Lettre du 31 juillet 1676 (Sévigné)

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1676

564. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 31e juillet.
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IL’est question, ma fille, d’une illumination : c’est demain, à Versailles. Mme de la Fayette, Mme de Coulanges viennent de partir ; je voudrois que vous y fussiez. Pour moi, après avoir vu les bonnes Villars, et cherché inutilement Mlle de Méri, je suis revenue vous écrire : c’est tout ce qui me peut plaire en attendant mieux. Le bon abbé même est à Livry ; de sorte que c’est avec vous que je passe la soirée très-agréablement. Celles qui ont intérêt à tout ce qui se passe en Flandre et en Allemagne sont un peu troublées. On attend tous les jours que M. de Luxembourg batte les ennemis ; et vous savez ce qui arrive quelquefois. On a fait une sortie de Maestricht, où les ennemis ont eu plus de quatre cents hommes de tués. Le siège d’Aire va son train. On a envoyé le duc de Villeroi et beaucoup de cavalerie dans l’armée du maréchal d’Humières. Je crois que mon fils en est ; mais, quoiqu’il ne soit point paresseux de m’écrire, je ne sais comme cela se fait, je n’ai jamais de lettres comme les autres, et cela me met toujours en peine. Je retarde même quelques jours d’aller à Livry, pour voir comme tout ceci se démêlera. C’est M. de Louvois qui, de son autorité, a fait avancer l’armée de M. de Schomberg fort près d’Aire[1], 1676et a mandé à Sa Majesté qu’il croyoit que le retardement d’un courrier auroit pu nuire aux affaires. Méditez sur ce texte.

Puisque je cause avec vous, il faut que je vous parle de Madame la Grand’Duchesse et de Mme de Guise[2]. Elles sont très-mal ensemble, et ne se parlent point, quoiqu’elles soient toujours dans le même lieu. Madame la Grand’Duchesse est fort agréablement avec le Roi : elle a un logement à Versailles ; elle y fait de fort grands séjours ; elle est à l’illumination ; et bientôt sa prison sera la cour, et l’attachement entier à sa noble famille. On a écrit à Monsieur le Grand-Duc que cette retraite qu’on lui avoit promise s’observoit mal : il a dit qu’il ne s’en soucioit point du tout ; qu’en remettant Madame sa femme entre les mains du Roi, il avoit ôté de son esprit tout le soin de sa conduite. Le comte de Saint-Maurice[3] me dit hier que voyant un grand seigneur de Savoie à sa cour, il[4] lui avoit dit avec un soupir : « Ah Monsieur, que vous êtes heureux d’avoir eu une princesse de France qui ne s’est point fait un martyre de régner dans votre cour ! »

On recommence[5] à murmurer je ne sais quoi de 1676Théobon[6] comme si, les duels étant défendus, les rencontres étoient permises : je vous dis cela extrêmement en l’air, comme il m’a été dit. Votre cousine d’Harcourt[7] a pris l’habit à Montmartre : toute la cour y étoit. Tous ses beaux cheveux étoient épars, et une couronne de fleurs sur la tête, comme une jolie victime. On dit que cela faisoit pleurer tout le monde.

Vous êtes trop aimable de parler comme vous faites des Rabutins : je les désavouerois bien, s’ils ne vous honoroient comme ils font[8]. Monsieur d’Alby[9] est mort ; il laisse des trésors au duc du Lude. Hélas comme notre pauvre Monsieur de Saintes[10] a disposé saintement de son bien au prix de cet avare[11] ! Voilà de beaux bénéfices à donner. Alby vaut vingt-cinq mille écus de rente ; on en a fait un archevêché ; mais vous savez avant nous qu’il y en a encore un bien plus beau à donner : c’est le 1676 souverain pontificat. Monsieur de Rome[12] est enfin mort, comme dit Monsieur de Noyon[13]. Je ne sais point encore ce que fera notre bon cardinal[14] ; j’attends d’Hacqueville : s’il y va, ma fille[15], il faut que vous fassiez toute chose pour avoir encore la joie de le voir en passant. Voilà Monsieur de Marseille bien reculé ; car le nouveau pape fera la première promotion pour ses créatures, et puis pour les couronnes, et dans ces couronnes il n’est pas assuré que la Pologne en soit : c’est selon le pape ; car, quand on veut chicaner, on dit qu’elle n’a que la sollicitation, et point du tout le droit de nommer, comme la France et l’Espagne ; et quand elle nommeroit, sera-ce toujours Monsieur de Marseille[16]  ? Enfin c’est bien du temps.

