Lettre du 2 août 1675 (Sévigné)

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422. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 2e août.

Je pense toujours, ma fille, à l’étonnement et à la douleur que vous aurez de la mort de M. de Turenne. Le cardinal de Bouillon est inconsolable : il apprit cette nouvelle par un gentilhomme de M. de Louvigny, qui voulut être le premier à lui faire son compliment ; il arrêta son carrosse, comme il revenoit de Pontoise[1] à Versailles le Cardinal ne comprit rien à ce discours. Comme le gentilhomme s’aperçut de son ignorance, il s’enfuit ; le Cardinal fit courre après, et sut cette terrible mort ; il s’évanouit ; on le ramena à Pontoise, où il a été deux jours sans manger, dans des pleurs et dans des cris continuels. Mme de Guénégaud et Cavoie[2] l’ont été voir, qui ne sont pas moins affligés que lui. Je viens de lui écrire un billet qui m’a paru bon : je lui dis par avance votre affliction, et par son intérêt, et par l’admiration que vous aviez pour le héros. N’oubliez pas de lui écrire : il me paroît que vous écrivez très-bien sur toutes sortes de sujets : pour celui-ci, il n’y a qu’à laisser aller sa plume. On paroît fort touché dans Paris, et dans plusieurs maisons, de cette grande mort. Nous attendons avec transissement le courrier d’Allemagne. Montecuculi, qui s’en alloit, sera bien revenu sur ses pas, et prétendra bien profiter de cette conjoncture. On dit que les soldats faisoient des cris qui s’entendoient de deux lieues ; nulle considération ne les pouvoit retenir : ils crioient qu’on les menât au combat ; qu’ils vouloient venger la mort de leur père, de leur général, de leur protecteur, de leur défenseur ; qu’avec lui ils ne craignoient rien, mais qu’ils vengeroient bien sa mort ; qu’on les laissât faire, qu’ils étoient furieux, et qu’on les menât au combat. Ceci est d’un gentilhomme qui étoit à M. de Turenne, et qui est venu parler au Roi ; il a toujours été baigné de larmes en racontant ce que je vous dis, et la mort de son maître, à tous ses amis[3]. M. de Turenne reçut le coup au travers du corps : vous pouvez penser s’il tomba[4] et s’il mourut. Cependant le reste des esprits fit qu’il se traîna la longueur d’un pas, et que même il serra la main par convulsion ; et puis on jeta un manteau sur son corps. Le Bois-Guyot (c’est ce gentilhomme) ne le quitta point qu’on ne l’eût porté sans bruit dans la plus proche maison. M. de Lorges étoit à une demi-lieue[5] de là ; jugez de son désespoir. C’est lui qui perd tout, et qui demeure chargé de l’armée et de tous les événements jusqu’à l’arrivée de Monsieur le Prince, qui a vingt-deux jours de marche. Pour moi, je pense mille fois le jour au chevalier de Grignan, et ne puis pas m’imaginer qu’il puisse soutenir cette perte sans perdre la raison. Tous ceux que M. de Turenne aimoit sont fort à plaindre.

Le Roi disoit hier en parlant des huit nouveaux maréchaux de France : « Si Gadagne[6] avoit eu patience, il seroit du nombre ; mais il s’est retiré, il s’est impatienté : c’est bien fait. » On dit que le comte d’Estrées[7] cherche à vendre sa charge ; il est du nombre des désespérés de n’avoir point le bâton. Devinez ce que fait Coulanges : sans s’incommoder, il copie mot à mot toutes les nouvelles que je vous écris. Je vous ai mandé comme le grand maître[8] est duc : il n’ose se plaindre ; il sera maréchal de France à la première voiture ; et la manière dont le Roi lui a parlé passe de bien loin l’honneur qu’il a reçu. Sa Majesté lui dit de dire à Pompone[9] son nom et ses qualités ; il lui répondit : « Sire, je lui donnerai le brevet de mon grand-père[10] ; il n’aura qu’à le faire copier. » Il faut lui faire un compliment ; M. de Grignan en a beaucoup à faire, et peut-être des ennemis[11] ; car ils prétendent du monseigneur, et c’est une injustice qu’on ne peut leur faire comprendre.

