Lettre du 29 juillet 1668 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 512-519).
◄  80
82  ►

81. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN
À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Le même jour que je reçus cette lettre, j’y fis cette réponse.

À Bussy, ce 29e juillet 1668.

Je ne croyois pas, Madame, avoir jamais lieu de vous parler de nos démêlés, après ce que je vous en écrivis dernièrement ; mais puisque vous jugez à propos d’éclaircir cette affaire, et de la traiter à fond, je m’en vais vous dire tout ce que j’en pense, avec cette sincérité dont vous m’avez reproché quelquefois que je traitois trop franchement les choses qui me regardoient, et avec la protestation que quoiqu’il vous paroisse que je croie que 1668 vous avez eu plus de tort en de certaines rencontres que vous ne pensez, il ne m’en reste rien sur le cœur contre vous, et qu’au contraire j’en ai si mal usé à votre égard, que vous me faites trop de grâce de me pardonner, et de ne laisser pas de me promettre votre amitié. Ceci n’est donc pas pour me justifier tout à fait, mais seulement pour vous faire voir que je n’ai pas tant de tort que vous croyez.

Je demeure d’accord avec vous, ma belle cousine, que votre premier mouvement fut de m’assister, lorsque notre ami Corbinelli vous en alla prier de ma part ; et je ne doute pas que si vous n’eussiez consulté que votre cœur, je n’eusse reçu le secours que je vous demandois ; mais vous prîtes conseil de gens qui ne m’aimoient pas tant que vous faisiez, qui vous portèrent à prolonger les affaires par des formalités inutiles ; car je sais aussi bien que M. Auzanet[1], que vous n’aviez pas besoin du consentement de M. de Neuchèse, et qu’avec la cession que je vous eusse faite, il eût bien fallu qu’il vous eût payée, comme il me paya l’hiver d’après ; mais enfin, en une autre rencontre, j’aurois eu patience et j’aurois donné à votre conseil tout le temps qu’il eût souhaité. Ce qui me fit croire qu’on ne cherchoit qu’un prétexte à m’éconduire, ce fut que la campagne étant commencée par le siège de Dunkerque, vos gens d’affaires parloient d’envoyer en Bourgogne, et d’en avoir réponse, et cela sans nécessité ; et ce qui vous peut faire voir que j’avois raison de m’impatienter, c’est que j’arrivai à l’armée la veille de la bataille[2]. Je partis donc de Paris avec le déplaisir de 1668 voir que la seule personne de mon sang que j’aimois au monde, m’abandonnât dans une affaire d’honneur ou elle ne couroit aucun hasard ; et je vis le lendemain du combat qu’il n’avoit pas tenu à cette cousine qui m’avoit été jusque-là si chère, que je j’eusse eu le chagrin de ne m’y pas trouver. Je vous avoue que j’eus pour vous alors autant de haine que j’avois eu d’amitié (vous savez bien que cela est toujours ainsi) ; et si j’en fusse demeuré là, vous ne vous fussiez jamais lavée de la tache d’avoir abandonné votre parent et votre ami au besoin. Mais le procédé que j’eus dans la suite effaça bien votre faute, et vous déchargeant du blâme que vous méritiez, je m’en chargeai tout seul, et je vous rendis par la sans y penser le meilleur office du monde.

Je passe donc condamnation sur le portrait, Madame, et personne ne m’en sauroit blâmer plus que je fais moi-même ; mais il faut que je vous apprenne là-dessus quelque chose que vous ne savez pas. Cette amie si généreuse que vous dites qui m’obligea de brûler ce portrait, vous obligea à bon marché. Premièrement, après avoir goûté le plaisir de l’entendre lire (je ne dis pas plaisir à cause de lui, mais plaisir à cause de vous), elle me pria de le déchirer, ce que je fis en mille pièces devant elle. À la vérité, je ne fus pas sorti de sa chambre, que son mari, qui étoit présent à la rupture, ramassa jusques aux moindres morceaux, et les rajusta si bien qu’il le copia, et me le montra trois jours après. Je vous avoue que l’envie de le ravoir me prit, et que me trouvant quelque temps après en commerce d’amitié avec Mme de la Baume, elle eut de moi cette ridicule pièce, qu’elle rendit publique comme vous savez.

Je ne vous dis point ce que je fis sur votre sujet, après la prison du surintendant Foucquet : vous ne l’ignorez pas, et vous en avez plus de reconnoissance que l’action ne 1668 mérite ; mais la vérité est que depuis ce temps-là jusques à ma prison, je vous ai aimée de tout mon cœur, et qu’il n’y avoit qu’une passion plus forte que la tendresse que je sentois pour vous.

