtes ce tour-là, il y a deux ans, à votre maison. Il n’y a rien de si vrai ; et je vous donne avis que si vous la vendez jamais, vous fassiez ce marché par procureur, car votre présence en diminueroit fort le prix.

En arrivant, le soleil, qu’on n’avoit pas vu depuis deux jours, commença de paroître ; et lui et votre fermier firent Fort bien l’honneur de la maison : celui-ci en me faisant une bonne collation, et l’autre en dorant toutes les chambres que les Christophle et les Guy[4] s’étoient contentés de tapisser de leurs armes. J’y étois allé en famille, qui fut aussi satisfaite de cette maison que moi. Les Rabutins vivants, voyant tant d’écussons, s’estimèrent, encore davantage, connoissant par là le cas que les Rabutins morts faisoient de leur maison ; mais l’éclat de rire nous prit à tous, quand nous vîmes le bonhomme Christophle à genoux, qui, après avoir mis ses armes en mille endroits et en mille manières différentes, s’en étoit fait faire un habit. Il est vrai que c’est pousser l’amour de son nom aussi loin qu’il peut aller. Vous croyez bien, ma belle cousine, que Christophle avoit un cachet, et que ses armes étoient sur sa vaisselle, sur les housses de ses chevaux et sur son carrosse. Pour moi, j’en mettrois mes mains dans le feu.


  1. Lettre 70. — i. Sur tout ce que Bussy raconte ou plutôt indique et donne à entendre ici, voyez la Notice, p. 77 et suivantes.
  2. Sur la captivité de Bussy et sur son exil, voyez la Notice, p. 81, 82. C’était le 10 août 1666 qu’il avait reçu la permission d’aller prendre l’air chez lui, en Bourgogne. Voyez la lettre du Roi à Bussy dans les Mémoires de ce dernier, tome II, page 292.
  3. Le vieux château de Bourbilly, situé en Bourgogne, entre le bourg d’Epoisse et Semur, capitale de l’Auxois, était le manoir principal de la branche des Rabutin Chantal, dont Mme de Sévigné était le dernier rejeton. Voyez les lettres des 16 et 21 octobre 1673. — Forléans, d’où cette lettre est datée, se trouve à mi-chemin d’Époisse à Bourbilly, et à une lieue environ de ce dernier château.
  4. Voyez la Notice, p. 4 et suivantes, et la Généalogie, p. 339.