Lettre du 29 décembre 1675 (Sévigné)

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484. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN[1].
Aux Rochers, dimanche 29e décembre.

Les voilà mes bonnes petites lettres ; ne me plaignez point d’en lire deux à la fois vous savez ma folie ; quand 1675je reçois une de vos lettres, je trouve que j’en voudrois bien encore une, et la voilà. C’est une double joie, c’est une provision, tant que je ne suis pas en peine de vous ; rien ne me peut mieux consoler de ce jour de poste à qui je fais la mine ; la pensée ne me vient jamais que vous ne m’ayez pas écrit. Montgobert ne me diroit-elle pas toujours de vos nouvelles ? Mandez-moi comme elle se porte, je l’embrasse et l’aime toujours. Je reviens à la poste : c’est l’hiver qui cause ce déréglement. En vérité, vos lettres méritent bien d’être attendues et reçues comme je les reçois. En voilà de Mme de Vins, de M. de Pompone, et de Corbinelli ; j’ai bien rivé le clou à Corbinelli, et à sa muse, en voulant mettre au même rang ce que je lui demande et ce qu’elle me demanderoit.

Vous verrez que Mme de Vins a toujours sur le cœur ce qu’elle vous a mandé. Puisqu’elle vous donne une si belle occasion de vous justifier, faites-le, ma belle, et dites vos bonnes petites raisons, afin que l’on les entende, et que personne n’ait plus rien sur son cœur. M. de Pompone me gronde encore de ce que j’avois mis dans la lettre de Mme de Vins qu’il aimoit Monsieur de Marseille plus que moi. Enfin ce côté-là me paroît tout plein d’amitié, et M. d’Hacqueville me mande que nous avons tous les sujets du monde d’en être contents. Toutes vos raisons sont arrivées ; tout a été fait dans l’ordre ; il ne craint que M. Colbert. Pour moi, je crois qu’on renverra cette affaire à Monsieur l’Intendant, et c’est cela que vous voulez : je pense qu’il vaudroit mieux qu’on ordonnât que les choses demeurassent comme elles sont.

Mais, hélas dans le monde où l’on fait ce qu’on peut,
Et ceci, comme nous, ma bonne, vous regarde,
Fait-on, je ne dis pas la moitié, Dieu m’en garde !
Mais fait-on seulement le quart de ce qu’on veut ? 1675Je vous trouve bien hardie d’assembler vos lettres provençales ; et qu’en voulez-vous faire, bon Dieu ?

On nous fait espérer le départ de Figuriborum[2] ; je ne dis pas la paix, car vous ne voulez pas croire qu’un traité puisse être signé par lui[3]. Que vous êtes plaisante de vous souvenir de ce temps si différent de celui-ci ! Eussions-nous jamais cru que Figuriborum eùt fait une figure ? Jamais homme n’a été saboulé[4] comme lui. Il faut avouer que vous êtes la première personne du monde. Il y a un petit homme[5] qui s’est vanté de s’être soustrait à votre saboulage ; vous aviez assez d’envie de lui marcher sur le haut de la tête ; mais n’avez-vous point peur d’être excommuniée ?

Le petit frater est encore à Rennes : il aura trouvé là quelque amusette ; il seroit tout prêt à faire et à nier encore un adieu à la Cadmus[6]. Il n’aime plus cette belle, 1675et toutes les fois que la nuit étend ses sombres voiles, il se souvient de l’objet aimé et de sa communauté[7].

