Lettre du 22 décembre 1675 (Sévigné)

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480. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Vitré, samedi pour dimanche 22e décembre.

JE suis venue ici, ma fille, pour voir Mme de Chaulnes, et la petite personne[1], et M. de Rohan, qui s’en vont à 1675Paris. Mme de Chaulnes m’a écrit pour me prier de lui venir dire adieu ici : elle devoit venir dès hier, et l’excuse qu’elle prit, c’est qu’elle craignoit d’être volée par les troupes qui sont par les chemins, et aussi que M. de Rohan l’avoit priée d’attendre à aujourd’hui : et cependant chair et poisson se perdent ; car dès jeudi on l’attendoit. Je trouve cela un peu familier, après avoir mandé elle-même positivement qu’elle viendroit. Mme la princesse de Tarente ne trouve pas ce procédé d’un trop bon goût ; elle a raison ; mais il faut excuser des gens qui ont perdu la tramontane : c’est dommage que vous ne sentiez la centième partie de ce qu’ils ont souffert ici depuis un mois. Il est arrivé dix mille hommes dans la province, dont ils ont été aussi peu avertis, et sur lesquels ils ont autant de pouvoir que vous ; ils ne sont en état de faire ni bien ni mal à personne. M. de Pommereuil est à Rennes avec eux tous : il est regardé comme un dieu, non pas que tous les logements ne soient réglés dès Paris ; mais il punit et empêche le désordre : c’est beaucoup. Mme de Rohan et Mme de Coetquen ont été fort soulagées. Mme la princesse de Tarente espère que Monsieur et Madame la feront soulager aussi : c’est une grande justice, puisqu’elle n’a au monde que cette terre, et qu’il est fâcheux, en sa présence, de voir ruiner ses habitants. Nous nous sauverons, si elle se sauve. Voilà, ma très-chère, un grand article de la Bretagne ; il en faut passer par là : vous connoissez comme cela frappe la tête dans les provinces.

Je n’ai pas attendu, ma très-aimable fille, votre lettre pour écrire à M. de Pompone et à Mme de Vins ; j’en avois demandé conseil à d’Hacqueville ; je l’ai fait tout de mon mieux ; il me paroît beaucoup espérer de ce côté-là. Ne vous retenez point quand votre plume veut parler de la Provence : ce sont mes affaires ; mais ne la retenez 1675 sur rien, car elle est admirable quand elle a la bride sur le cou ; elle est comme l’Arioste : on aime ce qui finit et ce qui commence ; le sujet que vous prenez console de celui que vous quittez, et tout est agréable. Celui du froc aux orties, que l’on jette tout doucement pour plaire à Sa Sainteté, et le reste, est une chose à mourir de rire ; mais ne le dites point à M. de Grignan qui est sage : pour moi, j’en demande pardon à Dieu, mais je ne crois pas qu’il y ait rien au monde de plus plaisant ni de mieux écrit ; vous êtes plus gaie dans vos lettres que vous ne l’êtes ailleurs. Vous avez soif d’être seule : eh mon Dieu, ma chère, venez dans nos bois ; c’est une solitude parfaite, et un si beau temps encore, que j’y passe tous les jours jusques à la nuit, et je pense à vous mille et dix mille fois avec une si grande tendresse, que ce seroit lui faire tort que de croire que je la puisse écrire. Mon fils me met en furie par le sot livre qu’il vient lire autour de moi ; c’est Pharamond[2] : il me détourne de mes livres sérieux, et sous prétexte que je me fais mal aux yeux, il me faut écouter des sornettes que je veux oublier. Vous savez comme faisoit Mme du Plessis à Fresnes, c’est justement de même : il va et vient ; il songe fort à m’amuser et à me divertir. Il vouloit vous écrire aujourd’hui ; mais je doute qu’il le puisse faire : nous ne sommes pas chez nous, et pendant que je suis ici, il joue à l’hombre dans la chambre de la princesse, qui me parle de vous avec une estime et une inclination admirable pour toute votre personne.

Si j’étois en lieu, ma fille, de vous donner des conseils, je vous donnerois celui de ne pas penser présentement d’aller à Grignan : à quel propos ce voyage ? C’est une 1675fatigue, c’est une Durance, c’est une bise. À quoi bon ce tracas ? Vous êtes toute rangée à Aix : passez-y votre hiver. Pour moi qui suis à la campagne, je ne pense point aux villes : mais si j’étois dans une ville, tout établie, la pensée de la campagne me feroit horreur. Je parle un peu de loin, sans savoir vos raisons. Celles de M. de Maillanes[3], pour aimer la Trousse, peuvent être bonnes ; ces Messieurs nous honorent quelquefois de leurs méchantes humeurs, et se font adorer des étrangers. Mais savez-vous que j’ai ouï dire beaucoup de bien de Maillanes, et que Monsieur le Prince en parla au Roi fort agréablement comme d’un très-brave garçon ? Je fus ravie quand on me conta cela à Paris.

Voyons, je vous prie, jusques où peut aller la paresse du Coadjuteur ; mon Dieu, qu’il est heureux, et que j’envierois quelquefois son épouvantable tranquillité sur tous les devoirs de la vie ! On se ruine, quand on veut s’en acquitter. Voilà toutes les nouvelles que je sais de lui.