Lorsque vous me dîtes, un peu avant que je fusse arrêté, que ce portrait couroit dans le monde, il ne me souvient pas bien de ce que je vous répondis pour m’excuser ; mais ce que je sais, c’est que j’en eus une douleur mortelle, et que je fis pour étouffer cela dans sa naissance tout ce qu’humainement on peut faire ; et pour vous, soit que vous me fissiez justice en croyant bien que j’en étois au désespoir moi-même, et que je ne vous avois fait le mal que vous ressentiez alors que dans le temps que j’étois brouillé avec vous, soit que vous eussiez trop de répugnance à me haïr, après quelques petits reproches moins aigres qu’obligeants, vous me pardonnâtes, et je fus arrêté peu de jours après.

Vous me mandez que vous me fîtes faire des compliments, que vous plaignîtes mon malheur, que vous en parlâtes dans le monde, et que vous en fûtes brouillée avec Mme de la Baume. Si vos compliments fussent venus jusqu’à moi, je vous en aurois su bon gré, et j’aurois cru facilement tout le reste ; mais bien loin de cela, il me revint de plusieurs endroits que vous vous plaigniez de moi ; et ce qui me le persuada encore plus, c’est que toutes mes amies, hormis vous, me vinrent voir sur le fossé aux fenêtres de la Bastille. Cependant la première visite que je reçus chez Dalancé[3], ce fut la vôtre. Je vous 1668 avoue qu’elle me fit plaisir, quoique je ne m’y attendisse pas. Il me sembla que je ne la méritois non plus que la dureté que vous m’aviez témoignée pendant ma prison ; mais enfin je revins de bonne foi pour vous, et il me parut que nous étions bien ensemble quand nous nous quittâmes a Paris. Aussitôt que je fus chez moi, je vous écrivis une lettre, ou je badinois avec vous, et où vous pûtes voir bien de la tendresse ; vous fûtes sept ou huit mois sans me faire réponse[4], et par là je crus que vous ne vous souciiez pas trop d avoir commerce avec moi. Je suis assez glorieux naturellement, et dans la conjoncture présente quatre fois plus que si j’étois ce que je devrois être ; de sorte que je rengainai les amitiés que je voulois vous faire tant que j’eusse été absent. Mme d’Époisse vous dit que j’étois blessé à la tête, et sur cela vous me faites un compliment. Vous savez combien agréablement je le recus et avec quelle douceur je répondis à la petite attaque que vous me donniez, en me disant que je vous haïssois parce que je vous avois offensée. Sur cela vous me faites une espèce d’éclaircissement, par lequel vous prétendez que j’ai tout le tort, et que vous n’en avez point du tout ; et moi je vous réponds aujourd’hui que nous en avons tous deux : que cependant j’en ai bien plus que vous et que c’est pour cela que je vous en demande mille pardons.

Au reste, ma chère cousine, ne pensez pas que la peur de vos procès-verbaux m’oblige de vous crier merci : je suis plus en état de vous faire craindre sur cela que vous moi ; je n’ai rien à faire, et pour une lettre que vous 1668 m’écririez, je vous en écrirois quatre. Mais je vous avoue que j’ai mille fois plus de tort que vous, parce que ma représaille a été plus forte que l’offense que vous m’aviez faite, et que je ne devois pas m’emporter si fort contre une jolie femme comme vous, ma proche parente, et que j’avois toujours bien aimée. Pardonnez-moi donc, ma belle cousine, et oublions le passé au point de ne nous en ressouvenir jamais. Quand je serai persuadé de votre bonne foi dans votre retour pour moi, je vous aimerai mille fois plus que je n’ai jamais fait ; car après avoir bien ce qu’on appelle tourné et viré, je vous trouve la plus agréable femme de France.

Je mande à un gentilhomme qui vous rendra celle-ci de vous donner un placet pour M. Didé.

Mais vous ne me répondez rien sur la plaisanterie des corniches : cependant vous n’êtes pas personne à vous laisser donner votre reste sur ces matières-là. Est-ce que vous êtes fatiguée de la longueur de votre lettre ? ou si vous ne voulez pas traiter avec moi ce chapitre, craignant ma rechute, et qu’après cela je ne vous fasse une affaire ? Ne vous contraignez pas une autre fois, ma chère cousine : vous pouvez surement vous ouvrir à moi sur ce sujet, sans appréhender ni que je retombe, ni que je vous trahisse si j’étois assez maudit pour retomber. Au reste, Madame, je vous suis trop obligé de la peine que vous ont donnée pour moi les réflexions que vous avez faites sur ces nouveaux maréchaux ; mais il faut que je vous console une fois pour toutes sur ces matières, en vous disant que moi qui suis l’intéressé, et qui ne suis ni fou, ni insensible, je regarde cela avec un mépris digne d’un galant homme persécuté. Si on ne donnoit ces honneurs-là qu’à des gens qui eussent autant servi que moi, et je puis dire aussi utilement pour l’État, et aussi glorieusement pour leur réputation, je serois chagrin de la 1668 préférence de mes rivaux ; mais quand je verrai faire trois maréchaux de France à la fois, qui n’ont jamais fait une action d’éclat à la guerre, à deux desquels il est arrivé des malheurs sur la réputation[5], et tous trop jeunes pour une dignité comme celle-là (à moins que d’avoir fait des actions extraordinaires) ; quand je verrai, dis-je, des caprices de la fortune aussi ridicules que celui-là, bien loin de m’affliger, je me réjouirai de ce qu’une pareille promotion honore ma disgrâce ; et voilà les sentiments que doivent avoir mes amis en de pareilles rencontres.