Vous ai-je dit que Madame de Savoie[17] avoit envoyé cent aunes du plus beau velours du monde à Mme de la Fayette, et cent aunes de satin pour le doubler, et depuis deux jours encore son portrait entouré de diamants, qui vaut bien trois cents louis ? Je ne trouve rien de plus divin que ce pouvoir de donner, et cette volonté de le faire aussi à propos que Madame Royale.

1676Vous avez contentement sur le salut de la Brinvilliers ; personne ne doute de la justice de Dieu, et je reprends avec grand regret l’opinion de l’éternité des peines.

Je viens de causer avec d’Hacqueville. Le Roi prie très-instamment notre cardinal d’aller à Rome : on vient de lui dépêcher un courrier ; ils iront tous par terre, parce que le Roi n’a point de galères à leur donner : ainsi vous ne verrez point cette chère Éminence. Nous sommes en peine de sa santé, et nous nous fions à sa prudence pour accommoder le langage du Saint-Esprit avec le service du Roi. Nous parlerons plus d’une fois de ce voyage.

Il est vrai que Mme de Schomberg[18] vous aime, vous estime, et vous trouve fort au-dessus des autres : ce sera à vous cet hiver à ne pas détruire ; mais elle n’est pas contente de M. de Grignan, qu’elle a toujours aimé tendrement à cause qu’il est aimable et que son amie l’adoroit. Elle croyoit que, la sachant si près de Provence, il devoit faire quatre ou cinq lieues pour la voir, et lui offrir toutes les retraites qui étoient en son pouvoir, et qu’elle n’auroit pas acceptées. Cette plainte est amoureuse.

Écoutez-moi, ma belle : lorsque le gouverneur de Maestricht[19] fit cette belle sortie, le prince d’Orange courut 1676 au secours avec une valeur incroyable ; il repoussa nos gens l’épée à la main jusque dans les portes ; il fut blessé au bras, et dit à ceux qui avoient mal fait : « Voilà, Messieurs, comme il falloit faire, c’est vous qui êtes cause de la blessure dont vous faites semblant d’être si touchés. » Le rhingrave[20] le suivoit, et fut blessé à l’épaule. Il y a des lieux où l’on craint tant de louer cette action, qu’on aime mieux se taire de l’avantage que nous avons eu.

On vient de m’assurer que l’illumination est différée de plusieurs jours : je ne m’en soucie guère ; mais je me soucie extrêmement de vous, et je vous aime, ma très-chère, avec une véritable tendresse.


fin du quatrième volume.



