Lettre du 29 septembre 1675 (Sévigné)

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450. —— de madame de sévigné
à madame de grignan
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Aux Rochers, dimanche 29e septembre.

Je vous ai écrit, ma chère fille, de tous les lieux où je l’ai pu ; et comme je n’ai pas eu un soin si exact pour notre cher d’Hacqueville et pour mes autres amis, ils ont été dans des peines de moi dont je leur suis trop obligée. Ils ont fait l’honneur à la Loire de croire qu’elle m’avoit abîmée : hélas, la pauvre créature ! je serois la première à qui elle eût fait ce mauvais tour ; je n’ai eu d’incommodité que parce qu’il n’y avoit pas assez d’eau dans cette rivière. D’Hacqueville me mande qu’il ne sait que vous dire de moi et qu’il craint que son silence sur mon sujet ne vous inquiète. N’êtes-vous pas trop aimable, mon enfant, d’avoir bien voulu paroître assez tendre pour moi pour que l’on vous épargne sur les moindres choses ? Vous m’avez si bien persuadée la première, que je n’ai eu d’attention qu’à vous écrire très-soigneusement. Je partis donc de la Silleraye le lendemain que je vous eus écrit, qui fut le mercredi ; M. de Lavardin me mit en carrosse, et M. d’Harouys m’accabla de provisions. Nous arrivâmes ici jeudi ; je trouvai d’abord Mlle du Plessis plus


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affreuse, plus folle et plus impertinente que jamais : son goût pour moi me déshonore :
Je jure sur ce fer[1]
de n’y contribuer d’aucune douceur, d’aucune amitié, d’aucune approbation ; je lui dis des rudesses abominables ; mais j’ai le malheur qu’elle tourne tout en raillerie : vous devez en être persuadée après le soufflet[2] dont l’histoire a pensé faire mourir de rire Pomenars. Elle est donc toujours autour de moi ; mais elle fait la grosse besogne ; je ne m’en incommode point ; la voilà qui me coupe des serviettes. J’ai trouvé ces bois d’une beauté et d’une tristesse extraordinaires : tous les arbres que vous avez vus petits sont devenus grands et droits et beaux en perfection ; ils sont élagués, et font une ombre agréable ; ils ont quarante ou cinquante pieds de hauteur. Il y a un petit air d’amour maternel dans ce détail ; songez que je les ai tous plantés, et que je les ai vus, comme disoit M. de Montbazon, pas plus grands que cela[3]. C’est ici une solitude faite exprès pour y bien rêver ; vous en feriez bien votre profit, et je n’en use pas mal : si les pensées n’y sont pas tout à fait noires, elles y sont tout au moins gris brun ; j’y pense à vous à tout moment : je vous regrette, je vous souhaite : votre santé, vos affaires, votre
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éloignement, que pensez-vous que tout cela fasse entre chien et loup ? J’ai ces vers dans la tête :
Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour
L’objet infortuné d’une si tendre amour[4]?
Il faut regarder la volonté de Dieu bien fixement, pour envisager sans désespoir tout ce que je vois, dont assurément je ne vous entretiens pas.

Ne soyez point en peine de l’absence d’Hélène : Marie me fait fort bien ; je ne m’impatiente point. Ma santé est comme il y a six ans : je ne sais d’où me revient cette fontaine de Jouvence ; mon tempérament fait précisément ce qui m’est nécessaire. Je lis et je m’amuse ; j’ai des affaires que je fais devant l’abbé, comme s’il étoit derrière la tapisserie ; tout cela, avec cette jolie espérance, empêche, comme vous dites, que l’on ne fasse la dépense d’une corde pour se pendre. Je trouvai l’autre jour une lettre de vous, où vous m’appelez ma bonne maman ; vous aviez dix ans[5], vous étiez à Sainte-Marie, et vous me contiez la culbute de Mme Amelot, qui de la salle se trouva dans une cave. Il y a déjà du bon style à cette lettre. J’en ai trouvé mille autres qu’on écrivoit autrefois à Mlle de Sévigné : toutes ces circonstances sont heureuses pour me faire souvenir de vous ; car sans cela où pourrois-je prendre cette idée ? Je n’ai point reçu de vos lettres le dernier ordinaire, j’en suis toute triste. Je ne sais non plus de nouvelles du Coadjuteur, de la Garde, du Mirepoix, du Bellièvre, que si tout étoit fondu ; je m’en vais un peu les réveiller.

