Lettre du 28 juillet 1668 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 507-512).
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80. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE
DE BUSSY RABUTIN.

Douze jours après que j’eus écrit cette lettre, je reçus celle-ci de la marquise, qui répondoit à mes deux dernières.

À Paris, ce 26e juillet 1668.

Je veux commencer à répondre en deux mots à votre lettre du 9e de ce mois, et puis notre procès sera fini.

Vous m’attaquez doucement, Monsieur le Comte, et me reprochez finement que je ne fais pas grand cas des malheureux ; mais qu’en récompense je battrai des mains pour votre retour ; en un mot, que je hurle avec les loups, et que je suis d’assez bonne compagnie pour ne pas dédire ceux qui blâment les absents.

Je vois bien que vous êtes mal instruit des nouvelles de ce pays-ci. Mon cousin, apprenez donc de moi que ce n’est pas la mode de m’accuser de foiblesse pour mes amis. J’en ai beaucoup d’autres, comme dit Mme de Bouillon[1] mais je n’ai pas celle-là. Cette pensée n’est que dans votre tête, et j’ai fait ici mes preuves de générosité sur le sujet des disgraciés[2], qui m’ont mise en honneur dans beaucoup de bons lieux, que je vous dirois bien si je voulois. Je ne crois donc pas mériter ce reproche, et il faut que vous rayiez cet article sur le mémoire de mes défauts. Mais venons à vous.

Nous sommes proches, et de même sang ; nous nous plaisons, nous nous aimons, nous prenons intérêt dans nos fortunes. Vous me parlez de vous avancer de l’argent sur les dix mille écus que vous aviez à toucher dans la succession de M. de Chalon[3]. Vous dites que je vous l’ai refusé, et moi, je dis que je vous l’ai prêté ; car vous savez fort bien, et notre ami Corbinelli en est témoin, que mon cœur le voulut d’abord, et que lorsque nous cherchions quelques formalités pour avoir le consentement de Neuchèse[4], afin d’entrer en votre place pour être payé, l’impatience vous prit ; et m’étant trouvée par malheur assez imparfaite de corps et d’esprit pour vous donner sujet de faire un fort joli portrait de moi, vous le fîtes, et vous préférâtes à notre ancienne amitié, à votre nom, et à la justice même, le plaisir d’être loué de votre ouvrage. Vous savez qu’une dame de vos amies[5] vous obligea généreusement de le brûler ; elle crut que vous l’aviez fait, je le crus aussi ; et quelque temps après, ayant su que vous aviez fait des merveilles sur le sujet de M. Foucquet et le mien[6], cette conduite acheva de me faire revenir. Je me raccommodai avec vous à mon retour de Bretagne ; mais avec quelle sincérité ! vous le savez. Vous savez encore notre voyage de Bourgogne, et avec quelle franchise je vous redonnai toute la part que vous aviez jamais eue dans mon amitié. Je reviens entêtée de votre société. Il y eut des gens qui me dirent en ce temps-là : « J’ai vu votre portrait entre les mains de Mme de la Baume[7], je l’ai vu. » Je ne réponds que par un sourire dédaigneux, ayant pitié de ceux qui s’amusoient à croire à leurs yeux. « Je l’ai vu, » me dit-on encore au bout de huit jours ; et moi de sourire encore. Je le redis en riant à Corbinelli ; je repris[8] le même sourire moqueur qui m’avoit déjà servi en deux occasions, et je demeurai cinq ou six mois de cette sorte, faisant pitié à ceux dont je m’étois moquée. Enfin le jour malheureux arriva, où je vis moi-même, et de mes propres yeux bigarrés[9], ce que je n’avois pas voulu croire. Si les cornes me fussent venues à la tête, j’aurois été bien moins étonnée. Je le lus, et je le relus, ce cruel portrait ; je l’aurois trouvé très-joli s’il eût été d’une autre que de moi, et d’un autre que de vous. Je le trouvai même si bien enchâssé, et tenant si bien sa place dans le livre, que je n’eus pas la consolation de me pouvoir flatter qu’il fût d’un autre que de vous. Je le reconnus à plusieurs choses que j’en avois ouï dire, plutôt qu’à la peinture de mes sentiments, que je méconnus entièrement. Enfin je vous vis au Palais-Royal, où je vous dis que ce livre couroit. Vous voulûtes me conter qu’il falloit qu’on eût fait ce portrait de mémoire, et qu’on l’avoit mis là. Je ne vous crus point du tout. Je me ressouvins alors des avis qu’on m’avoit donnés, et dont je m’étois moquée. Je trouvai que la place où étoit ce portrait étoit si juste, que l’amour paternelle vous avoit empêché de vouloir défigurer cet ouvrage, en l’ôtant d’un lieu où il tenoit si bien son coin. Je vis que vous vous étiez moqué et de Mme de Montglas, et de moi ; que j’avois été votre dupe, que vous aviez abusé de ma simplicité, et que vous aviez eu sujet de me trouver bien innocente, en voyant le retour de mon cœur pour vous, et sachant que le vôtre me trahissoit : vous savez la suite.

Être dans les mains de tout le monde ; se trouver imprimée ; être le livre de divertissement de toutes les provinces, où ces choses-là font un tort irréparable ; se rencontrer dans les bibliothèques, et recevoir cette douleur, par qui ? Je ne veux point vous étaler davantage toutes mes raisons : vous avez bien de l’esprit, je suis assurée que si vous voulez faire un quart d’heure de réflexions, vous les verrez, et vous les sentirez comme moi. Cependant que fais-je quand vous êtes arrêté ? Avec la douleur dans l’âme, je vous fais faire des compliments, je plains votre malheur, j’en parle même dans le monde, et je dis assez librement mon avis sur le procédé de Mme de la Baume pour en être brouillée avec elle. Vous sortez de prison, je vous vais voir plusieurs fois ; je vous dis adieu quand je partis pour Bretagne ; je vous ai écrit, depuis que vous êtes chez vous, d’un style assez libre et sans rancune ; et enfin je vous écris encore quand Mme d’Époisse me dit que vous vous êtes cassé la tête[10].