  1. LETTRE 564 — « Le 26 juillet, dit la Gazette dans la relation qu’elle a publiée le 11 août de la prise d’Aire, le duc de Villeroi, maréchal de camp, arriva à un quart de lieue des lignes, avec la maison du Roi, la brigade de Tilladet, et quelques bataillons… Le 28, le maréchal de Schomberg arriva, avec l’armée du Roi qu’il commande, et fit camper ses troupes près des lignes pour empêcher que le duc de Villa-Hermosa, qui avoit marché, ne pût jeter aucun secours dans la ville. »
  2. Ces deux princesses étoient filles de Gaston de France, duc d’Orléans, et de Marguerite de Lorraine. (Note de Perrin.)
  3. Voyez la lettre du 11 septembre 1675, p. 127.
  4. C’est le texte de 1734. Dans sa seconde édition (1754), Perrin a ajouté, devant voyant : Monsieur le Grand-Duc, sans supprimer pour cela le sujet il, devant lui avoit dit.
  5. « On commence. » (Édition de 1754.)
  6. Voyez tome II, p. 105, note 7, et la lettre du 7 août suivant.
  7. Françoise de Lorraine, née en 1657, sœur du prince d’Harcourt, du comte de Montlaur et de la duchesse de Cadaval. Elle devint abbesse de Montmartre en 1683, et mourut le 29 octobre 1699. — « Le 28 du mois passé, dit la Gazette du 8 août, la fille du comte d’Harcourt prit l’habit à Montmartre. La Reine lui fit l’honneur d’y assister. Le P. Bourdaloue, jésuite, prêcha. Plusieurs princes et princesses de la maison de Lorraine, et un grand nombre de dames et de seigneurs de qualité se trouvèrent à cette cérémonie. »
  8. Pour éviter la répétition, Perrin a ainsi modifié le texte en 1754 : « s’ils ne vous honoroient pas autant qu’ils doivent. »
  9. Gaspard de Daillon du Lude, grand-oncle du duc du Lude, occupa de 1635 à 1676 le siège d’Alby, érigé en métropole après lui. Il était mort le 24 juillet, « après avoir donné, dit la Gazette du 1er août, tous les témoignages possibles de piété et de résignation. »
  10. Voyez la note 24 de la lettre du Ier juillet précédent, p. 510.
  11. « Ce digne prélat, dit la Gazette du 4 juillet, a laissé ses amis sensiblement affligés, les pauvres de son diocèse dans la dernière désolation, et tous ceux qui le connoissoient édifiés des actions exemplaires de sa vie, et de sa résignation chrétienne à la mort. »
  12. Clément X, mort le 22 juillet, dans la quatre-vingt-septième année de son âge, et la septième de son pontificat.
  13. Voyez tome II, p. 102, note 12.
  14. De Retz.
  15. « J’attends d’Hacqueville pour savoir ce que fera notre bon cardinal : s’il part, ma fille, etc. » (Édition de 1754.)
  16. Monsieur de Marseille avoit la nomination du roi de Pologne. (Note de Perrin.) — Mme de Sévigné devinait très-juste. Le roi de Pologne retira sa recommandation, et ce fut à Louis XIV que M. de Janson dut la pourpre romaine. (Note de l’édition de 1818.) — Dans l’impression de 1754, Perrin a ainsi modifié la fin de la phrase : « et quand elle nommeroit, qui pourroit dire que ce sera toujours, etc. »
  17. Marie-Jeanne-Baptiste de Savoie-Nemours, régente des États de Victor-Amédée-François, son fils. (Note de Perrin.) — Voyez ci-dessus la note 5.
  18. La jeune maréchale de Schomberg (voyez tome II, p.197, note 3), qui avait été amie de la première Mme de Grignan. Voyez à l’Appendice de Mme de Sablé, p. 434 et suivantes, les lettres de Mlle d’Aumale publiées par M. Cousin.
  19. M. de Calvo commandoit à Maestricht pendant le siège, en l’absence du maréchal d’Estrades, qui en étoit gouverneur. (Note de Perrin.) — Le comte d’Estrades venait d’être subitement envoyé à Nimègue, pour prendre part aux négociations du congrès. « Mais, dit M. Rousset (tome II, p. 233), il avait laissé dans Maestricht une forte garnison, et, pour la commander, un officier d’une énergie indomptable, le comte de Calvo. »
  20. Charles-Florent, fils de Frédéric dit le Grand, rhingrave, seigneur de Neuvillers, sorti de la branche de Salm. Son père avait été longtemps au service des états généraux et gouverneur de Maestricht ; lui-même commandait leur infanterie. Il fut blessé au siège de Maestricht, et mourut le 4 septembre 1676. Il avait été converti au catholicisme par sa femme, Marie-Gabrielle de Lalain, héritière du comte de Hochstrate, baron de Leuse.