M. de Turenne avoit dit à M. le cardinal de Retz en lui disant adieu[12] (et d’Hacqueville ne l’a dit que depuis deux jours) « Monsieur, je ne suis point un diseur ; mais je vous prie de croire sérieusement que sans ces affaires-ci, où peut-être on a besoin de moi, je me retirerois comme vous ; et je vous donne ma parole que, si j’en reviens, je ne mourrai pas sur le coffre[13] et je mettrai, à votre exemple, quelque temps entre la vie et la mort. » Notre cardinal sera sensiblement touché de cette perte. Il me semble, ma fille, que vous ne vous lassez point d’en entendre parler : nous sommes convenus qu’il y a des choses dont on ne peut trop savoir de détails.

J’embrasse M. de Grignan je vous souhaiterois quelqu’un à tous deux avec qui vous pussiez parler de M. de Turenne. Les Villars vous adorent ; Villars[14] est revenu ; mais Saint-Géran et sa tête[15] sont demeurés : sa femme espéroit qu’on auroit quelque pitié de lui, et qu’on le ramèneroit. Je crois que la Garde vous mande le dessein qu’il a de vous aller voir : j’ai bien envie de lui dire adieu pour ce voyage ; le mien, comme vous savez, est un peu différé : il faut voir l’effet que fera dans notre pays la marche de six mille hommes et des deux Provençaux[16]. Il est bien dur à M. de Lavardin d’avoir acheté une charge quatre cent mille francs, pour obéir à M. de Fourbin ; car encore M. de Chaulnes a l’ombre du commandement[17]. Mme de Lavardin et M. d’Harouys sont mes boussoles. Ne soyez point en peine de moi, ma très-chère, ni de ma santé ; je me purgerai après le plein de la lune, et quand on aura des nouvelles d’Allemagne.

Adieu, ma chère enfant, je vous embrasse tendrement, et je vous aime si passionnément, que je ne pense pas qu’on puisse aller plus loin. Si quelqu’un souhaitoit mon amitié, il devroit être content que je l’aimasse seulement autant que j’aime votre portrait.