Je vous remercie, ma bonne, de conserver quelque souvenir del paterno nido[8]. Hélas ! notre château en Espagne seroit de vous y voir : quelle joie ! et pourquoi seroit-il impossible de vous revoir encore dans ces belles allées ? M. de Grignan n’y trouveroit personne qui eût la malice de rétrécir sa camisole : songez que j’y fais rétrécir mon corps de jupe. Vous dites que c’est qu’il est vieux ; cela pourroit bien être ; mais enfin je n’engraisse pas ; l’envie ne mourra jamais. Que dites-vous du mariage de la Mothe[9] ? La beauté, la jeunesse, la conduite font-elles quelque chose pour bien établir les demoiselles ? Ah, Providence il faut en revenir là. Mme de Puisieux est 1675ressuscitée mais n’est-ce point deux fois mourir, bien près l’une de l’autre ? car elle a quatre-vingts ans. Mme de Coulanges m’apprend la bonne compagnie de notre quartier ; mais cela ne me presse point d’y retourner plus tôt que ce que j’ai résolu : je ne m’y sens attirée que par des affaires ; car pour des plaisirs, je n’en espère point, et l’hiver n’est point ici ce que l’on pense : il ne me fait nulle horreur. Nous suivons vos avis pour mon fils : nous consentons à quelques fausses mines ; et si l’on nous refuse, chacun vendra de son côté[10] ; en attendant, il me fait ici fort bonne compagnie, et il trouve que j’en suis une aussi ; il n’y a nul air de maternité à notre affaire ; la princesse en est étonnée, elle qui n’a qu’un benêt de fils, qui n’a point d’âme dans le corps[11]. Elle est bien affligée des troupes qui sont arrivées à Vitré : elle espéroit, avec raison, d’être exemptée ; mais voilà un bon régiment dans sa ville : c’eût été une chose plaisante si c’eût été le régiment de Grignan ; elle passera l’hiver ici ; il est à la Trinité, c’est-à-dire à Bodégat[12]. J’ai écrit au chevalier, non pas pour rien déranger, car tout est réglé, mais afin que l’on traite doucement et honnêtement mon fermier, mon procureur fiscal et mon sénéchal ; cela ne 1675leur coûtera rien, et me fera un grand honneur : cette terre m’est destinée, à cause de votre partage.

Si je vois ici le Castellane[13], je le recevrai fort bien : son nom et le lieu où il a passé l’été me le rendront fort considérable. L’affaire de mon président va bien ; il se dispose à me donner de l’argent, c’est-à-dire à M. d’Harouys[14] : voilà une des affaires que j’avois ici. Celle qu’entreprend l’abbé de la Vergne[15] est digne de lui : vous me le représentez un fort honnête homme.

Ne voulez-vous point lire les Essais de morale, et m’en dire votre avis ? Pour moi j’en suis charmée ; mais je le suis fort aussi de l’oraison funèbre de M. de Turenne[16] : il y a des endroits qui doivent avoir fait pleurer tous les assistants ; je ne doute pas qu’on ne vous l’ait envoyée : mandez-moi si vous ne la trouvez pas très-belle. Ne voulez-vous point achever Josèphe ? Nous lisons beaucoup, et du sérieux, et des folies, et de la fable, et de l’histoire. Nous faisons tant d’affaires, que nous n’avons pas le temps de nous tourner. On nous plaint à Paris, on croit que nous sommes au coin du feu à mourir d’ennui et à ne pas voir le jour : hélas ! ma bonne, je me promène, je m’amuse ; ces bois n’ont rien d’affreux ; ce n’est pas d’être ici qu’il me faut plaindre. Je ne me charge point de vos compliments pour Mme de la Fayette : priez-en M. d’Hacqueville ; la machine ronde n’a été que deux ou trois jours sans tourner : il a été à 1675Saint-Germain pour vous ; il est occupé de nos affaires : c’est un ami adorable. Il fera valoir vos raisons à M. de Pompone, et après cela, s’ils ne sont contents, vous leur permettez de se coucher auprès : c’est fort bien dit. M. de Coulanges espère beaucoup d’une conversation qu’a eue sa femme avec M. de Louvois. S’ils avoient l’intendance de Lyon, conjointement avec le beau-père, ce seroit un grand bonheur ; et voilà le monde : ils ne travaillent que pour s’établir à cent lieues de Paris. Je ne puis comprendre la nouvelle passion du Charmant[17] : je ne me représente point qu’on parle de deux choses avec cette matérielle Chimène[18]. Mme de Marans disoit bien. On dit que son mari lui défend toute autre société que celle de Mme d’Armagnac : je suis comme vous, mon enfant, je crois toujours voir la vieille Médée[19] avec sa baguette faire fuir, quand elle voudra, tous ces vains fantômes matériels[20]. On disoit que M. de la Trousse en vouloit à la maison vison-visu[21] ; mais je ne le crois point délogé, et je chanterois fort bien le contre-pied de la chanson de l’année passée[22] :

