Lettre du 27 août 1675 (Sévigné)

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436. —— DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE
DE BUSSY RABUTIN.

Trois semaines après que j’eus écrit cette lettre (n° 428, p. 39), je reçus celle-ci de Mme de Sévigné.

À Paris, ce 27e août 1675.

JE fais réponse à deux de vos lettres[1], mon cousin. Dans la première[2], vous me parlez si raisonnablement de la mort de M. de Turenne, qu’il faut avoir un cœur de héros pour savoir le regretter comme vous faites, n’ayant pas toujours été de vos amis. Dans la seconde, vous me louez trop de trouver que j’écris fort bien ; il est vrai que vous êtes un si bon connoisseur, et que vous flattez si peu les gens, que j’ai peine à douter de ce que vous me dites ; cependant je ne sens point que je mérite une si digne approbation.

Vous faites une très-bonne remarque sur la mort prompte et imprévue de M. de Turenne ; mais il faut bien espérer pour lui ; car enfin les dévots, qui sont toujours dévorés d’inquiétude pour le salut de tout le monde, ont mis, comme d’un commun accord, leur esprit en repos sur le salut de M. de Turenne : aucun d’eux n’a gémi sur son état ; ils ont cru sa conversion sincère, et l’ont prise pour un baptême ; et il a si bien caché toute sa vie sa vanité sous des airs humbles et modestes, qu’ils ne l’ont pas découverte ; enfin ils n’ont pas douté que cette belle âme ne fût retournée tout droit au ciel, d’où elle étoit venue[3].

Mais ne faites-vous pas une remarque que j’ai faite, qui est que ce qui passe aujourd’hui pour une victoire, d’avoir repassé le Rhin sans avoir été taillés en pièces depuis la mort de M. de Turenne, eût été un grand malheur s’il fût arrivé pendant sa vie[4] ?

Au reste, que dites-vous de la déroute du maréchal de Créquy ? Le Roi l’a nommée lui-même une défaite complète. Il a répondu divinement aux courtisans qui lui en ont parlé. À ceux qui vouloient excuser ce maréchal, il a dit : « Il est vrai qu’il est fort brave ; je comprends son désespoir ; mais enfin mes troupes ont été battues par des gens qui n’avoient jamais fait autre chose que de jouer à la bassette. » À ceux qui le blâmoient et qui demandoient pourquoi il avoit donné la bataille, il leur a répondu comme fit autrefois le duc de Weimar, à qui le vieux Parabère[5] demandoit : « Monsieur, pourquoi donniez-vous cette dernière bataille que vous perdîtes ? — Monsieur, répondit le duc de Weimar, c’est que je croyois la gagner. » Cette application est fort juste et fort plaisante. À ceux qui le vouloient consoler, lui disant qu’il

n’avoit quasi point perdu de troupes, que tout revenoit à Thionville et à Metz, qu’il y avoit tant de cavalerie, tant d’infanterie, il leur répondit « Mais en voilà plus que je n’en avois ; c’est une plaisante manière de faire des recrues. » Le maréchal de Gramont dit « C’est que vos troupes ont fait des petits, Sire[6]. » Les courtisans trop courtisans devroient bien se corriger de leurs basses flatteries avec un tel maître[7]. Le maréchal de Créquy est dans Trèves : si quelque balle a la commission de le tuer, je crois qu’elle le trouvera aisément de la manière enragée dont on dit qu’il s’expose[8].

Monsieur le Prince est arrivé à l’armée d’Allemagne. Il a dit à des gens qui l’ont vu[9] à Châlons qu’il auroit bien souhaité de causer seulement deux heures avec l’ombre de M. de Turenne, pour prendre ses lumières sur la connoissance qu’il avoit des affaires de ce pays-là. Si la goutte l’y vient trouver au mois d’octobre, comme elle fait tous les ans, ce sera un étrange malheur.

Vous avez sans doute entendu louer le chevalier de Grignan sur le passage du Rhin : on ne peut pas avoir été distingué plus agréablement ; et afin que je fusse aussi[10] contente du côté du maréchal de Créquy, la Trousse y a fait des merveilles[11]. Si M. de Luxembourg fait quelque chose en Flandre, il faudra pour achever ma joie que mon fils se fasse louer, et revienne en bonne santé.

Sur[12] la plainte que le maréchal d’Albret a faite au Roi que le marquis d’Ambres[13], en lui écrivant, ne le traitoit pas de monseigneur, Sa Majesté a ordonné à ce marquis de le faire, et sur cela il a écrit cette lettre au maréchal :

Monseigneur,

Votre maître et le mien m’a fait commander d’user avec vous du terme de monseigneur : j’obéis à l’ordre que j’en viens de recevoir avec la même exactitude que j’obéirai toujours à tout ce qui viendra de sa part, persuadé que vous savez à quel point je suis, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Ambres.