1675N’admirez-vous point le bonheur du Roi ? On me mande que Son Altesse mon père[6] est morte, qui étoit un bon ennemi, et que les Impériaux ont repassé le Rhin, pour aller défendre l’Empereur du Turc[7], qui le presse en Hongrie : voilà ce qui s’appelle des étoiles heureuses ; cela nous fait craindre en Bretagne de rudes punitions. Je m’en vais voir la bonne Tarente[8] ; elle m’a déjà envoyé deux compliments, et me demande toujours de vos nouvelles : si elle le prend par là, elle me fera fort bien sa cour. Vous dites des merveilles sur Saint-Aoust[9] : « au moins on ne l’accusera pas de n’avoir conté son songe qu’après son malheur ; » cela est plaisant. Je vous plains de ne pas lire toutes vos lettres : mais quoiqu’elles fassent toute ma chère et unique consolation, et que j’en connoisse tout le prix, je me plains bien d’en tant recevoir.

Le bon abbé est fort en colère contre M. de Grignan : il espéroit qu’il lui manderoit si le voyage de Jacob[10] a été 1675heureux, s’il est arrivé à bon port dans la terre promise ; s’il y est bien placé, bien établi, lui et ses femmes, ses enfants, ses moutons, ses chameaux : cela méritoit bien un petit mot. Il a dessein de le reprendre quand il ira à Grignan.

Comment se portent vos enfants ? Adieu, ma très-aimable et très-chère ; je reçois fort souvent des lettres de mon fils ; il est bien affligé de ne pouvoir sortir de ce malheureux guidonnage ; mais il faut qu’il comprenne qu’il y a des gens présents et pressants, qu’on a sur les bras, à qui on doit des récompenses, qu’on préférera toujours à un absent qu’on croit placé, et qui ne fait simplement que s’ennuyer dans une longue subalternité dont on ne se soucie guère. Ah ! que c’est bien précisément ce que nous disions : après une longue navigation, se trouver à neuf cents lieues d’un cap, et le reste !



  1. Lettre 450. — C’est encore un souvenir du Thésée de Quinault (acte V, scène IV). Le héros tirant son épée, dont la vue va le faire reconnaître par son père Égée, s’écrie :
    Je jure sur ce fer, qui m’a comblé de gloire,
    Que je vous servirai contre vos ennemis.
  2. Voyez tome II, p. 294 et 295.
  3. M. de Montbazon l’avoit dit de ses propres enfants. (Note de Perrin.) — Voyez tome II, p. 336, et sur les naïvetés du duc de Montbazon, Tallemant des Réaux, tome IV, p. 471 et suivantes.
  4. Ce sont deux vers de l’Iphigénie en Aulide (acte V, scène iii), qui avait été représentée et publiée en 1674. Mme de Sévigné cite de mémoire ; dans Racine, le second vers commence ainsi :
    Le malheureux objet, etc.
  5. Voyez la Notice, p. 89.
  6. Charles IV, duc de Lorraine, mourut le 17 septembre (à Birkenfeld, d’une fièvre maligne). Mme de Lillebonne sa fille, en parlant de lui, disait : Son Altesse, mon père. (Note de Perrin.) Voyez la lettre du 4 septembre précédent, p. 112.
  7. La Gazette rapporte, sous la rubrique de Vienne, 12 septembre, que l’on craint bien que l’Empereur ne soit obligé non-seulement à renvoyer en Hongrie les troupes qu’il en a tirées, mais encore la plupart de celles qui sont occupées ailleurs, « l’avis étant venu que le Bassa d’Ofen doit envoyer à Vienne un chiaoux pour y faire de la part du Grand Seigneur de nouvelles propositions désavantageuses et peu raisonnables. »
  8. La princesse de Tarente habitait Château-Madame, dans le faubourg de Vitré. — Ce château, ainsi que son ancien parc planté de hêtres séculaires, appartiennent à la ville de Vitré ; c’est une promenade publique. Voyez les Tablettes de voyage de Mme Monmerqué, Paris, le Doyen, 1851, in-12, p. 26, et la Notice, p. 197.
  9. Voyez plus haut les lettres des 4 et 6 septembre, p. 116 et 120.
  10. C’étaient de petites figures que l’abbé de Coulanges envoyait à M. de Grignan, pour orner un cabinet. — Ce fragment, publié dans l’édition de 1734, a été retranché de celle de 1754, ce qui rendait inintelligible un passage de la lettre du 20 octobre 1675, dans lequel il est question de ces figures. (Note de l’édition de 1818.)