Voilà ce que je voulois vous dire une fois en ma vie, en vous conjurant d’ôter de votre esprit que ce soit moi qui ait tort. Gardez ma lettre, et la relisez, si jamais la fantaisie vous prenoit de le croire, et soyez juste là-dessus, comme si vous jugiez d’une chose qui se fût passée entre deux autres personnes. Que votre intérêt ne vous fasse point voir ce qui n’est pas ; avouez que vous avez cruellement offensé l’amitié qui étoit entre nous, et je suis désarmée. Mais de croire que si vous répondez, je puisse jamais me taire, vous auriez tort ; car ce m’est une chose impossible. Je verbaliserai toujours : au lieu d’écrire en deux mots, comme je vous l’avois promis, j’écrirai en deux mille ; et enfin j’en ferai tant, par des lettres d’une longueur cruelle, et d’un ennui mortel, que je vous obligerai malgré vous à me demander pardon, c’est-à-dire à me demander la vie. Faites-le donc de bonne grâce.

Au reste, j’ai senti votre saignée. N’étoit-ce pas le 17e de ce mois ? Justement : elle me fit tous les biens du monde, et je vous en remercie. Je suis si difficile à saigner, que c’est charité à vous de donner votre bras au lieu du mien[11].

Pour cette sollicitation, envoyez-moi votre homme d’affaires avec un placet, et je le ferai donner par une amie de ce M. Didé (car pour moi, je ne le connois point), et j’irai même avec cette amie. Vous pouvez vous assurer que si je pouvois vous rendre service, je le ferois, et de bon cœur, et de bonne grâce. Je ne vous dis point l’intérêt extrême que j’ai toujours pris à votre fortune : vous croiriez que ce seroit le Rabutinage qui en seroit la cause ; mais non, c’étoit vous. C’est vous encore qui m’avez causé des afflictions tristes et amères en voyant ces trois nouveaux maréchaux de France[12]. Mme de Villars, qu’on alloit voir, me mettoit devant les yeux les visites qu’on m’auroit rendues en pareille occasion, si vous aviez voulu.

La plus jolie fille de France vous fait des compliments. Ce nom me paroît assez agréable ; je suis pourtant lasse d’en faire les honneurs[13].


  1. Lettre 80. — i. Marie-Anne Mancini avait épousé, en 1662, Godefroi-Maurice de la Tour, duc de Bouillon, neveu de Turenne, frère du cardinal.
  2. Du cardinal de Retz, par exemple, et du surintendant Foucquet.
  3. Jacques de Neuchèse, évêque de Chalon, dont il a été parlé dans la lettre 9. Il était mort le 1er mai 1658.
  4. De l’héritier de l’évêque de Chalon. — Au sujet du fait que rappelle ici Mme de Sévigné, voyez la Notice, p. 77 et suivante.
  5. Mme de Montglas. Voyez la note 1 de la lettre 30, et la Notice, p. 79.
  6. Voyez la Notice, p. 70, 71.
  7. Catherine de Bonne, comtesse de Tallart, nièce du premier maréchal de Villeroi, femme de Roger d’Hostun de Gadagne, marquis de la Baume, et mère du maréchal de Tallart, avait été l’une des maîtresses de Bussy. C’était une femme perdue de mœurs : voyez Walckenaer, tome II, p. 344-348. Son mari était frère puîné du lieutenant général de Gadagne dont il a été parlé plus haut (lettres 40 et 54).
  8. On lit dans le manuscrit il reprit. Ce qui précède rend la correction nécessaire.
  9. Mme de Sévigné fait ici allusion à ce passage de l’Histoire amoureuse des Gaules (Mémoires, tome II, p. 428) : « Mme de Sévigné est inégale jusqu’aux prunelles des yeux, et jusqu’aux paupières ; elle a les yeux de différentes couleurs, et les yeux étant les miroirs de l’âme, ces égarements sont comme un avis que donne la nature à ceux qui l’approchent de ne pas faire un grand fondement sur son amitié. » Elle plaisante elle même de ses paupières bigarrées dans la lettre à Mme de Grignan, du 27 février 1671.
  10. Voyez la lettre 77.
  11. Ici a été ajoutée à la copie primitive une réponse à la première addition que nous avons signalée dans la note 8 de la lettre 78, réponse écrite de la même main et de la même encre que cette addition : « Rien n’est plus plaisant ni plus joli que votre épître : je doute que l’original soit aussi bien. »
  12. Ces trois maréchaux étaient Louis-Hector Créquy, Bellefonds, et Humières, cousin de Bussy. Marie Gigault de Bellefonds, marquise de Villars, était tante du maréchal de Bellefonds, et mère de Villars, qui ne fut maréchal de France qu’en 1702.
  13. En réponse à la seconde addition contenue dans la note 11 de la lettre 78, on a ajouté à la fin de la copie de cette lettre-ci la phrase suivante : « Je vous remercie de vos lettres au Roi, mon cousin ; elles me feroient plaisir à lire d’un inconnu : elles m’attendrissent. Il me semble qu’elles devroient faire cet effet-là sur notre maître : il est vrai qu’il ne s’appelle pas Rabutin comme moi. »