Lettre du 26 août 1675 (Sévigné)

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435. —— DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, lundi 26e août.

Je revins samedi matin de Livry ; j’allai l’après-dînée chez Mme de Lavardin, qui vous a écrit un billet en vous envoyant une relation. Cette marquise vous aime beaucoup, et vous lui répondrez sans doute, comme vous savez si bien faire ; elle s’en va de son côté, et d’Harouys et moi du nôtre : les vacances de la chicane font partir bien des gens. La cour est partie ce matin pour Fontainebleau : ce mot-là me fait encore trembler[1] ; mais enfin on y va se divertir : Dieu veuille que l’on ne nous assomme point pendant ce temps-là ! Le siége de Trèves se pousse vivement : s’il y a quelque balle qui ait reçu la commission de tuer le maréchal de Créquy, elle n’aura pas de peine à le trouver, car on dit qu’il s’expose comme un désespéré.

Monsieur le Prince est à l’armée d’Allemagne[2] ; il a dit à un homme qu’il a vu en passant ici près : « Je voudrois bien avoir causé seulement deux heures avec l’ombre de M. de Turenne, pour prendre la suite de ses desseins, et entrer dans les vues et les connoissances qu’il avoit de ce pays et des manières de peindre du Montecuculi. » Et quand cet homme-là lui dit : « Monseigneur, vous vous portez bien, Dieu vous conserve, pour l’amour de vous et de la France ! » il ne répondit qu’en haussant les épaules.

Mon fils me mande que le prince d’Orange fait mine de vouloir assiéger le Quesnoy, et que si cela est, ils sont à la veille d’une action[3]. M. de Luxembourg a bien envie de faire parler de lui en bonne part ; il est bien heureux, car il a bien entretenu l’ombre de Monsieur le Prince[4]. Enfin on tremble de tous côtés. J’ai demandé à M. de Louvois le régiment de Sanzei à pur et à plein, en cas que le pauvre Sanzei fût mort, dont on n’a encore nulle nouvelle, avec la permission de vendre le guidon. Le vicomte de Marsilly est mon résident auprès de lui, et s’est chargé de m’apprendre la réponse ; je voudrois qu’elle fût apportée par M. de Sanzei. Vous croyez bien que si Mme de Sanzei y pouvoit avoir la moindre prétention, je ne l’aurois pas barrée, moi qui respecte Saint-Hérem pour le régiment Royal ; mais le Roi avoit donné ce petit régiment à Sanzei, et on le donnera à quelque autre. M. de Coulanges est dans cette affaire. Pour le régiment de Picardie[5], il n’y faut pas penser, à moins que de vouloir être abîmé dans deux ans ; mais c’est mal dit abîmé, c’est déshonoré ; car comme il n’est plus permis de se ruiner et d’emprunter, comme autrefois, on demeure tout court, avec infamie. Ce second Chenoise, neveu de Saint-Hérem[6], est ressuscité depuis deux jours ; il étoit prisonnier des Allemands : c’est là où nous devrions trouver M. de Sanzei. Pour le pauvre petit Froulai[7], il a fallu remuer, remuer, retourner, et

regarder quinze cents hommes morts en un endroit du combat, pour trouver ce pauvre garçon, qu’on a enfin reconnu, percé de dix ou douze coups. Sa pauvre mère demande sa charge de grand maréchal des logis, qu’elle a achetée ; elle crie et pleure, et ne parle qu’à genoux ; on lui répond qu’on verra ; et vingt-deux ou vingt-trois hommes demandent cette charge. Pour dire le vrai, on reconnoît tous les jours que jamais une défaite n’a été si remplie de désordre et de confusion, que celle du maréchal de Créquy. Je vis samedi sa femme chez M. de Pompone : elle n’est pas reconnoissable ; les yeux ne lui sèchent pas. M. de Pompone et Mme de Vins me disent mille amitiés pour vous ; je crois que le détour que vous devez prendre quand vous.aurez affaire à ce ministre, c’est de lui écrire à lui-même, et d’adresser votre lettre à Mme de Vins, plus pour l’obliger que pour avoir besoin d’elle.