La Trousse est vainqueur de Brancas
Têtu ne lui résiste pas.
De lui seul Coulange est contente ;
xxxxxxxxx Que chacun chante. 1675Mais c’est entre vous et moi, la belle ; car je sais fort bien comme il faut dire ailleurs : vous êtes fidèle et discrète. Vous me paroissez avoir bien envie d’aller à Grignan : c’est un grand tracas ; mais vous recevrez mes conseils quand vous en serez revenue. Mes baisemains à ces deux hommes qui sont chez eux il y a plus d’un mois, m’ont fait rire. Cette barbe de M. de Grignan, qui l’empêchoit de me baiser d’un gros quart d’heure, est apparemment achevée de raser : La longueur de nos réponses fait frayeur ; elle fait bien comprendre l’horrible distance qu’il y a entre nous : ah ! ma bonne, que je la sens, et qu’elle fait bien toute la tristesse de ma vie ! Sans cela, ne serois-je point trop heureuse avec un joli garçon comme celui que j’ai ? Il vous dira lui-même. s’il ne souffre pas d’être éloigné de vous.

Adieu, ma très-chère et très-aimable bonne. Parlez-moi de votre santé et de votre beauté, tout cela me plaît. Je me porte comme vous pouvez le desirer. J’attendois votre frère ; il n’est point arrivé. C’est une fragile créature : encore s’il se marioit pendant son voyage ; mais je suis assurée qu’on le retient pour rien du tout : s’il se divertit, il est bien. Adieu, ma très-chère et très-aimable 1675et très parfaitement aimée. M. de Grignan veut-il me baiser ?