Voulez-vous savoir, ma belle cousine, la raison qui a fait ces messieurs-là maréchaux de France ? Elle est assez plaisante.

D’ordinaire les gens qui sont en passe de s’élever à de grandes dignités sont tellement tourmentés et traversés par les envieux, que souvent on les fait échouer. Pour ceux-ci, ils étoient si peu en passe d’être maréchaux, que l’envie ne daignoit songer à eux ; et ainsi le Roi prenant tout d’un coup cette pensée en leur faveur, personne n’a eu le loisir de traverser leur élévation, et de faire connoître à Sa Majesté leur peu de mérite.

Vous me mandez que si j’avois voulu, on vous auroit fait les mêmes honneurs qu’à Mme de Villars. Vous croyez donc, Madame, que sans ma disgrâce, c’est-à-dire si je n’avois été arrêté, j’aurois été maréchal de France ? Je crois que non, moi. J’étois il y a longtemps dans une disgrâce sourde, inconnue au public, mais qui m’eût empêché de m’avancer à moins que d’un changement dans le ministère, et je n’étois pas assez jeune pour espérer de voir ce changement.

Mais je m’étonne que vous regardiez Mme de Villars au-dessus de vous, parce qu’elle est tante de Bellefonds qu’on vient de faire maréchal[6]. J’ai peur que l’éclat de cette nouvelle fortune ne vous éblouisse, parce que vous la regardez de près ; mais croyez-moi, ma belle cousine, moi qui la regarde d’un peu loin, et qui dès là en juge plus sainement, ce n’est pas ce que vous pensez. On peut bien donner un rang dans le monde à Charles Gigault au-dessus de Roger de Rabutin ; mais il changera fort, ou il marchera toujours bien après lui dans l’estime des honnêtes gens.

La plus jolie fille de France sait bien ce que je lui suis ; il me tarde autant qu’à vous qu’un autre vous aide à en faire les honneurs. C’est sur son sujet où je reconnois bien la bizarrerie du destin, aussi bien que sur mes affaires.


  1. Lettre 81. — i. Barthélemi Auzanet, l’un des plus savants avocats du dix-septième siècle, mort en 1673. Il eut une grande part aux arrêtés du premier président de Lamoignon.
  2. La bataille des Dunes, gagnée le 14 juin 1658, par Turenne, sur les Espagnols, commandés par don Juan et le prince de Condé.
  3. Dans un des manuscrits que possède M. le marquis de Laguiche, Bussy parle en ces termes de la visite de Mme de Sévigné : « Deux heures après que je fus arrivé chez Dalancé (le 17 mai 1666), je vis entrer dans ma chambre ma cousine de Sévigné. J’en fus surpris… La vérité est que ce fut son bon naturel qui me la ramena si vite. » — Dalancé est le nom du chirurgien chez lequel le Roi permit que le comte de Bussy fût conduit pour rétablir sa santé. La lettre, signée du Roi, qui transmet cette autorisation à Bezemaux, gouverneur de la Bastille, est du 16 mai 1666. Bussy resta chez Dalancé jusqu’au 6 septembre de la même année, époque à laquelle il obtint la permission de se retirer dans ses terres de Bourgogne.
  4. Voyez les lettres 70 et 71.
  5. Ceci s’applique, dans la pensée de Bussy, comme on le voit par divers endroits de ses Mémoires, à Bellefonds et à Créquy. Voyez, pour le premier, tome II, p. 13 ; pour le second, surtout tome II, p. 79. Ces deux passages auxquels je renvoie ne se trouvent pas dans les anciennes éditions des Mémoires de Bussy ; M. Lalanne les a rétablis dans la sienne d’après le manuscrit. — Il y a dans la Correspondance de Bussy plusieurs lettres relatives à la nomination d’Humières, son cousin, une entre autres que Bussy lui écrit à lui-même, pour le féliciter. Voyez la note 7 de la lettre 34.
  6. Voyez la note 12 de la lettre précédente.