M. de Pompone me dit qu’il y avoit encore du désordre en Provence ; je n’en avois pas entendu parler ; je lui demandai que c’étoit : il me dit que c’étoit un président de Cariolis[8] qui ne finissoit point de faire le provençal. Je lui dis : « Mais M. de Grignan n’est pas mêlé dans ses affaires ? — Non me dit-il, mais on a ses amis, et l’on écrit pour ses amis. » Vous entendez bien que c’est la Provence. Il me parla d’une dépêche qu’on a adressée à M. Colbert, qui est de sa charge à lui ; il me parut piqué de cette conduite, et me dit qu’il vouloit en savoir la vérité : moi, ne sachant rien, je me trouvai embarrassée. Je lui dis : « Je suis bien assurée que ce n’est pas M. de Grignan qui a fait cette faute. — Non assurément, me dit-il. — Vous voyez bien, lui dis-je, que cela vient bien droit de M. d’Oppède. Que dites-vous de cette conduite ? — Je la trouve fort ridicule, » me dit-il. Je me trouvai de l’esprit ce jour-là ; car songez que je ne savois rien, et qu’au hasard j’entre tout droit dans ce ton que j’aurois pris, si j’avois été instruite. Mandez-moi ce que c’est que cette sottise-là ; je voudrois qu’elle fût vraie : rien ne vous seroit si bon. M. de la Garde partira dans huit jours ; on retarde toujours. Il dîna hier avec moi ; nous causâmes fort. Je vous le souhaite à Grignan. Il craint pour la santé de Monsieur l’Archevêque, et me donna sa crainte. Il vous portera de l’eau, des souliers, et douze boites de dragées.

Ne croyez pas, ma fille, que la mort de M. de Turenne ait passé ici aussi vite que les autres nouvelles ; on en parle et on le pleure encore tous les jours

Tout en fait souvenir, et rien ne lui ressemble.

On peut dire ce vers pour lui. Heureux ceux, comme vous dites, qui n’ont pas fait la moindre attention sur cette perte ! Celle qui s’est faite depuis[9] a bien renouvelé les éloges du héros. Vous m’avez fait grand plaisir d’avoir frissonné de ce qu’a dit Saint-Hilaire[10] : il n’est pas mort, il vivra avec son bras gauche, il jouira de la beauté et de la fermeté de son âme. Je crois que vous avez été bien étonnée de voir une petite déroute de notre côté[11] ; vous n’en avez jamais vu depuis que vous êtes au monde. Le Coadjuteur en a seul profité, en donnant un air si nouveau et si spirituel à sa harangue, que cet endroit en a

fait tout le prix, au moins pour les courtisans, car toutes les bonnes têtes l’ont louée depuis le commencement jusqu’à la fin. Il dîna samedi avec moi et le bel abbé : je suis ravie quand je vois quelque Grignan.

Enfin, ma chère enfant, cherchez bien dans toute la cour et dans toute la France, il n’y a que moi qui n’aie point la joie de voir une fille si parfaitement aimée, et peut-être que j’étois celle qui méritois le plus de passer ma vie avec elle. Ce sont des règles de la Providence, auxquelles je ne puis me soumettre qu’avec des peines que je ne vous dis point et qui vous feroient pitié. Nous faisons donc bien de nous écrire, puisque c’est tout ce que nous avons. Je comprends l’occupation que vous donnent mes lettres, et combien elles vous détournent de vos civilités : vous perdez connoissance, dites-vous ; je souffre deux fois la semaine que l’on m’en dise autant ; il ne faut point d’autre livre que ces abominables lettres que je vous écris : je vous défie de les lire tout de suite ; enfin vous en êtes contente, c’est assez. Voilà le gros abbé qui me dit cent folies de mon voyage de Bretagne : nous trouvons que je n’ai pris ma résolution que depuis ce que j’ai appris du désordre des séditieux ; il dit que je ne veux pas perdre une si belle occasion, que je ne retrouverois peut-être jamais de ma vie.