Je vous ai mandé comme Bourdelot m’a honorée, aussi bien que vous, de son froid éloge : je vous en ai assez dit pour vous faire entendre que je le trouve comme vous l’avez trouvé. Mon Dieu, que je lui fis une bonne réponse ! Cela est sot à dire, mais j’avois une bonne plume, et bien éveillée ce jour-là : quelle rage ! peut-on avoir de l’esprit, et se méconnoître à ce point-là ? Vous avez une musique, ma chère ; je crois que je la trouverois admirable : j’honore tout ce qui est opéra ; et quoique je fasse l’entendue, je ne suis pas si habile que M. de Grignan, et je crois que j’y pleurerois comme à la comédie. Mme de Beaumont[4] a-t-elle toujours bien de l’esprit ? et Roquesante ? Jeûnent-ils toujours tous deux au pain et à l’eau ? 1675Pourquoi tant de pénitences, puisqu’il a apporté tant d’indulgences plénières ? Encore faut-il les appuyer sur quelque chose.

Disons deux mots de Danemark. La princesse[5] est au siège de Wismar[6] avec le Roi et la Reine ; les deux amants y font des choses romanesques. Le favori a traité un mariage pour le prince, et a laissé le soin à la renommée d’apprendre cette nouvelle à la jolie princesse ; il fut même deux jours sans la voir : cela n’est pas le procédé d’un sot ; pour moi, je crois qu’il se trouvera à la fin qu’il est le fils de quelque roi des Visigots[7].

Vous me faites peur de votre vieille veuve qui se marie à un jeune homme : c’est un grand bonheur de n’être point sujette à se coiffer de ces oisons-là ; il vaut mieux les envoyer paître que de les y mener. Vous êtes étonnée que tout ce qui vous entoure ne comprenne point que vous souhaitez quelquefois d’être séparée de leur bonne compagnie ; et moi, je ne puis m’accoutumer à une chose, c’est de voir avec quelle barbarie ils souhaitent tous que je passe le reste de ma vie aux Rochers, mais à bride abattue, sans jamais faire aucun retour que l’on peut trouver quelque société plus délicieuse que celle de Mlle du Plessis. Cela m’impatiente qu’en toute une province il n’y ait personne qui se doute que l’on connoisse quelqu’un à Paris ; j’avois dessein de m’en plaindre à vous.

1675Nous avons si bien aliéné, et vendu, et tracassé, que je crois que nous donnerons nos trois millions : nous serons si sots que nous prendrons la Rochelle[8]. C’est un vieux conte que vous appliquerez. Nous avons fait les mêmes libéralités qu’à l’ordinaire ; on a même sauvé M. d’Harouys des abîmes que l’on craignoit pour lui. On a frondé si rudement contre Monsieur de Saint-Malo, que son neveu[9] s’est trouvé obligé de se battre contre un gentilhomme de basse Bretagne.

Adieu, ma très-chère enfant : la confiance que vous avez que j’aime passionnément vos grandes lettres, m’oblige sensiblement, et me fait voir que vous êtes juste. Je vous remercie de me les souhaiter, comme la plus aimable chose que je puisse recevoir, et vous devez aussi me plaindre quand je suis privée de cette consolation par les retardements de la poste.

Dimanche.

Je quittai hier cette lettre pour Mme de Chaulnes, pour M. de Rohan et pour la petite personne : ils soupèrent ici, et sont partis ce matin pour Laval, et tout droit à Paris. Il me semble que M. de Rohan est assez aise d’être avec la petite. Mme de Chaulnes m’a fort conté les affaires des états : je l’ai fait convenir que Monsieur de Saint-Malo avoit été ridicule avec son bal ; elle me paroît la mort au cœur de toutes ces troupes, et M. de Chaulnes, qui est demeuré à Rennes, très-embarrassé de M. de 1675Pommereuil. Toute cette compagnie m’a fort parlé de vous. Quand je serai aux Rochers, je vous écrirai plus longtemps : en vérité, ma fille, c’est toute ma consolation que de vous parler.



  1. LETTRE 480. Voyez tome II, p. 300, note 19.
  2. Roman de la Calprenède. (Note de Perrin.) — Ce roman parut en 1646 ; mais la Calprenède n’en avait encore donné que sept volumes lorsqu’il mourut en 1663. Pharamond a été achevé en cinq volumes par Vaumorière.
  3. Voyez tome II, p. 105, note 6, et tome III, p. 271, note 3.
  4. Voyez tome III, p. 265.
  5. Charlotte-Émilie-Henriette de la Trémouille. Voyez ci-dessus, p. 155, note 4.
  6. Wismar, ville du Mecklenbourg, appartenait à la Suède depuis 1648. Le roi de Suède étant entré en guerre contre l’électeur de Brandebourg en faveur de la France, les Hollandais, les Espagnols et les Danois s’étaient aussitôt déclarés contre lui, et au commencement de novembre le roi de Danemark avait mis le siège devant Wismar, qui se rendit à lui le 22 décembre. Voyez plus haut, p. 157.
  7. On a vu plus haut (p. 156, note 7) qu’il était le fils d’un marchand de vin de Copenhague.
  8. Allusion à une chanson du règne de Louis XIII, sur le deuxième siège de la Rochelle. Le cardinal de Richelieu fit décider le siège de la Rochelle contre l’avis des courtisans, qui craignaient que le succès de cette entreprise ne rendît le Cardinal trop puissant. « Vous verrez, disait Bassompierre, que nous serons assez fous pour prendre la Rochelle. » (Anecdotes françoises, p. 577.) Voyez les Mémoires de Bussy, tome II, p. 211.
  9. Guémadeuc. (Note de Perrin.)