  1. LETTRE 422. ― Le cardinal de Bouillon, neveu de Turenne (voyez tome II, p. 86, note 9), était depuis 1670 abbé commendataire de l’abbaye bénédictine de Saint-Martin de Pontoise. Nommé en 1670, il en avait pris possession le 14 juillet 1671. Il aimait beaucoup son abbaye ; il y fit faire par le Nôtre un magnifique jardin, dont les restes servent aujourd’hui de promenade publique à Pontoise. Mécontent de la maison abbatiale, il se fit construire un château, qui fut vendu par ses héritiers au prince de Conti.
  2. L’ami de Racine et de Seignelay, Louis Oger, « très-petit gentilhomme tout au plus, » connu d’abord sous le nom de chevalier, puis marquis de Cavoie. Il avait été élevé auprès de Louis XIV, qui en le mariant malgré lui, ce semble, avec Mlle de Coëtlogon, fille et sœur de deux lieutenants de Roi de Bretagne et ancienne fille d’honneur de la Reine. (tomes II, p. 105, note 7 ; p. 317, note 1 ; et III, p. 293), lui donna la charge de grand maréchal des logis (en 1677 voyez la lettre de Bussy au président Brulart de la Borde, en date du 30 janvier, tome III de la Correspondance de Bussy, p. 205). Sur sa belle mine, son surnom de brave Cavoie, ses duels, sa faveur, sa peine de ne pouvoir obtenir l’ordre, voyez Saint-Simon, tome I, p. 312 et suivantes. « Lié, dit-il, toute sa vie avec le plus brillant de la cour, il s’étoit érigé chez lui une espèce de tribunal auquel il ne falloit pas déplaire, compté et ménagé jusque des ministres, mais d’ailleurs bon homme, et un fort honnête homme, à qui on se pouvoit fier de tout. » Né en 1640, il mourut, sans enfants, quelques mois après Louis XIV, le 3 février 1716. Sa femme, qui était à peu près de son âge, lui survécut treize ans. Saint-Simon au même endroit, en deux de ses pages les plus gaies, a raconté l’histoire de Mlle de Coëtlogon, de cette « laide, sage, naïve, aimée et très-bonne créature, » éprise de Cavoie « jusqu’à la folie, » dont cependant, ce qui est un prodige, dit-il, tout le monde eut pitié ; qui un jour ne pouvant obtenir la délivrance de Cavoie (enfermé à la Bastille pour un duel), « querella le Roi jusqu’aux injures ; » et comme « il rioit de tout son cœur. en fut si outrée, qu’elle lui présenta ses ongles, auxquels le Roi comprit qu’il étoit plus sage de ne se pas exposer. » Reparlant d’elle à la mort de son mari, il achève ainsi de la faire connaître (tome XIII, p. 333) « Cavoie, sans cour, étoit un poisson hors de l’eau ; aussi n’y put-il longtemps résister. Si les romans ont rarement produit ce qu’on a vu de sa femme à son égard, ils auroient peine à rendre le courage avec lequel cet amour pour son mari. la soutint pour l’assister dans sa longue maladie et à sa mort, voulant, disoit-elle, qu’il fût heureux en l’autre vie ; ni la sépulture à laquelle elle se condamna à sa mort, et qu’elle garda fidèlement jusqu’à la sienne. Elle conserva son premier deuil toute sa vie. ne s’occupa que de bonnes œuvres de toutes les sortes, presque toutes relatives au salut de son mari, et se consuma ainsi en peu d’années, sans avoir jamais foibli. Une véhémence si égale et si soutenue, sans relâche ni amusement de quoi que ce soit, et toujours surnagée de religion, est peut-être un exemple unique et bien respectable. »
  3. « Et les détails de la mort de son maître. »  » (Édition de 1754.) À tous ses amis manque.
  4. « S’il tomba de cheval. » (Ibidem.)
  5. « À près d’une demi-lieue. » (Édition de 1754.)
  6. Voyez tome I, p. 413, note 3, et p. 437, note 9.
  7. Il était lieutenant général depuis vingt ans et vice-amiral depuis cinq. Il ne fut maréchal qu’en 1681 (tome II, p. 121, note 4).
  8. Le comte du Lude, grand maître de l’artillerie. Voyez la lettre précédente, tome III, p : 53g, note 23.
  9. « Lui dit de donner à Pompone. » (Édition de 1754.)
  10. L’aïeul du grand maître était François de Daillon, troisième comte du Lude, gouverneur de Gaston d’Orléans. De quel brevet veut ici parler son petit-fils ? Nous ne voyons nulle part que le grand-père ait eu un titre viager de duc.
  11. Parmi les nouveaux maréchaux.
  12. Perrin, dans l’édition de 1754, a ajouté une transition et remanié toute la phrase : «  Je reviens à M. de Turenne, qui, en disant adieu à M. le cardinal de Retz, lui dit : « Monsieur, etc. » . Je tiens cela de d’Hacqueville, qui ne l’a dit que depuis deux jours. »
  13. Au service du maître, à la cour, dans les antichambres (où les coffres servaient de siéges) piquer le coffre était passé en proverbe. Tristan l’Hermite (mort, en 1655, domestique de Gaston) avait dit dans son épitaphe :

    Ébloui de l’éclat de la splendeur mondaine,
    Je me flattois toujours d’une espérance vaine ;
    Faisant le chien couchant auprès d’un grand seigneur,
    Je me vis toujours pauvre, et tâchai de paroître ;
    Je vécus dans la peine, attendant le bonheur,
    Et mourus sur un coffre en attendant mon maître.

  14. Probablement le fils de l’ambassadeur, le futur maréchal.
  15. Voyez au tome III, p. 408, la note 3 de la lettre du 22 mai 1674.
  16. Le bailli de Forbin et le marquis de Vins. Voyez la lettre précédente, tome III, p. 540. — Dans son édition de 1754, Perrin, qui dans cette lettre a tout particulièrement soigné les détails du style, a ainsi modifié la fin de cette phrase : « de six mille hommes commandés par deux Provençaux. »
  17. « Conserve l’ombre du commandement. » (Édition de 1754.)