Le chevalier de Lorraine[12] est revenu auprès de Monsieur, comme si de rien n’étoit : il a trouvé quelque charitable personne qui l’a remis dans le bon ou dans le mauvais chemin. Cette petite nouvelle n’a pas donné beaucoup d’attention : elle a paru une misère, qui n’a pas tenu sa place devant la mort de M. de Turenne et tout ce qui a suivi. Si vous avez cru que ces grandes nouvelles se soient laissé effacer par celle-là, vous vous êtes trompée. Mme d’Armagnac est accouchée d’un fils[13], et Mme de Louvigny d’un fils aussi ; et Mme la princesse d’Harcourt d’une fille, Madame la Duchesse d’une fille[14] ; mais il y a déjà huit jours.

Voilà un paquet pour Corbinelli ; je le crois à Grignan : il y a une lettre de Mlle de Méri dans ce paquet.

Notre cardinal est encore à Saint-Mihel ; je m’en vais lui écrire, il le trouve bon. L’abbé de Pontcarré est très-digne de vos lettres ; il les adore et les sait lire, et m’en fait part, et il les cache précieusement. Vous ne sauriez croire le tour surprenant et agréable que vous donnez, sans y penser, à toutes choses.

Mademoiselle est arrivée pour se baigner ; elle ne va point à Fontainebleau. J’embrasse de tout mon cœur M. de Grignan et mes petits-enfants ; mais vous, ma très-belle et très-aimable, je suis à vous par-dessus toutes choses : vous savez combien je suis loin de la radoterie, qui fait passer vitement l’amour maternelle aux petits-enfants : la mienne est demeurée tout court au premier étage, et je n’aime ce petit peuple que pour l’amour de vous. Adieu : si M. de Vardes est à Grignan, faites-lui mes compliments, et me contez votre vie.


  1. LETTRE 435 (revue en très-grande partie sur une ancienne copie). — Mme de Sévigné s’y était séparée de sa fille le 24 mai 1675.
  2. Revenue en Alsace. Condé avait reçu le Ier août l’ordre de remettre à Luxembourg le commandement de l’armée de Flandre (qu’il exerçait depuis le départ du Roi le 17 j juillet), et d’aller prendre celui de l’armée de Turenne.
  3. Voyez plus haut, p. 79, note 27.
  4. Voyez la note 2 ci-dessus.
  5. C’était celui du comte de la Marck.
  6. La mère du marquis de Saint-Hérem (voyez tome II, p. 110) était fille de Philippe de Castille, seigneur de Chenoise, grand maréchal des logis de la maison du Roi.
  7. Louis, fils aîné de Charles comte de Froulai (mort en 1671), à qui il avait succédé dans la charge de grand maréchal des logis de la maison du Roi. Cette charge fut donnée à Cavoie. Voyez la fin de la lettre du 6 octobre suivant, p. 164, note 16.
  8. De la même famille que le président Cariolis, beau-père de Malherbe ?
  9. C’est le texte du manuscrit (où seulement depuis est omis) et de la première édition de Perrin. Dans la seconde on lit : « La déroute qui est arrivée depuis. »
  10. Voyez la lettre du 9 août précédent, p. 33 et 34.
  11. Dans le manuscrit : « de votre côté, » pour « de notre côté. »
  12. On a vu, dans les lettres du 9 et du 12 août précédents, que le chevalier de Lorraine s’était brouillé avec Monsieur, et s’était retiré à son abbaye de Saint-Jean des Vignes ; voyez encore, sur son retour, la lettre du 28 août suivant, p. 103 et 104.
  13. Louis-Alphonse-Ignace, dit le bailli de Lorraine, né le 24 août 1675 ; il devint chef d’escadre, et fut tué devant Malaga le 29 août 1704-
  14. Anne-Marie-Victoire, demoiselle de Condé, née le 11 août 1675, morte le 23 octobre 1700. Les autres enfants dont il est question ici ne vécurent pas. (Note de l’édition de 1818.)
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