Le maréchal d’Albret fit cette réponse au marquis d’Ambres :

Monsieur,

Le Roi, votre maître et le mien, étant le prince du monde le plus juste et le plus éclairé, vous a ordonné de me traiter de monseigneur, parce que vous le devez : et comme je m’explique nettement et sans équivoque, je vous assurerai que je serai à l’avenir, selon que votre conduite m’y obligera, Monsieur, votre très-humble et très-affectionné serviteur,

Le maréchal d’Albret[14]
Je ne sais encore ce que je deviendrai : les affaires de la belle Madelonne m’arrêtent ici. Je ne sais ce qui me tient que je ne vous conte le procès dont il est question[15], tant je me sens en train de discourir ; mais je m’arrête ; car il se pourroit fort bien faire que vous ne seriez pas en humeur de m’écouter, et je vous veux plaire. Je veux que vous m’aimiez toujours comme je vous aime.
———
437. —— DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, mercredi 28e août.

Si l’on pouvoit écrire tous les jours, je le trouverois fort bon ; et souvent je trouve le moyen de le faire, quoique mes lettres ne partent pas. Le plaisir d’écrire est uniquement pour vous ; car à tout le reste du monde, on voudroit avoir écrit, et c’est parce qu’on le doit. Vraiment, ma fille, je m’en vais bien vous parler encore de M. de Turenne. Mme d’Elbeuf[16], qui demeure pour



    d’Ambres est omise dans nos deux copies écrites de la main de Bussy. Nous la laissons à la place où elle est dans l’édition de 1818. Nous l’avons revue sur deux manuscrits non autographes, dont l’un appartient à la Bibliothèque impériale et l’autre à M. le duc de Luynes. Dans l’un et dans l’autre elle forme un morceau à part, que rien ne rattache à la lettre du 27 août.

  1. LETTRE 436. Les lettres des 6 et 11 août précédents, p. 7 et 39.
  2. Les premiers mots de la lettre, jusqu’à dans la première inclusivement, manquent dans le manuscrit de l’Institut. À la quatrième ligne, on lit : « qu’il faut avoir le cœur et l’esprit bien faits pour le savoir louer et regretter comme vous faites, » et la phrase finit là. La suivante commence ainsi : « Vous me louez trop, moi ; cependant vous êtes un si bon connoisseur… » et finit par « quoique je ne sente pas, etc. »
  3. Comparez plus haut la première lettre du 16 août, p. 52, et la lettre de Bussy, du 11 août, p. 42.
  4. Voyez la lettre à Mme de Grignan, du 9 août précédent, p. 31. — Dans le manuscrit de l’Institut, la fin de la phrase est un peu différente : « auroit été un grand malheur, s’il avoit été en vie. » — L’autre copie autographe, dont nous suivons le texte, porte à la suite de ce paragraphe ces mots ajoutés après coup et écrits d’une autre main que celle de Bussy : « Ce que vous écrivez au Roi sur sa mort fait bien de l’honneur au maréchal et à vous aussi, mon pauvre cousin. » Cette lettre au Roi est à la p. 182 de l’édition de 1697, et dans la Correspondance de Bussy, au tome III, p. 458.
  5. Dans le manuscrit de l’Institut : « un vieux Parabère. »
  6. Cette phrase n’est pas dans le manuscrit de l’Institut.
  7. Mme de Sévigné raconte, en d’autres termes, les mêmes anecdotes à Mme de Grignan, dans la lettre du 19 août précédent.
  8. Voyez le commencement de la lettre précédente, p. 86.
  9. Dans le manuscrit de l’Institut: « qui l’ont été voir. » La phrase suivante « Si la goutte, etc.,» y est omise.
  10. « Que je fusse encore. » (Manuscrit de l’Institut.)
  11. Voyez l’Histoire de Louvois de M. Rousset, tome II, p. 176, 177.
  12. Toute la partie relative au maréchal d’Albret et au marquis
  13. Voyez la lettre du 19 août précédent, p. 62, et la note II.
  14. Dans les deux copies non autographes (voyez ci-dessus la note 12), on lit, à la suite de ce billet, et sous le titre de Réponse, le morceau que voici : « Le marquis d’Ambres ne sait pas vivre. Étant bien plus jeune que le maréchal d’Albret et n’ayant jamais eu d’autre emploi que celui de mestre de camp au régiment de Champagne (de 1657 à 1671), il étoit ridicule de n’écrire pas à ce maréchal monseigneur. La lettre du maréchal est meilleure que l’autre. Pour moi, j’aurois encore renchéri sur le Gascon ; au lieu de dire : « le Roi, votre maître et le mien, » j’aurois dit « mon maître et le vôtre. »
  15. Voyez la note 16 de la lettre du 21 août précédent, p. 76. — Dans le manuscrit de l’Institut : « Peu de chose me retient que je ne vous conte, etc. »
  16. LETTRE 437 (revue en grande partie sur une ancienne copie). Elisabeth de la Tour, sœur du duc de Bouillon, du cardinal, et du comte d’Auvergne, seconde femme de Charles de Lorraine, duc d’Elbeuf, morte en octobre 1680. — Dans notre manuscrit, on lit à