  1. LETTRE 484 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — Le premier, le second et le quatrième paragraphe de cette lettre ne sont que dans les éditions de 1726. Celle de la Haye donne seule la phrase qui forme le troisième : « Je vous trouve bien hardie, etc. »
  2. C’est Charles-Colbert, marquis de Croissy, que Mme de Sévigné désigne par ce sobriquet. Voyez tome II, p. 396, note 12.
  3. Voici ce que rapporte la Gazette dans son dernier numéro de 1675, sous la rubrique de Paris, le 28 décembre : « Le sieur Colbert et le comte d’Avaux, ambassadeurs extraordinaires et plénipotentiaires du Roi pour le traité de paix à Nimègue, partiront d’ici ce jour-là (le 26) pour se rendre incessamment en ladite ville de Nimègue, en conséquence des ordres pressants qu’ils ont reçus de Sa Majesté. Le duc de Vitry, dont la santé se rétablit tous les jours, sera en état de partir en très-peu de temps. »
  4. L’édition de la Haye donne saboté ; celle de Rouen ridiculisé. Le mot saboulage, qui se trouve trois lignes plus loin (et que l’impression de Rouen remplace par plaisanterie), indique, ce nous semble, que le vrai texte est saboulé. Voyez la Comtesse d’Escarbagnas, scène III : « Ôtez-moi mes coiffes. Doucement donc, maladroite ; comme vous me saboulez la tête avec vos mains pesantes ! »
  5. Le petit homme ne serait-il pas Antoine Godeau, évêque de Grasse et de Vence, appelé le nain de Julie ? Il étoit très-petit et très-laid : voyez Tallemant, tome III, p. 231. Mme de Grignan n’avait plus rien à craindre des plaisanteries qu’elle se permettait sur lui : Godeau était mort en 1672.
  6. Allusion aux adieux de Cadmus à Hermione dans l’opéra de Cadmus (acte II, scène iv). Une parodie de ces adieux venait d’être faite en 1673, à l’occasion de Dangeau qui quittait Ninon pour aller en Angleterre acquitter une dette d’honneur. Voyez Tallemant des Réaux, tome VI, p. 22 et suivantes.
  7. Voyez le commencement de la lettre du 27 novembre précédent, p. 249.
  8. Du nid paternel. Le Tasse (chant I, stance XXII, de la Jérusalem délivrée) a dit dans un sens analogue : nido nativo.
  9. Anne-Lucie, fille d’Antoine de la Mothe, marquis d’Houdancourt, frère aîné du maréchal ; elle épousa, au mois de janvier suivant, René-François, marquis de la Vieuville, chevalier d’honneur de la Reine, gouverneur du Poitou. Elle mourut en février 1689. — Mme de Scudéry écrit à Bussy à propos de ce mariage : « Les larmes de Mlle de la Mothe en se mettant au lit, firent rire tout le monde. La voilà pourtant mieux établie que toutes celles qui ont le plus de soin de leur conduite. » Et Bussy lui répond : « Les larmes de la la Mothe le jour de ses noces sont effectivement fort ridicules ; car c’est une vieille fille qui épouse un jeune garçon, riche et avec des établissements et des honneurs, que vraisemblablement elle ne devoit pas épouser ; et d’ailleurs il y a grande apparence que ses larmes ne venoient pas de la peine qu’ont la plupart des filles qui n’ont pas été nourries à la cour, de se trouver la première fois à la discrétion d’un homme. » (Correspondance de Bussy, tome III, p. 127 et suivantes.)
  10. Voyez la lettre du Ier décembre précédent, p. 254.
  11. Charles-Belgique-Hollande, seigneur de la Trémouille, duc de Thouars, prince de Tarente et de Talmont, premier gentilhomme de la chambre, né en 1655 à la Haye ; il épousa en 1675 Madeleine de Créquy, fille unique du dernier duc, et mourut en 1709. Son fils épousa une petite-fille de Mme de la Fayette. Le prince de Tarente avait eu pour parrains le roi de Suède, qui lui donna le nom de Charles, les états généraux des Provinces-Unies et les états particuliers de la province de Hollande, qui lui donnèrent ceux de Belgique-Hollande. — Sur la manière sévère dont il est jugé par Mme de Sévigné, voyez la Notice, p. 199.
  12. Terre du marquis de Sévigné en basse Bretagne, près du bourg de la Trinité, à peu de distance de Quimper. Elle fut abandonnée à Mme de Sévigné pour la remplir de ses reprises.
  13. Un parent de M. de Grignan. (Note de Perrin.)
  14. Du président de Mesneuf. Voyez ci-dessus, p. 278.
  15. Il était créancier de Mme de Sévigné. Voyez la lettre du marquis de Sévigné à sa sœur, du 27 septembre 1696.
  16. Probablement ses missions. Voyez ci-dessus, p. 277, la note 8 de la lettre du 15 décembre précédent.
  17. Villeroi. Voyez tome III, p. 170, note 5.
  18. Il y a ici dans le manuscrit une faute étrange : maternelle clémence, pour matérielle Chimène.
  19. Ceci s’applique probablement à la comtesse de Soissons. Voyez Walckenaer, tome IV, p. 221.
  20. Voyez le Thésée de Quinault, fin de la scène III du IVe acte.
  21. « La maison d’en face. » C’est, dit le Dictionnaire de Trévoux, qui écrit visum-visu, un « terme bas et populaire. »
  22. Le comte de Brancas aimait Mme de Coulanges ; l’abbé Têtu était aussi du nombre de ses adorateurs, mais le marquis de la Trousse était le rival préféré. Brancas, toujours singulier, avait une façon d’aimer qui n’appartenait qu’à lui : c’était un mélange de dévotion et de galanterie, dont Mme de Sévigné plaisante avec sa fille dans la lettre du 22 septembre 1680. Coulanges avait fait le couplet suivant en 1674 (sur l’air d’Alcide est vainqueur du trépas, voyez ci-dessus, p. 175, note 12) :
    Têtu est vainqueur de Brancas,
    La Trousse n’y résiste pas ;
    De lui seul Coulange est contente,
    xxxxxxxx Son mari chante :
    Têtu est vainqueur de Brancas,
    La Trousse n’y résiste pas.
    Voyez les Chansons de Coulanges, p. 71, édition de 1698. (Note de l’édition de 1818.)